Abstracts
Résumé
Alors que les repères usuels de l’historiographie « nationale » se trouvent mis à mal par les travaux postcoloniaux, antiracistes et autres histoires alternatives, cet article propose d’éclairer l’état de la situation au Québec en posant la question suivante : comment la communauté historienne québécoise considère-t-elle l’écriture d’une histoire du Québec et du Canada plurielle et plurivoque ? L’article présente les résultats d’une enquête qualitative menée auprès de 22 historiens et historiennes du Québec. Les résultats montrent une communauté historienne qui, tout en étant sensible aux enjeux de la diversité, pose certaines conditions à l’intégration de ces perspectives. Au terme de l’analyse, force est d’admettre que deux sous-groupes se distinguent au sein de la communauté historienne québécoise. Le premier sous-groupe se dit attaché au récit national canadien-français ou québécois ainsi qu’à la trame politique traditionnelle ou à une version modifiée de celle-ci. Le deuxième sous-groupe est, au contraire, enclin à faire éclater les cadres nationaux pour mieux embrasser les multiples trajectoires des populations composant les sociétés québécoises et canadiennes. Le débat entre les deux sous-groupes n’est, à l’évidence, pas terminé, et son analyse permet par conséquent de mieux mesurer les défis auxquels est confrontée l’écriture contemporaine de l’histoire du Québec et du Canada.
Abstract
At a time when the benchmarks of a “national” historiography are being undermined by post-colonial, anti-racist, and alternative histories, this article proposes to shed light on the state of affairs in Quebec by asking the question : how does the Quebec historical community view the writing of a pluralist and plurivocal history of Quebec and Canada ? To answer this question, this article presents the results of a qualitative survey of 22 Quebec historians. The results show a historical community that, while sensitive to the issue of diversity, sets certain conditions for the integration of these perspectives. Methodological parameters (rigour and access to sources) and epistemological parameters (sense of history and reference paradigms) are stated by participants as support for their critical posture. Two subgroups stand out within the community of Quebec historians. The first sub-group seems attached to the French-Canadian or Quebecois national narrative and to the traditional political framework or a modified version of it. The second sub-group is, on the contrary, inclined to break up national frameworks to better embrace the multiple trajectories of the population that make up Quebec and Canadian societies. Its analysis enables a better appreciation of the challenges facing the contemporary writing of the history of Quebec and Canada.
Article body
Depuis au moins une dizaine d’années, la pratique historiographique québécoise a été interpelée par la question de la diversité, laquelle a trouvé à la fois un écho dans les débats publics autour de la mémoire (toponymie, commémorations, expositions muséales, etc.) et dans les démarches des travaux savants et spécialisés. Emboîtant le pas, le programme d’histoire au secondaire mis en place en 2006-2007 ouvrait le récit de l’histoire du Québec et du Canada aux expériences de la diversité[2]. Cette transformation dans la façon de présenter l’histoire a été vertement critiquée par une partie de la communauté historienne, qui jugeait que ce programme diminuait l’importance de l’expérience de la majorité d’héritage canadien-français ou même, négligeait l’histoire de la « nation »[3]. L’idée d’ouvrir le récit à d’autres expériences historiques et à des visions alternatives du passé ne fait pas consensus dans la communauté historienne[4]. Pour sortir d’un débat polarisé, il nous semble nécessaire de mieux comprendre l’éventail des postures partagées par les historiennes et les historiens sur cette question et les fondements sur lesquels ces postures reposent.
Si les termes pluralité et diversité sont aujourd’hui en vogue, ce qu’ils renferment n’est pas toujours limpide[5]. Nous avons choisi de ne pas leur donner de définition a priori, car l’intérêt de notre projet de recherche est de voir comment la pluralité ou la diversité des expériences historiques est définie, construite, écrite ou tue au sein de la communauté historienne représentant l’histoire du Québec et du Canada. C’est ainsi que nous ne faisons pas de distinction, ici, entre les termes pluralité et diversité, en conformité avec le discours de nos interviewé.e.s qui les traitent, dans leurs réponses, comme des synonymes.
En donnant la parole aux acteurs et actrices qui ont fait de la réflexion sur l’histoire du Québec et du Canada leur métier, et qui sont, comme tout le monde, sensibles aux grands questionnements sociaux contemporains, nous offrons la chance de découvrir comment ils conçoivent le rôle de leur discipline dans la réponse à ces enjeux. Ce projet nous semble d’autant plus crucial que les productions historiennes se présentent d’ordinaire avec l’objectif d’aider les citoyens et les citoyennes à se représenter le monde, à se situer dans le temps, à comprendre les grands axes qui structurent les sociétés dans la longue durée. Cette attitude se reflète immanquablement dans le choix des thématiques de recherche, des sources, des outils méthodologiques et des cadres interprétatifs. En restituant ce qui, du passé, mérite d’être raconté, les travaux historiens fixent les limites du pensable, ce qui ne va pas sans soulever d’importants enjeux sur les plans épistémologique et idéologique. On assistera ainsi régulièrement à des dénonciations de l’écriture et de l’enseignement de l’histoire, accusés de reproduire un mode de construction des savoirs dépassé, falsificateur ou biaisé[6].
Cet article analyse les résultats d’une enquête portant sur les représentations de la pluralité des expériences historiques[7] dans le passé du Québec et du Canada. Cette enquête a été menée pendant deux ans auprès de 22 historiennes et historiens spécialistes de l’histoire du Québec et du Canada. Les entrevues ont porté sur leurs objets d’études, leurs conceptions de l’historiographie contemporaine ainsi que sur les enjeux propres à la construction d’une histoire plurielle du Québec et du Canada.
Dans la première partie, nous présentons brièvement le cadre méthodologique de l’enquête. La deuxième partie cherche à dégager l’éventail des possibles dans les réponses qui ont été données, c’est-à-dire de définir pour les personnes interviewées les grandes catégories à partir desquelles elles appréhendent la pluralité des sociétés québécoise et canadienne. Dans la troisième partie, nous présentons l’horizon d’attentes qu’ils et elles expriment en discutant des finalités de l’écriture d’une histoire plurielle. Comment justifier la place qu’ils et elles accordent à la documentation de la pluralité des expériences historiques ? Enfin, dans la dernière partie, nous exposons les espaces d’initiatives qu’elles entrevoient pour la construction d’une histoire globale et plurielle du Québec et du Canada. Comment croient-elles possible de concilier pluralité et « grand récit » ? En conclusion, nous tâchons d’offrir quelques pistes de réflexion générale.
Méthodologie
Notre enquête repose sur des données d’entrevues semi-dirigées, d’une durée moyenne de 90 minutes, avec 22 historiennes et historiens occupant le poste de professeur.e dans l’une des universités du Québec. L’échantillon représente 33 % d’une liste exhaustive conçue à partir d’une consultation des sites en ligne des départements d’histoire des universités québécoises ainsi qu’en s’informant directement auprès des institutions dont les sites étaient incomplets[8].
Deux autres critères de sélection ont servi à construire la liste des historiennes et historiens ciblés : 1) il fallait que leurs objets de recherche portent sur l’histoire du Québec et du Canada[9] et 2) qu’ils donnent aussi des cours universitaires sur l’histoire du Québec et du Canada[10]. Ces deux critères nous permettaient de cibler des gens qui non seulement connaissent finement le passé dit national, mais qui ont également réfléchi à la manière de synthétiser les connaissances sur ce passé. Les projets de recherche des personnes rencontrées s’inscrivent principalement dans le champ général de l’histoire sociale, mais aussi dans celui de l’histoire politique et de l’épistémologie de l’histoire. Les objets d’études sont divers et portent sur la religion, la langue, la ruralité, l’urbanité, le genre, la migration, etc. Ils couvrent les périodes de l’histoire du Québec et du Canada allant de la colonisation française à nos jours.
Notre échantillon final est composé de sept femmes et quinze hommes. Cinq personnes enseignent dans deux universités anglophones du Québec et dix-sept dans six universités francophones. Six personnes ont l’anglais comme langue principale de communication, les seize autres le français. La majorité se dit d’origine québécoise ou canadienne, francophone ou anglophone. Trois personnes disent avoir des origines ethniques multiples, alors qu’une personne a préféré se définir simplement comme humaine. L’âge moyen des membres de notre échantillon se situe entre 45-54 ans (deux ont plus de 65 ans ; sept entre 55-64 ans ; cinq entre 45-54 ; huit moins de 44 ans).
Les entrevues ont été transcrites intégralement, mais les extraits utilisés dans ce texte ont été « nettoyés » afin d’éliminer certaines répétitions et certaines tournures plus orales. Les données ont été anonymisées, en respect des exigences imposées par le comité d’éthique de l’Université de Sherbrooke. Nous avons tenté d’assurer cet anonymat autant que possible en donnant des codes aux transcriptions plutôt qu’en travaillant avec les noms des participant.e.s. De même, les noms propres ont été retirés des transcriptions.
Une analyse thématique du contenu[11] des transcriptions a été réalisée par une équipe d’assistants et la chercheuse principale. Chacune des entrevues a été codée par trois analystes différents, afin d’assurer une meilleure fiabilité des résultats. Nous avons utilisé le logiciel NVivo afin de repérer la « fréquence de mots, avec mots lexicaux » identifiés dans les premières analyses de contenu des transcriptions. La fréquence peut être considérée comme un indicateur de l’importance d’une idée ou d’un concept, mais doit néanmoins être traitée avec précaution, car une personne peut aborder un concept une seule fois et tout de même le situer au haut de son échelle d’importance. Les thèmes considérés pour l’analyse des données sont 1) la définition de la pluralité des expériences historiques ; 2) les facteurs favorisant (ou non) la prise en compte de cette pluralité dans l’écriture de l’histoire du Québec et du Canada ; 3) les défis identifiés propres à une telle reconnaissance.
À l’évidence, les données présentées dans le présent texte ne sont pas quantifiables. Nous avons donc choisi de rassembler les propos des personnes interviewées en quelques grandes postures plus ou moins largement partagées, afin de dégager l’étendue de la réflexion de la communauté historienne dont les travaux portent sur l’histoire du Québec et du Canada. On retrouvera donc ici leur définition de la pluralité des expériences historiques et les catégories d’analyse qu’elles mobilisent pour intégrer cette pluralité, les raisons qu’elles évoquent pour justifier une recherche plus inclusive et les manières de construire une histoire du Québec et du Canada qui tient compte de la pluralité des expériences. À noter que nous ne saurions présenter les pensées et idées exprimées par les personnes rencontrées comme étant figées et définitives. La conversation que nous avons eue avec elles s’insère dans une réflexion vivante qui ne cesse de répondre à la fois aux défis de leurs propres travaux scientifiques et à l’exigence de pertinence qui traverse le travail de la recherche universitaire même la plus spécialisée. Ce texte ne rend pas compte de la richesse des réflexions individuelles, mais permet néanmoins de cerner les principales postures adoptées devant quelques idées maîtresses.
Les grands axes de la pluralité des expériences du passé du Québec et du Canada
Une première analyse du contenu des entrevues a été réalisée à l’aide du logiciel NVivo. Il s’agissait pour nous de dégager les termes les plus fréquemment utilisés pour décrire la pluralité québécoise et canadienne, tout en sachant que cette première approximation n’était qu’une étape d’une analyse à la fois plus fine et plus large.
Le tableau 1 illustre la fréquence de mentions des principales catégories d’analyse relatives à la pluralité des expériences historiques que nous avons dégagées du discours des répondants et répondantes. Ces résultats nous semblent intéressants dans la mesure où ils illustrent la structuration du vocabulaire associé à l’expression « pluralité des expériences historiques dans le passé du Québec et du Canada ».
De manière intéressante, dans les réponses, le trio « race, gender, and class » (RGC) demeure pivot pour penser la diversité dans le passé[12]. Les catégories de « genre/orientation sexuelle » et d’« appartenance ethnoculturelle/raciale » sont discutées par l’ensemble des participant.e.s, alors que la catégorie de « classe sociale/professions » est abordée par la moitié des personnes de notre échantillon. Cette observation tend à confirmer l’idée selon laquelle il y aurait, depuis une vingtaine d’années, une certaine désaffection pour la classe sociale comme catégorie d’analyse des rapports sociaux[13].
Tout en étendant son emprise, le repère conceptuel du « RGC » a évolué depuis sa cristallisation dans les années 1990. La catégorie de « genre » inclurait désormais l’orientation sexuelle (LGBTQ+), alors que l’appartenance ethnique (qui recoupait déjà les affiliations religieuses) s’est affinée en faisant une plus large place aux groupes racisés. Quant à la catégorie de la « classe sociale », qui se bornait généralement à l’étude de la classe ouvrière, elle s’est ouverte à tous les métiers et professions. Enfin, point très important, la catégorie des « Premiers peuples », autrefois à peu près totalement absente, s’est taillée une place à part, ce qui soulève des questions, comme on le verra dans la suite du texte, sur son rapport avec l’histoire des peuples qui ne sont pas « premiers ».
La relative domination de la trilogie « RGC » – et peut-être plus encore du duo « RG » – n’est pas sans paradoxe pour qui cherche à saisir la question de la diversité dans l’écriture de l’histoire dans toute sa complexité. Les répondant.e.s sont conscient.e.s de ce danger d’homogénéisation dans la recherche de l’hétérogénéité et ont souligné la nécessité d’être sensibles aux glissements opérés par des catégories prêtes-à-penser, évoquant notamment le fait qu’elles sont composées elles-mêmes de différentes facettes. En premier lieu, l’irréductibilité des expériences humaines ne saurait se perdre dans des catégories de la diversité qui prétendent les appréhender sous un mode généralisant et abstrait. Une femme peut, par exemple, combiner, en tant que femme, ouvrière, noire et catholique, des marqueurs identitaires qui influencent son expérience historique de manière spécifique, comme le met en relief le concept désormais populaire de l’intersectionnalité. On en aura une intuition en se rappelant que la liste des éléments qui forment la diversité peut s’allonger indéfiniment : régions, âge, génération, goûts musicaux, habitudes de consommation, profession des parents, mensurations, état de santé, etc.
La diversité, c’est énormément de choses, c’est pas juste d’avoir des caractéristiques essentialisées. Ça peut être des positionnements politiques, ça peut être des positionnements éthiques, des positionnements sexuels
HUF00Fr
En deuxième lieu, la trilogie « RGC » peut, en focalisant la recherche sur des traits identitaires, cacher d’autres mécanismes d’exclusion. Les répondant.e.s de notre recherche sont peu porté.e.s à insister sur cet aspect, qui a pourtant été l’objet d’intenses polémiques dans le champ historiographique et qui a conduit à une critique de l’essentialisation des catégories identitaires dans la foulée, paradoxalement, d’un éclatement supposé des repères d’appartenance des individus et des collectivités[14]. Enfin, en troisième lieu, les catégories utilisées pour cerner la diversité impliquent de réfléchir en termes de divisions et de tensions, ce qui peut avoir pour effet paradoxal de reproduire involontairement des phénomènes d’inégalités et de la domination. Renvoyant le plus souvent à des dichotomies (hommes-femmes, dominés-dominants, Blancs-Noirs, Autochtones-Allochtones, catholiques-protestants, anglophones-francophones, CIS-Queer, etc.), les principales catégories énumérées créent insidieusement des frontières et des exclusions dans l’effort de diversifier l’écriture de l’histoire.
Prenons l’exemple de la catégorie du genre et de l’orientation sexuelle. Celle-ci est définie par les répondant.e.s par les rapports hommes-femmes, l’histoire des femmes, de même que, de manière moins affirmée, par le marqueur de l’orientation sexuelle. Le genre est la catégorie qui semble la mieux intégrée aux grilles d’analyse des chercheurs et chercheuses, et ce, peu importe l’objet d’étude. Pourtant, au dire des femmes de notre échantillon, les recherches sur le genre et l’histoire des femmes seraient peu citées par leurs collègues masculins (HUF00Fr) et encore peu présentes dans la formation des historiennes et historiens. Les historiennes, encore plus celles issues des minorités, seraient peu présentes dans les bibliographies des plans de cours universitaires ou l’accompagnement à la recherche (maîtrise et doctorat), ce qui empêcherait leur entrée dans l’historiographie dominante :
on donne toujours les mêmes références [masculines dans les cours], pis ça devient une espèce de roue de… tu cites la même personne, donc elle est recitée, parce qu’ils l’ont lue dans ton truc, pis elle est recitée, recitée…
HUF01Fr
La situation touche à l’absurde quand le champ des études des femmes est vu comme un « ghetto[15] » (par ceux – surtout – qui s’en distancient et par celles – surtout – qui s’en revendiquent), alors que le simple poids démographique des femmes devrait présupposer la réceptivité de l’ensemble de la communauté historienne.
Une conclusion semblable vaut pour la catégorie de l’ethnicité, avec cette différence toutefois que s’ajoute, de la part de certains historiens, la crainte d’une histoire dispersée, éclatée. L’existence d’une grande variété de groupes ethniques et racisés (tels les Juifs, les Italiens, les Grecs, les Noirs, les Japonais, les Chinois, mais aussi les Canadiens français et les Canadiens anglais, les Anglais, les Écossais, les Irlandais, les catholiques, les protestants, etc.) semble poser problème, pour beaucoup de nos répondant.e.s, à l’analyse et à l’écriture de l’histoire. Si les oppositions anciennes entre Canadiens français et Canadiens anglais ou entre protestants et catholiques semblent structurantes, il en irait autrement pour les autres groupes.
D’une part, la possibilité de documenter adéquatement la présence, certes indubitable, de ces groupes est mise en doute parce qu’elle n’a pas laissé assez de traces.
D’abord, on peut douter de la possibilité de la mener, l’étude, parce qu’on n’a pas les sources qui vont permettre de le dire, donc, de vouloir suranalyser, surinterpréter, c’est pas évident…
HUH14Fr
À ce souci méthodologique s’ajoute parfois l’enjeu de la langue, comme cette autre répondante l’affirme :
C’est assez compliqué parce que souvent on trouve pas d’archives. Souvent ça prend beaucoup plus de temps. Si on veut avoir des femmes autochtones, on parle pas la langue. Si on veut avoir des femmes noires, on ne sait où sont […] les archives
HUF00Fr
Et encore :
En fait, c’est que c’est difficile, si on n’y fait pas attention, de la [lire : la diversité] débusquer dans les sources, et notamment de la part des gens qui, soit parce qu’ils étaient analphabètes, soit parce qu’on n’a pas gardé leurs témoignages, parce qu’ils écrivaient pas, c’est difficile à débusquer
HUF12Fr
Exprimant une position plutôt objectiviste[16], ces extraits soulèvent l’enjeu de la disponibilité des sources nécessaires à la documentation des expériences marginalisées. Les limites de la méthodologie historienne déterminent ici le portrait de la diversité qu’il est possible de recréer.
D’autre part, on craint que l’intérêt pour l’histoire des groupes dits minoritaires découle d’une inclinaison personnelle des chercheurs et chercheuses ou en reflète des simples effets de mode, et que cet intérêt soit donc disproportionné par rapport à leur réalité historique effective. On souhaite résister aux pressions de certains groupes érigés en « lobby de la mémoire[17] ». Un répondant donne l’exemple des Juifs :
J’ai un peu l’impression que quand on fait l’histoire des Juifs au Québec, on force un peu le trait pour montrer qu’ils sont là en Nouvelle-France, que y’a une présence… Pis même chose pour ceux qui ont travaillé sur l’histoire des Protestants […], sous le régime français, […] bien sûr, on le sait qu’il s’est glissé des Protestants, mais y’a pas de lieux de culte protestant, y’a pas de temples hébraïques
HUH14Fr
La reconnaissance de la diversité des expériences historiques serait donc modulable selon le rôle réel joué par chacun des groupes dans la construction de l’histoire globale. Alors que les rapports de pouvoir sont présentés comme une trame potentiellement prometteuse pour rendre compte de la pluralité des expériences historiques (nous y reviendrons), le racisme sert de fil conducteur dans le discours d’une seule personne de notre corpus (HUF03En). Ainsi, pour la majorité des personnes rencontrées, parler de diversité renvoie à des dichotomies, mais cela ne les conduit pas à aborder ouvertement les mécanismes d’exclusion et d’oppression des groupes minoritaires et marginalisés.
Nous choisissons de clore cette section de cet article par une analyse isolée des « Premiers peuples ». Ce traitement spécial ne découle pas seulement du fait que ceux-ci sont traités plus amplement que les autres sous-groupes composant la catégorie ethnoculturelle[18]. L’ensemble des historiens et historiennes, sans exception, se sont dits sensibles aux expériences historiques autochtones[19] et aux enjeux que cette reconnaissance pose à l’écriture de l’histoire du Québec et du Canada. Le traitement isolé de la catégorie des « Premiers peuples » provient en outre du fait que la reconnaissance des Autochtones dans l’histoire s’accompagne d’une certaine mise à distance. Si les historiennes et historiens que nous avons interrogé.e.s affirment que les expériences autochtones doivent apparaître dans la représentation du passé du Québec et du Canada, plusieurs se disent mal à l’aise quant à la manière de réaliser ce souhait, y voyant une possible contradiction avec la mission de la construction d’une trame nationale. L’extrait suivant exprime bien la dissonance cognitive créée par la volonté de reconnaître l’expérience historique autochtone et l’arrimage de cette expérience avec une trame nationale qui lui fait en quelque sorte violence.
C’est peut-être là que j’ai buté sur la question autochtone, parce que moi, je suis fort consciente que si on endosse pleinement la proposition qui consiste à intégrer toute la réflexion sur les Autochtones dans notre histoire, ça nous fait complètement débarquer du national. Le national perd sa légitimité totale, parce qu’au fond, notre histoire, elle est… notre histoire nationale, elle est constituée sur la prise de possession du sol en Nouvelle-France. Et ça, c’est évident, là, que ça va à l’encontre d’une histoire qui serait racontée d’un point de vue, qui endosserait totalement la lecture autochtone. Donc… c’est pas compatible !
HUF17Fr
Des chercheurs et chercheuses avancent que l’exclusion de l’histoire autochtone de la trame nationale serait plus respectueuse d’une histoire décolonisée.
La question des Autochtones : est-ce qu’ils font partie du récit canadien, est-ce qu’ils veulent faire partie du récit canadien ou est-ce qu’il faut les en exclure, à la limite, pour respecter le fait [qu’ils] font pas partie de… [du récit canadien]
HUH09Fr
D’autres historien.ne.s avancent que la recherche sur les expériences historiques autochtones doit être faite par des personnes elles-mêmes autochtones, afin que cette recherche puisse traduire pleinement une « lecture autochtone ». On avance que les chercheurs ou chercheuses d’origine euro-canadienne ne sauraient être en mesure d’intégrer véritablement la vision historiographique des Premiers peuples, ou à tout le moins que le regard des Autochtones sur leur propre histoire est essentiel, ne serait-ce que pour remettre en question certains postulats dominants en histoire (HUH18En). On sait comment l’idée que la recherche autochtone doit être faite par des Autochtones est répandue dans le domaine des Indigenous studies et des cultural studies, qui dénoncent les prémices coloniales de maintes recherches et les rapports de pouvoir qu’elles infèrent sur leurs objets d’étude[20].
Les débats autour des personnes qui tiennent le crayon de la recherche en histoire (que l’on pourrait résumer par le principe que « the personnel is personal ») sont anciens. Ils rappellent, bien qu’en termes inversés, les critiques des années 1970 envers les historiennes faisant l’histoire des femmes, historiennes qui étaient accusées de ne pas être objectives parce qu’elles étaient considérées comme soit trop près de leur sujet, soit trop militantes. Aujourd’hui, on entend davantage l’accusation inverse (qui, en elle-même, n’a aussi rien de neuf[21]) : les historiens et historiennes qui ne sont pas associé.e.s directement à la diversité pourraient plus difficilement faire l’histoire objective de la diversité, soit parce qu’ils et elles seraient trop loin de leur sujet, soit parce qu’ils et elles ne seraient pas assez intéressé.e.s par la promotion de la cause de la diversité[22]. On remet en question la subjectivité des chercheurs et chercheuses : peut-on être une personne blanche et faire l’histoire des personnes noires ou des Autochtones ? Être chrétienne ou athée et faire l’histoire des personnes juives ou musulmanes ? Ou, comme une répondante l’a évoqué, peut-on être néo-québécoise et faire l’histoire des femmes en Nouvelle-France ? Ces questions délicates, qui touchent au coeur des postures des chercheurs et chercheuses (rigueur, épistémologie, valeurs, etc.) semblent gêner plusieurs répondants et répondantes, qui préfèrent les évacuer rapidement plutôt que de les affronter.
Pour et contre la pluralité des expériences historiques
Aux yeux de nos répondants et répondantes, la diversité représente un défi pour l’écriture de l’histoire. Ceux et celles qui sont soucieux de conserver une trame nationale s’inquiètent d’une valorisation du pluralisme qui minerait forcément l’écriture du récit unitaire[23]. De même que la « nouvelle histoire » avait semblé mener, il y a trente ans, à l’éclatement des savoirs historiques[24], l’histoire plurielle paraît pousser encore plus loin la dissolution des « grands récits ». En même temps, la plupart de nos répondants et répondantes sont conscient.e.s que l’écriture traditionnelle de l’histoire a depuis trop longtemps été orientée par une vision institutionnelle, masculine et blanche, et personne ne regrette chez les francophones la vision ancienne axée sur la pureté du groupe canadien-français. Un participant souligne que
le passé québécois n’est jamais univoque. […] essayer d’imposer […] une vision univoque du passé, ce qui est fait trop souvent par un certain nombre de… historiens conservateurs nationalistes au Québec, vient trahir la complexité de cette histoire, et trahir également le vécu, les expériences vécues de toutes ces personnes qui ne cadrent pas dans cette vision univoque
HUH26En
L’idée est donc moins de refuser la diversité en tant que telle que de distinguer les « bonnes et [l]es mauvaises façons d’intégrer la pluralité des expériences historiques au récit » (HUH13Fr).
Il arrive que la défense de la pertinence d’ouvrir l’écriture de l’histoire à la diversité se justifie par la simple volonté de découvrir des dimensions nouvelles, peu explorées, méconnues, du passé québécois et canadien. On se réjouit que cette curiosité permette d’« am[ener] à traiter d’autres questions, pis à se situer sur d’autres aspects de la réalité que l’histoire constituée » (HUF29Fr). Une de nos participant.e.s explique son intérêt pour les discours discordants en évoquant le fait qu’elle sait d’expérience à quel point certains mythes historiques ont la vie dure (HUF03En). En étant à l’écoute des voix jusqu’ici mises en sourdine, elle peut remettre en question certains lieux communs. Selon elle, comme selon d’autres répondant.e.s, ce travail demande d’adopter une certaine posture d’ouverture, intrinsèque au travail historien, car pour rendre compte de la pluralité, elle souligne qu’il faut accepter de sortir de sa « zone de confort », d’être « dépaysé » et « surpris ».
Plus fondamentalement, la majorité de nos répondants et répondantes dénoncent les lacunes de l’histoire traditionnelle, qui, s’accordant sur les expériences d’un seul groupe de la société au détriment de tous les autres, offrirait une trame beaucoup trop simpliste : « Une histoire qui reste trop centrée sur une trame nationale des grands hommes, dead white males, là - on peut l’expliquer comme ça -, est trop réductrice […] » (HUH26Fr). De plus, cette histoire serait instrumentalisée pour faire la promotion des intérêts d’une classe en particulier, en étouffant les critiques formulées par ceux et celles qui ne font pas partie de ces privilégiés. Certains discours « prennent cette trame-là [la trame nationale], euh, à un extrême, pour nier la légitimité de revendications autochtones, de femmes, de groupes sexuels minoritaires » (HUH26Fr).
Pour plusieurs répondants et répondantes, l’histoire aurait pour fonction de replacer les enjeux sociaux et politiques actuels dans la longue durée, en ciblant les éléments de continuité et de changement et en exposant leur pertinence pour la société actuelle.
[…] inclure ça [la pluralité des expériences historiques] me semble important parce qu’aujourd’hui, on fait face à des enjeux de diversité qui achoppent à plusieurs endroits, et donc, de mieux comprendre notre rapport historique à la diversité me semble une façon de mieux l’affronter aujourd’hui
HUF01fr
On ne nie pas que nul ne peut échapper, jusqu’à un certain degré au moins, à l’accusation de présentisme. Plus encore, un autre répondant soutient que l’histoire non seulement s’écrit au présent, mais aussi au futur « dans la mesure où l’histoire ne s’intéresse pas uniquement au passé, bien sûr, et à son présent, mais aussi à l’avenir » (HUH25Frb). Pour ce dernier, l’historien se pose la question non seulement de l’expérience passée et présente, mais aussi celle de l’horizon d’attentes dans lequel sont réfléchies ces expériences. En d’autres termes, l’historien.ne se pose la question de la société idéale. « Ça aussi, c’est un devoir d’historien de réfléchir à ça, hein. Les trois temps [passé, présent, futur] sont reliés » (HUH25Frb).
Pour ceux qui s’élèvent contre la diversité, il s’agit moins de combattre un idéal que de lutter contre l’intrusion dans le champ scientifique d’une injonction morale et militante. Certaines personnes investiraient la notion de diversité « pour des raisons de morale civique » (HUH13Fr), alors que cette notion ne serait acceptable que si « le savoir disciplinaire, en histoire, est rendu là, et fait déjà place, en fait… dans la production savante à ces groupes-là » (HUH13Fr). Un projet portant une cause idéologique mènerait à ne retenir que les faits du passé favorisant sa téléologie, ce qui risquerait de se produire d’autant plus facilement si la diversité était imposée artificiellement dans les projets de recherche, de l’extérieur en quelque sorte. Il faut donc intégrer la diversité « de façon à ce que ce soit cohérent et pertinent dans la recherche qui est menée » (HUF17Fr).
Ça revient à la question de la cohérence, du récit. On devrait pas se forcer à… […] Fait que, je torturerai pas le produit pour les faire rentrer là, je vais souligner l’absence et, évidemment, l’aspect homogène du groupe. Mais c’est toujours donc, c’est ça, de balancer la cohérence de la démonstration du récit avec évidemment la volonté d’inclure la différence
HUH09Fr
Une participante donne l’exemple d’un acteur historique qui « est en interaction, ou a une préoccupation pour l’immigration ». L’étude des actions de cette personne va éveiller chez elle, parce qu’elle se veut attentive à la diversité, un intérêt immédiat. « […] je vais être très heureuse de le découvrir, pis c’est sûr que je vais l’intégrer, […] Ces antennes-là vont être allumées. » Cependant, l’historienne rappelle que ce genre de décisions ne se commande pas, et ce, d’autant moins qu’elle ne voit pas pourquoi des historiens et historiennes issus du groupe dominant n’étudieraient pas l’histoire du groupe dominant. Elle ne s’interdira donc pas d’étudier « une madame canadienne-française, franco-catholique […] Je pense aussi qu’il y a une légitimité à étudier le groupe dominant » (HUF17Fr). On comprend par un tel extrait que ce sont les objets d’études qui détermineront s’il est pertinent ou non d’inclure des considérations liées à la diversité.
Reconnaître la pluralité sans rompre avec le récit national
Maintes raisons sont citées pour modérer l’inclusion de la pluralité dans l’écriture de l’histoire du Québec et du Canada. Certains avancent que l’histoire est un jeu à somme nulle, et que donner plus de place aux groupes minoritaires, c’est en retirer au groupe majoritaire. « […] le fait d’introduire davantage de diversité, cela veut dire qu’on met un peu moins l’accent sur l’expérience du plus grand nombre » (HUH25Frb). Or, le récit de l’expérience du groupe majoritaire serait essentiel à l’écriture de l’histoire parce qu’il est celui de l’État-nation, et que l’État-nation demeure le cadre de vie des citoyens et citoyennes québécois et canadiens. « […] je pense qu’on a besoin de ce référent-là pour se connaître, pis se comprendre » (HUH14Fr).
Davantage, on croit que l’abandon de la trame nationale traditionnelle reviendrait, ni plus ni moins, à ne plus faire d’histoire du Québec :
Je pense que c’est la plus porteuse [la trame nationale], oui. Parce qu’elle est porteuse d’identité, aussi. On pourrait faire une trame économique, j’essaye de penser, là, quelle autre trame on pourrait emprunter… Ça serait tout une autre histoire, de raconter ça, l’histoire du Québec du point de vue des rapports de classes, tsé ? Alors est-ce que ce serait vraiment l’histoire du Québec ? La référence au Québec deviendrait moins pertinente… Mais euh… ouin, je pense qu’on n’est pas dans une société post-nationale, que la référence au groupe national est encore parlante
HUF17Fr
Il faudrait donc être rigoureux dans l’attribution de l’espace narratif à chacun des groupes et le moduler en fonction de leurs réalisations réelles. Par exemple, un participant dit être à la fois « sensible » et « réticent » à considérer les Autochtones comme des sujets « majeurs » dans une synthèse d’histoire du Québec.
Je suis d’accord pour ne pas les mettre de côté complètement, mais c’est qu’à un moment donné, ils ne sont plus au coeur du théâtre historique québécois. Et il faut leur donner leur place, la place qui leur revient
HUH34Fr
Comme le souligne une répondante, l’histoire du Québec et du Canada s’est constituée sur la dépossession et l’aliénation des peuples autochtones, on ne peut donc croire pouvoir les intégrer totalement à l’histoire du Québec et du Canada (HUF17Fr).
Mais le facteur le plus central dans notre corpus pour remettre en question le thème de la pluralité, c’est l’importance de conserver une cohérence au récit, ce qui est souligné à plusieurs reprises dans les entrevues, surtout par les francophones. De manière générale, ce qui dérange les historien.ne.s que nous avons rencontré.e.s, c’est que la reconnaissance de la diversité rend plus difficile l’inclusion des différentes études historiques dans un seul récit. Cette reconnaissance semble entrer forcément en contradiction avec un besoin de synthèse au sens de représentation plus générale et inclusive de la société.
En fait, c’est juste ça, mon défi, moi : quelle construction ? Quel patron narratif ? Quelle problématique trouver pour organiser cette matière brute du passé sur un mode qui est aussi rigoureux que possible et pertinent que possible ?
HUH34Fr
Cette insistance rappelle l’attachement de la communauté historienne à la narration. En focalisant sur les divisions ou sur des récits plurivoques, il y aurait, croit-on, un danger d’incohérence, voire d’impertinence. Bref, si l’importance de documenter les expériences historiques plurielles est admise, la manière de conjuguer ces récits divergents dans une représentation cohérente du passé reste un défi.
Quelques solutions sont proposées pour éviter le morcellement complet du récit historique. Trois possibilités semblent se dessiner dans l’imaginaire historien. La première consiste à conserver et à enrichir la trame nationale en intégrant les voix de la diversité. La seconde est de modifier la trame nationale pour rendre justice aux expériences multiples. Et la dernière incite à sortir d’un cadre national vu comme étant inapte à rendre compte de la pluralité des expériences historiques.
Conserver/enrichir la trame nationale
Pour qui ne se satisfait pas de la simple juxtaposition des études de cas et cherche à construire une représentation cohérente et synthétique du passé[25], certains proposent, explicitement ou implicitement, d’accueillir les expériences historiques des minorités dans la mesure seulement où elles pourraient s’intégrer au récit du développement de la nation ou à celui de l’essor de l’État-nation. Leur expérience propre serait en conséquence inféodée au récit de la nation et d’une certaine conception du vivre-ensemble. En proposant l’expérience de la communauté canadienne-française comme point focal de ce qu’on pourrait appeler une « histoire de convergence », on veut, un peu comme le tente Gérard Bouchard, insérer les représentations historiennes du passé dans une mémoire collective prédéterminée[26].
Dans une telle conception, il est possible d’intégrer les expériences plurielles dans le récit national là où la diversité a contribué à la construction de la société nationale canadienne ou québécoise. Cette condition admise, on reconnaît d’emblée que le discours dominant est influencé par ce qui se passe dans les marges (notamment HUF03En et Huf29Fr) et que les explications historiques convenues oublient ce travail souvent souterrain et plus ou moins silencieux. En travaillant sur la diversité, on s’aperçoit que l’ordre social est le résultat de constantes négociations.
Par exemple, les États-providence […], qui sont finalement masculins et patriarcaux, en fait ils ont été largement influencés par le regard des femmes et des associations volontaires qui ont inclus toutes les formes d’organisations sociales
HUF00Fr
Aussi, on suggère d’intégrer la diversité en lui faisant une place dans la chronologie traditionnelle. « […] je pense qu’inclure la diversité dans une trame chronologique serait une bonne manière de l’inclure dans le récit national » (HUF00Fr).
Cette approche axée sur la contribution des expériences plurielles à la construction du « roman national » fait toutefois violence à l’expérience historique minoritaire, car on lui impose une trame et une périodisation étrangères. Elle ne satisfait donc pas plusieurs historien.ne.s qui la proposent seulement, faute de mieux. D’autres suggèrent d’intégrer la question des rapports entre la majorité et les minorités dans la trame existante, mais de manière plus soutenue :
J’ai pas renoncé à l’idée d’une trame nationale. Donc, dans cette perspective-là, je pense qu’on peut raconter une histoire de la nation canadienne-française, mais dans ses rapports avec l’autre, dans ses rapports à la diversité, dans ses rapports difficiles et pas toujours glorieux à la diversité
HUF17Fr
Ce faisant, la trame nationale demeurerait la référence, du moins dans l’histoire du Québec, mais la façon de la concevoir ouvrirait sur des expériences variées qui viendraient nécessairement complexifier une vision univoque de l’expérience politique française, canadienne, canadienne-française, puis québécoise.
Modifier la trame nationale
La possibilité de modifier la trame nationale traditionnelle est celle que privilégie une majorité d’historiennes et historiens, qui suggèrent de la repenser à partir de nouveaux repères spatio-temporels, sociaux et conceptuels[27].
L’un propose une histoire fondée sur la trame du contact entre les groupes. Cette perspective permettrait d’insérer une variété d’expériences historiques tout en conservant la cohérence du récit (HUH34Fr), chaque groupe se passant le flambeau du « personnage principal », en fonction des événements et du rôle qu’il a joué.
Si on fait une histoire du Québec, ben les Autochtones, ils vont avoir leur place, c’est-à-dire qu’au fur et à mesure où on entre dans l’ère industrielle, ils sont tassés, ils sont poussés, ils sont marginalisés. On peut en faire état, mais ce n’est plus eux, en d’autres termes, qui vont occuper la place centrale dans le théâtre de l’histoire où on va composer. Y’a d’autres sujets qui, à un moment donné, se sont imposés, et sur lesquels on devra insister. Ils sont là, présents, mais dans le décor. C’est pour ça que moi, je suis tout à la fois… sensible, mais en même temps réticent à cette idée voulant que, dans une synthèse d’histoire du Québec, on doit considérer les Autochtones comme des sujets… majeurs. Je suis d’accord pour ne pas les mettre de côté complètement, mais c’est qu’à un moment donné, ils ne sont plus au coeur du théâtre historique québécois. Et il faut leur donner leur place, la place qui leur revient
HUH34Fr
Ce faisant, toutefois, on occulte le fait que les groupes minorisés sont justement tenus à l’écart des leviers permettant de construire la société et on risque de reproduire, dans les travaux historiques, des inégalités sociales du passé qui perdurent souvent jusqu’à aujourd’hui. Sans compter qu’on pourrait penser que l’histoire des exclusions est tout aussi importante que l’histoire des « vainqueurs[28] ».
Pour d’autres, la trame narrative de l’histoire du Québec et du Canada devrait être celle des rapports de pouvoir qui transcendent les différentes sphères de la vie (familiale, politique, économique, culturelle, etc.). « OK, donc, on a un État qui veut faire certaines choses, dans un esprit libéral, qui est collé aux intérêts du capital. Mais il y a aussi des résistances » (HUH29En). En rappelant que les francophones, les ouvriers, les minorités religieuses, les minorités ethniques ont lutté pour leurs droits, cette approche permettrait de rendre compte des processus de minorisation et d’affranchissement collectif. « For me, the whole point of this exercise is that we recognize in people their ability to actually do something and not simply be victims » (HUH45En). L’agentivité des groupes minorisés serait ainsi essentielle à mettre en scène dans ce nouveau récit du Québec et du Canada.
Si l’on combine ces différentes propositions, nous retiendrons que les idées de synthèse laissent entrevoir la construction d’une narration de l’histoire du Québec et du Canada qui suivrait un fil conducteur mettant en évidence l’agentivité des groupes au lieu de les poser en victimes. Il s’agirait également de privilégier une analyse du pouvoir et des structures révélant comment les exclusions sont (re)produites et combattues. Ce faisant, il serait possible de mettre en lumière l’inégalité des capacités d’agir de certains groupes, y compris au sein de l’écriture de l’histoire.
Sortir de la trame nationale
Bien que minoritaires au sein de notre échantillon, d’autres considèrent que le cadre national est non seulement insatisfaisant, mais dépassé. Ces personnes rappellent que l’histoire dite nationale s’est construite à partir de l’expérience d’une majorité et que, de ce fait, elle ne peut servir de cadre adéquat pour qui cherche à rendre compte des expériences historiques des groupes minorisés. On veut donc le remplacer.
Mais s’il y a un grand récit, il est collectif, pis là, on dit « bon, ça suffit pas, là, on a besoin de plus de diversité, faut qu’on voit les Autochtones, faut qu’on voie les immigrants, faut qu’on voie les femmes davantage… » Moi, j’accepte, là, mais c’est quoi la trame narrative qui remplace le grand récit collectif, que ce soit en histoire de survivance ou de nation building ?
HUH29En
Pour ces répondant.e.s, il ne s’agit pas de ne pas voir le fait national, mais de ne plus limiter le récit à ses frontières ou de prendre l’expérience historique de la nation (peu importe laquelle) comme référence pour construire la narration. Après tout, la pluralité des expériences concerne des personnes et des groupes qui ont évolué sur le territoire du Québec et du Canada, mais dont les allégeances et actions dépassent parfois ces limites, voire ne les reconnaissent pas comme telles.
Well, I mean, there is no such thing as the history of Canada or the history of Quebec, right, it’s the history of the people who inhabited the locations, I mean, these locations are totally… they’re constructed and there’s nothing natural about them
HUH45En
Ainsi, l’attachement de certain.e.s historiens et historiennes au cadre national est perçu davantage comme un projet politique ou idéologique que comme une posture scientifique légitime, comme l’exprime cet historien :
I think someone who would say that he is worried that any shift away from the traditional sort of Quebec narrative, […] it’s essentially treating French Quebecers as almost like indigenous people, right ? It becomes politically threatening. Which I can understand from a political standpoint, but is, you know, obviously, it’s uncritical. And so, at the same time, I have as many questions around the Canadian narrative. […] And, it might be interesting to sort of open that outwards more […] The only scale is Quebec and Canada. Instead of thinking about transnational, local, other kinds of communities, right ? […] it seems like the question of diversity is sort of like… within set containers, right ? We have two containers…
HUH18En
Ces deux « containers » sont vus par ce dernier comme étant des étaux freinant l’imagination historienne et la portée des représentations du passé qu’elle produit.
Sans aller aussi loin, d’autres interviewé.e.s croient prometteur d’ouvrir les frontières du territoire de l’histoire en suivant les trajectoires des gens qui l’ont peuplé :
Et donc, au tout début nous parlons de l’ensemble du continent parce que le premier peuplement, il faut remonter jusqu’en Asie, n’est-ce pas ? Et ensuite, de plus en plus on va parler de la vallée laurentienne. Vers la fin, davantage du Québec, mais toujours en franchissant les frontières
HUH25Frb
Things that are exciting, that are happening now in Quebec, for Quebec history, that is, you know, the stuff that’s happening […] is really… interesting and it is, like it’s making us re-think the categories of nation and the nation-state and how people’s historical experiences are framed by that. […] So, I think the borders are being re-thought, like just the basic category of say Quebec history. […] to think about that [the Rwandan genocide] as Quebec history, I think that’s a really interesting and important moment, it opens things up, in significant ways
HUH20En
De cette façon, l’histoire des habitants du Québec et du Canada prendrait une allure plus fluide, transnationale. Elle deviendrait, par conséquent, davantage capable de rendre compte d’une diversité d’expériences.
Conclusion
Notre étude a permis de dégager des tensions existant dans la communauté historienne au sujet de l’enjeu de la diversité dans l’écriture de l’histoire. D’un côté, les répondants et répondantes affirment que leur mandat consiste à rendre compte de la diversité des expériences, puisque le passé est par définition pluriel. Mais de l’autre, les personnes rencontrées expriment des réserves qui tiennent au fait que certaines composantes de la pluralité bousculent des schèmes narratifs puissants (dont celui de la nation canadienne-française), s’insèrent mal dans des objets d’études institués ou sont perçus comme étant des injonctions morales déplacées dans un contexte de recherche « neutre » et « objectif ». Des tiraillements déchirent la communauté, écartelée entre l’attachement à la trame nationale québécoise et la volonté de la faire éclater.
L’identité des répondants et répondantes, dont la grande majorité se définit comme d’origine canadienne-française, semble influencer leurs postures. Quelques personnes ont admis que leur éthos canadien-français joue un rôle dans leurs travaux. Ces historiens et historiennes, issus du groupe majoritaire francophone, se perçoivent comme une minorité dans l’ensemble canadien. Tout en étant à la fois sensibles aux volontés de reconnaissance des différents groupes sociaux, ces chercheur.e.s participent à éteindre ou à canaliser ces voix dans leur projet de construction d’un récit national aux effets homogénéisants ou « convergents ». Ces personnes ont parlé de l’inconfort que provoquait chez elles l’idée de redonner une historicité aux expériences jusqu’à récemment exclues par le groupe dominant, de crainte, notamment, de rendre illégitime le « roman national » québécois[29]. Cet inconfort est moins palpable chez les répondant.e.s anglophones, bien que nous ne puissions généraliser cette constatation à partir de nos résultats.
Dans notre échantillon, la définition courante de la pluralité reste marquée par le trio « genre/orientation sexuelle, groupe ethnoculturel, classe », avec toutefois une forte dominance des deux premières catégories. Les propos recensés montrent également une différence de perception à l’égard du degré d’intégration des études sur le genre dans l’historiographie générale, certaines auteures déplorant l’ignorance de leurs collègues à l’égard de leurs travaux. Il est possible de lire dans ces déclarations l’expression de rapports de pouvoir au sein même de la communauté scientifique, pour qui tous les objets d’études n’auraient pas la même valeur, ni la même utilité dans une représentation plus inclusive du passé. À cet égard, la dimension ethnoculturelle semble soulever des enjeux spécifiques. Si certains rapports interethniques constituent des pierres angulaires de l’historiographie du Québec et du Canada (tels les rapports entre Canadiens et Canadiennes d’origines française et britannique), d’autres demeurent occultés ou délaissés. La documentation et l’analyse de ces expériences historiques marginales demandent non seulement des efforts supplémentaires pour accéder aux sources, mais elles obligent souvent aussi à regarder autrement le passé, avec des outils d’autres disciplines. D’ailleurs, les historiens et historiennes qui promeuvent l’usage d’autres sources et méthodes permettant de reconstituer le passé (telles l’ethnohistoire, les sources orales, le travail avec les communautés, etc.) sont aussi ceux et celles qui sont les plus ouvert.e.s à une histoire allant au-delà des frontières de la nation (sans savoir qui, de l’oeuf ou de la poule, vient en premier).
Les résultats montrent l’existence de sous-groupes différenciés en fonction de leur rapport à la diversité, de la trame narrative à privilégier ainsi que des règles du métier. De manière générale, les personnes de notre échantillon font peu, voire pas du tout, usage de modèles théoriques mobilisés abondamment dans l’espace anglo-saxon (tels l’interculturalisme, le multiculturalisme, l’antiracisme ou le postcolonialisme) pour organiser leur pensée sur la diversité par rapport à l’écriture du passé du Québec et du Canada, alors même qu’elles présentent les travaux historiens comme pouvant contribuer à mieux comprendre les enjeux du vivre-ensemble. Pour certain.e.s, les rapports intergroupes sont plutôt pensés à travers le prisme des relations de pouvoir et de la contribution à la construction de la société.
Cela dit, leur principale préoccupation a trait à la rigueur méthodologique, elle-même associée à un paradigme épistémologique plutôt objectiviste, qui s’exprime dans une certaine obsession pour les sources (sous-entendues, écrites). Sans documents, on n’ose pour ainsi dire élever des monuments, comme le rappelle Foucault dans son introduction à L’Archéologie du savoir. De plus, le souci de conserver une trame nationale « cohérente » est aussi palpable dans les entrevues. Cela explique sans doute pourquoi l’intégration des expériences historiques marquées par les relations de genres apparaît aux yeux de plusieurs de nos interviewé.e.s comme allant davantage de soi que celles de la diversité ethnoculturelle, puisqu’on ne peut nier la présence des femmes, du moins celles appartenant au groupe majoritaire.
La communauté historienne et le nation-building ont longtemps entretenu une « intense relation de complicité[30] » menant à l’aménagement d’un espace public commun qui camouflait les particularismes et les affiliations historiques de groupes pré, para, péri ou alter-nationaux[31]. Déconstruire ce travail de manière à redonner leur historicité aux différents groupes sociaux ne se fait pas sans difficultés, qu’elles soient conceptuelles, idéologiques ou méthodologiques. Les membres de notre corpus se retrouvent devant un défi en apparence indépassable, non seulement parce que « l’objet de l’histoire nationale – la nation – reste tiraillé de manière profonde par une contradiction interne entre l’unité et la pluralité[32] », mais aussi parce que la notion de diversité se découpe elle aussi sur l’horizon d’une tension semblable entre pluralité et unité. Aussi, en se donnant la tâche de formuler une histoire nationale qui fasse justice à la pluralité des voix, les historiens et historiennes ont l’impression d’affronter la quadrature du cercle[33]. Cette difficulté alimente peut-être la percée des projets d’histoire transnationale, postnationale, voire a-nationale, comme compromis à ce qui ressemble à une voie sans issue[34].
Notre enquête confirme que, malgré l’abondance relative des recherches sur la pluralité des expériences au Québec et au Canada, le cadre national québécois hérité de la Révolution tranquille demeure difficilement remplaçable pour la majorité d’historiens et historiennes que nous avons rencontré.e.s. La multiplication des études sur la diversité pose peu de problèmes, mais penser ces dernières dans un portrait d’ensemble du passé du Québec et du Canada est moins aisé. Ces études se trouvent par conséquent le plus souvent inféodées au cadre national « traditionnel », lorsqu’elles y contribuent. Ou sinon, elles demeurent largement ignorées. Très certainement, on peut espérer que ce ne soit pas là le fin mot de l’histoire.
Appendices
Notes biographiques
Sabrina Moisan est professeure agrégée à la faculté d’éducation de l’Université de Sherbrooke. Ses travaux portent sur les relations entre la mémoire collective et l’enseignement-apprentissage de l’histoire au secondaire, sur les liens entre les représentations sociales et les pratiques d’enseignement, de même que sur les finalités citoyennes de l’enseignement de l’histoire. Elle dirige le projet de recherche « Pluralité des expériences historiques dans le passé du Québec et du Canada et son enseignement : représentations d’historiens, d’enseignants et de futurs enseignants d’histoire », financé par le CRSH.
Jean-Philippe Warren est titulaire de la Chaire de recherche Concordia pour l’étude du Québec à l’Université Concordia et codirecteur de l’axe de recherche « Démocratie et pluralisme » du Centre interdisciplinaire de recherche sur la diversité et la démocratie (CRIDAQ). Son livre Honoré Beaugrand. La plume et l’épée (Boréal) a remporté le Prix littéraire du Gouverneur général (2015). Son ouvrage Le Piège de la liberté. Les peuples autochtones dans l’engrenage des régimes coloniaux, en collaboration avec Denys Delâge (Boréal), a remporté le Prix du Canada du meilleur livre savant en sciences humaines et sociales (2019). Il est membre de la Société royale du Canada.
Paul Zanazanian est professeur agrégé au Department of Integrated Studies in Education de l’Université McGill. À un niveau théorique et méthodologique, il étudie les liens entre la conscience historique et le positionnement épistémologique des individus face aux enjeux sociaux. Il cherche à opérationaliser la conscience historique pour la recherche. Ses travaux empiriques portent sur l’impact de la conscience historique sur la posture sociale et l’agentivité des leaders communautaires, des enseignants d’histoire et des jeunes issus de la minorité anglophone du Québec. Il s’intéresse aussi aux récits nationaux et aux questions d’exclusion et d’intégration sociales.
Sivane Hirsch est professeure agrégée au Département des sciences de l’éducation de l’Université du Québec à Trois-Rivières. Elle s’intéresse à l’articulation entre la religion et l’éducation dans des sociétés laïques (projet de recherche sur les écoles religieuses au Québec). Ses recherches portent également sur la prise en compte de la diversité, et notamment des sujets sensibles, dans le programme pédagogique et dans les pratiques enseignantes.
Aude Maltais-Landry est candidate au doctorat en éducation à l’Université de Sherbrooke, boursière Vanier (CRSH) et coordonnatrice du projet « Pluralité des expériences historiques dans le passé du Québec et du Canada et son enseignement… » (Moisan et al., 2017-2022). Elle s’intéresse à la multiperspectivité dans l’enseignement de l’histoire et travaille sur la présentation des perspectives et expériences historiques des Autochtones dans le cours d’histoire du Québec et du Canada au secondaire. Elle a été directrice adjointe du Centre d’histoire orale et de récits numérisés de l’Université Concordia (2015-2016) après l’obtention de sa maîtrise en histoire de la même université.
Notes
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[1]
Les résultats présentés dans ce texte proviennent du projet « Représentations de la pluralité des expériences historiques dans le passé du Québec et du Canada et son enseignement » financé par le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (2017-2022).
-
[2]
« Histoire et éducation à la citoyenneté », 2e cycle, Gouvernement du Québec.
-
[3]
L’analyse des articles de journaux parus sur le sujet entre 2006 et 2013 montre que le noeud du débat était le statut et les caractéristiques de la « nation québécoise » telle qu’elle était présentée dans ce programme d’histoire (remplacé en 2017 par le cours Histoire du Québec et du Canada). Marie-Christine Poulin, « L’arrimage entre l’histoire et l’éducation à la citoyenneté : quels positionnements dans les journaux grand public québécois ? », mémoire de maîtrise (éducation), Université de Sherbrooke, 2015.
-
[4]
Certains auteurs et autrices ont déjà abordé la question que nous soulevons sous l’angle de l’intégration de l’histoire autochtone dans l’écriture de l’histoire du Québec. Ils ont souligné la dominance de courants historiographiques plutôt étanches à la reconnaissance de la diversité. Voir Catherine Desbarats, « Essai sur quelques éléments de l’écriture de l’histoire amérindienne », Revue d’histoire de l’Amérique française (RHAF), 53, 4 (printemps 2000), p. 491-520 ; Brian Gettler, « Les autochtones et l’histoire du Québec : au-delà du négationnisme et du récit “nationaliste-conservateur” », Recherches amérindiennes au Québec, 46, 1 (2016), p. 7-18.
-
[5]
Voir la note critique de Jean-Philippe Warren, « L’usage du concept de diversité en histoire », Bulletin d’histoire politique (BHP), 27, 3 (été 2019), p. 180-194.
-
[6]
C’est particulièrement vrai dans le débat qui oppose depuis plusieurs années savoirs historiens et savoirs autochtones. Voir par exemple Marie Battiste, « Research Ethics for Protecting Indigenous Knowledge and Heritage. Institutional and Researcher Responsabilities », dans Norman K. Denzin et Michael D. Giardina, dir., Ethical Futures in Qualitative Research : Decolonizing the Politics of Knowledge (New York, Routledge, 2017 [2e éd.]), p. 111-132. Ou encore Eve Tuck et Wayne Yang « Decolonization is not a Metaphor. Decolonization : Indigeneity », Education & Society, 1, 1 (2012), p. 1-40 ; Robin Jarvis Brownlie, « First Nations Perspectives and Historical Thinking in Canada », dans Annis May Timpson, dir., First Nations, First Thoughts : The Impact of Indigenous Thought in Canada (Vancouver, UBC Press, 2009), p. 21-50.
-
[7]
L’expression « expériences historiques » utilisée dans ce projet renvoie à l’idée de Reinhart Koselleck pour qui l’écriture de l’histoire doit témoigner de la diversité d’expériences du temps qui passe. Reinhart Koselleck, L’expérience de l’histoire (Paris, Gallimard/Seuil, 1997).
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[8]
En recherche qualitative, un échantillon de 33 % d’une population donnée est un taux de réponse enviable. Sur toutes les personnes approchées et qui ne sont pas participantes à cette recherche, deux ont répondu qu’elles ne souhaitaient pas participer, plusieurs se sont dits intéressés, mais leur horaire ne leur permettait pas de faire l’entrevue, alors que d’autres ont simplement ignoré notre invitation en la laissant sans réponse. À noter que nous n’avons pas eu à faire de rappel pour solliciter plus de participants, notre objectif de recrutement étant atteint dès le premier appel.
-
[9]
Cette catégorie a été utilisée de manière large. Tout objet de recherche s’inscrivant dans l’espace Québec-Canada, de près ou de loin, a été considéré pour la construction de la liste d’historiens et historiennes à inviter.
-
[10]
En plus des cours de synthèse, nous avons inclus dans notre échantillon des personnes donnant des cours plus spécialisés sur l’histoire du Québec et du Canada (tels que les séminaires). Nous avons aussi invité quatre chercheurs et chercheuses autochtones, qui ont malheureusement décliné l’invitation ou n’y ont pas répondu.
-
[11]
Laurence Bardin, L’analyse de contenu (Paris, PUF, 1993 [9e éd.]).
-
[12]
En 2013, un rapport de la National Association of Scholars (un think-tank conservateur) sur l’enseignement de l’histoire au Texas concluait à la domination de la trilogie « RGC » dans les départements universitaires. Richard W. Fonte, Peter W. Wood et Ashley Thorne, Recasting History : Are Race, Class, and Gender Dominating American History ? A Study of U.S. History Courses at the University of Texas and Texas A&M University (National Association of Scholars, 2013). Les auteur.e.s du rapport se désolaient de la place, selon eux, excessive du « RGC », mais bien d’autres ne voyaient dans cette « domination » qu’une évolution normale d’une recherche universitaire soucieuse de comprendre les rapports de pouvoir qui traversent l’histoire.
-
[13]
Martin Petitclerc, « Notre maître le passé ? Le projet critique de l’histoire sociale et l’émergence d’une nouvelle sensibilité historiographique », RHAF, 63, 1 (été 2009), p. 83-113.
-
[14]
Pour le Québec, lire Thierry Nootens, « Un individu “éclaté” à la dérive sur une mer de “sens” ? Une critique du concept d’identité », RHAF, 62, 1 (été 2008), p. 35-67. Pour les États-Unis, lire Rogers Brubaker et Frederick Cooper, « Beyond “Identity” », Theory and Society, 29 (2000), p. 1-47.
-
[15]
Magda Fahrni évoque comment les historiennes américaines ont créé une histoire autonome dans les années 1980 et 1990, alors que les Françaises ont plutôt choisi, « de crainte d’être enfermées dans un ghetto intellectuel, d’intégrer l’histoire des femmes à une histoire plus générale ». « Compte rendu de Micheline Dumont, Découvrir la mémoire des femmes. Une historienne face à l’histoire des femmes (Montréal, Les Éditions du remue-ménage, 2001) », RHAF, 55, 4 (printemps 2002), p. 615-617.
-
[16]
Sur ce sujet, voir le texte de Martin Pâquet, « Histoire sociale et histoire politique au Québec : esquisse d’une anthropologie du savoir historien », BHP, 15, 3 (2007), p. 83-102.
-
[17]
L’expression a gagné en popularité en réaction à une loi du gouvernement français qui faisait « en quelque sorte injonction aux enseignants d’enseigner les aspects positifs de la présence française outre-mer ». Frédéric Abécassis et Gilbert Meynier, dir., Pour une histoire franco-algérienne. En finir avec les pressions officielles et les lobbies de mémoire (Alger, Inas, 2011).
-
[18]
Ce résultat ne doit toutefois pas être surinterprété, car il est en partie induit par notre questionnaire dont l’une des questions portait sur les recommandations de la Commission Vérité et Réconciliation à l’égard de l’histoire. Néanmoins, la majorité des occurrences présentées dans ce tableau au sujet des Premiers peuples apparaissent avant la question sur la CVR, et donc, de manière spontanée dans le discours des répondants.
-
[19]
À noter que la plupart des répondants ont utilisé une expression générique telle qu’Autochtones, Premiers peuples, Premières nations, plutôt que d’utiliser des termes spécifiques aux nations comme Wendats, Innus, Eeyou, etc.
-
[20]
De nouvelles alliances entre militant.e.s et chercheurs et chercheuses y sont maintenant envisagées et pratiquées. Par exemple, Linda Tuhiwai Smith, « Getting the Story Right – Telling the Story Well : Indigenous Activism – Indigenous Research », dans Aroha Te Pareake Mead et Steven Ratuva, dir., Pacific Genes and Life Patents : Pacific Indigenous Experiences & Analysis of the Commodification and Ownership of Life (Wellington, Call of the Earth Llamado de la Tierra, 2007), p. 74-81.
-
[21]
John Ernest, notamment, a montré comment les écrivains afro-américains du début du XIXe siècle ont dû reconstituer une contre-histoire qui entremêlait une description des événements et une élaboration des moyens de libération des opprimés, l’historique et le politique étant inextricablement liés. Liberation Historiography : African American Writers and the Challenge of History, 1794–1861 (Chapel Hill, University of North Carolina Press, 2004).
-
[22]
Jean-Philippe Warren, « Le défi d’une histoire objective et inclusive », BHP, 23, 1 (2014), p. 264-291.
-
[23]
Maria Grever, « Fear of Plurality : Historical Culture and Historiographical Canonization in Western Europe », dans Angelika Epple et Angelika Schaser, dir., Gendering Historiography : Beyond National Canons (Francfort, Campus Verlag, 2009), p. 45-62.
-
[24]
François Dosse, L’histoire en miettes : des « Annales » à la « nouvelle histoire » (Paris, La Découverte, 1987). Dix ans plus tard, dans son article sur l’historiographie québécoise des années 1980-1990, Gérard Bouchard s’interrogeait sur l’impact social d’une historiographie spécialisée et éclatée : « Mais quelles sont les finalités de ces connaissances si elles ne sont pas conjuguées dans des représentations plus amples, au profit d’une véritable conscience historique, vivante et éclairée, en vue d’une meilleure compréhension de la société dans laquelle nous vivons ? » Gérard Bouchard, « L’histoire sociale au Québec. Réflexion sur quelques paradoxes », RHAF, 51, 2 (automne 1997), p. 263.
-
[25]
Gérard Bouchard, La nation québécoise au futur et au passé (Montréal, VLB éditeur, 1999) et « Pour une histoire intégrante. La construction de la mémoire dans une société diversifiée », RHAF, 66, 3-4 (hiver-printemps 2013), p. 291-305.
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[26]
Les contours de la mémoire collective québécoise ont été largement documentés par les recherches de Jocelyn Létourneau, notamment chez les jeunes : Je me souviens ? Le passé du Québec dans la conscience de sa jeunesse (Montréal, Fides, 2014). Voir aussi, Jocelyn Létourneau et Sabrina Moisan, « Mémoire et récit de l’aventure historique du Québec chez les jeunes Québécois d’héritage canadien-français : coup de sonde, amorce d’analyse des résultats, questionnements », Canadian Historical Review, 85, 2 (septembre 2004), p. 325-356.
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[27]
La synthèse récente de Gossage et Little est ainsi saluée par plusieurs qui apprécient le choix de la tension narrative entre tradition et modernité, ce qui étonne quand même, compte tenu de l’ancienneté de cette opposition : Peter Gossage et J.I. Little, Une histoire du Québec : entre tradition et modernité (Montréal, Hurtubise, 2015). Jean-Philippe Warren, « Petite typologie philologique du “moderne” au Québec (1850-1950). Moderne, modernisation, modernisme, modernité », Recherches sociographiques, 46, 3 (septembre-décembre 2005), p. 495-525.
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[28]
Marc Ferro, Comment on raconte l’Histoire aux enfants à travers le monde entier (Paris, Payot, 1981).
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[29]
On l’a vu lors des discussions ayant mené au dépôt du rapport Le sens de l’histoire, co-écrit par Jacques Beauchemin, sociologue, et Nadia Fahmy-Eid, professeure d’histoire à la retraite.
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[30]
Frédéric Boily, « De l’histoire nationale à l’histoire postnationale. Défis théoriques », dans François Charbonneau et Martin Nadeau, dir., L’histoire à l’épreuve de la diversité culturelle (Bruxelles, Peter Lang, coll. « Diversitas », 2008), p. 39.
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[31]
Voir entre autres, Dominique Schnapper, La citoyenneté à l’épreuve. La démocratie et les juifs (Paris, Gallimard, 2008) et Timothy Stanley, « Why I Killed Canadian History », Histoire sociale/Social History, 33, 65 (2000), p. 79-103.
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[32]
F. Boily, « De l’histoire nationale… », p. 47.
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[33]
Maria Grever, « Plurality, narrative and the historical canon », dans Maria Grever et Siep Stuurman, dir., Beyond the Canon, History for the Twenty-first Century (Londres, Palgrave MacMillan, 2007), p. 32.
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[34]
Voir entre autres le projet de Patrick Boucheron, dir., Histoire mondiale de la France (Paris, Seuil, 2017) ; F. Boily, « De l’histoire nationale à l’histoire postnationale… », p. 39 ; Jocelyn Létourneau, « Pour un autre récit de l’aventure historique québécoise », dans Damien-Claude Bélanger, Sophie Coupal et Michel Ducharme, dir., Les idées en mouvement : perspectives en histoire intellectuelle et culturelle du Canada (Québec, Les Presses de l’Université Laval, 2004) ; Lynn Schler, « History, the Nation-State, and Alternative Narratives : An Example from Colonial Douala », African Studies Review, 48, 1 (2005), p. 89-108 ; Martin Nadeau, « La postnationalité en histoire. Mise en contexte », dans F. Charbonneau et M. Nadeau, dir., L’histoire à l’épreuve de la diversité culturelle…, p. 21-26.