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Le livre d’Alexandre Dumas s’inscrit dans la mouvance de ce que l’on pourrait déjà appeler une tradition qui, à partir des années 1980, remet en question l’idée que la Révolution tranquille constitue une véritable rupture dans l’histoire du Québec, en même temps que l’analyse du duplessisme et de la Grande Noirceur. En abordant les relations entre l’Église et l’État, l’auteur propose, plutôt que de s’en tenir au seul régime de l’Union nationale, d’élargir le regard en embrassant la période allant des années 1930 aux années 1960. Cette posture en surplomb le conduira à soutenir la thèse de la continuité de Taschereau, à Godbout et à Duplessis. Sur la base de la consultation de sources nouvelles dans les archives religieuses, l’auteur va jusqu’à affirmer que les trois premiers ministres qui se sont succédé durant cette période « ont joué un rôle remarquable dans la modernisation du Québec, une modernisation qui s’est faite en collaboration avec l’Église » (p. 243). On comprendra que, pour Dumas, autant la mémoire honteuse de la Grande Noirceur que l’idée de l’avènement de la Révolution tranquille résultent d’un point de vue erroné empreint d’idéologie.
L’auteur scrute les relations entre l’Église et l’État à deux niveaux : sous l’angle de la gouverne, d’une part, en examinant les rapports entre les évêques et l’exécutif au niveau protococolaire, c’est-à-dire entre les premiers ministres et les sommets de la hiérarchie catholique, et ensuite en étudiant les communications entre les instances à propos de la législation. Il analyse attentivement, d’autre part, la participation des membres du clergé aux élections de 1935 à 1960. Dumas fait ressortir de façon convaincante qu’il n’y a jamais eu d’unanimité dans l’Église, aussi bien parmi les évêques que dans l’ensemble du clergé. Il insiste aussi sur le fait que les clercs ont d’abord et avant tout appuyé des individus plutôt que des partis, par exemple Hamel, Grégoire ou Chaloux plutôt que l’Action libérale nationale, le Parti national et le Bloc populaire. Il souligne de même l’importance du nationalisme dans l’Église qui s’affirme de plus en plus largement à partir de la Seconde Guerre mondiale sous Godbout et dans l’appui à l’autonomie provinciale de l’Union nationale. La sympathie envers Duplessis qui augmente dans le clergé après cette date comme l’opposition à Godbout de 1939 à 1944 seraient selon Dumas surtout dues à la question nationale : « Bien plus que le conservatisme social, c’est le conservatisme national qui va dicter l’attitude des prêtres à l’endroit du gouvernement libéral » (p. 167) et, à l’évidence, l’appui à l’Union nationale.
La thèse de la continuité, il faut souligner, va beaucoup plus loin que l’idée d’une simple reconduction du même. Contrairement aux idées reçues, Dumas évoque ici la constance du déclin du rôle et de l’influence de l’Église durant la période. Ainsi, sous le régime de « Louis Alexandre Taschereau, la voix des évêques avait un réel impact sur la législation » (p. 243), alors que Duplessis refusait de soumettre ses projets de loi à la hiérarchie religieuse avant de les présenter à l’Assemblée législative. Il résistera aussi souvent aux pressions du clergé lors, par exemple, de la création du ministère de la Jeunesse et du Bien-Être social ou encore de la grève d’Asbestos.
Qui plus est, Dumas propose une thèse encore plus forte qui permet de mieux éclairer cette idée de la continuité dans le déclin. L’auteur soutient en même temps la double thèse de la domination de l’État sur l’Église et du primat du politique sur le religieux. Il renvoie ainsi à l’affaire Guibord et n’hésite pas à conclure que « le clergé n’a après tout jamais eu de pouvoir que celui qu’on a bien voulu lui confier » (p. 252).
Voilà un ouvrage fort bien mené qui s’appuie sur un patient travail de consultation d’archives jusqu’ici inexplorées. Ce livre contribue sans nul doute au développement des connaissances sur l’histoire du Québec de 1930 à 1960. Il poursuit le travail de déconstruction des mythes de la Révolution tranquille et de la Grande Noirceur en élargissant l’analyse au-delà de la simple opposition linéaire entre le duplessisme et la modernité triomphante.
Quelques remarques rapides avant de terminer. Je ne saurais d’abord que souscrire à la thèse de fond qui, finalement, traverse l’entièreté de l’ouvrage, puisque mes travaux sur le duplessisme avec Duchastel et Beauchemin allaient exactement dans le même sens. Dumas contribue à n’en pas douter à la démonstration de cette perspective qui remet en question cette idée vieille et saugrenue de la domination de l’Église sur l’État et du religieux sur le politique. Il n’en reste pas moins que l’auteur se contente ici de décrire sans tenter de nous faire comprendre les circonstances de ce rapport inversé. Pourquoi, en somme, l’Église est-elle soumise à la dominance de l’État et du politique ?
L’idée de la continuité du recul de l’Église au centre de l’ouvrage me paraît beaucoup mieux fondée. La comparaison entre les régimes Taschereau, Godbout et Duplessis permet très certainement de faire avancer les débats et la recherche sur les rapports entre l’Église et l’État. Encore ici cependant l’auteur ne s’interroge pas sur les raisons du déclin de l’Église. Cette absence est probablement due au fait que Dumas aborde la relation dont il parle de manière essentiellement empirique et fonctionnelle. Nulle trace ici de rapports de force inscrits dans des conjonctures qui se transforment. Qu’en est-il, par exemple, du passage de l’État libéral à l’État providence ainsi que de l’avènement de la société de consommation et de la culture de masse si l’on cherche à comprendre les raisons du recul de l’Église durant cette période ?
Finalement, l’auteur me paraît sous-estimer le poids et la place de l’Église comme institution jusqu’au début des années 1960. Dumas réussit à démontrer empiriquement le déclin de l’Église, c’est le grand mérite de cet ouvrage, mais il ne faudrait pas pour autant oublier que l’Église a imposé son conservatisme social à une grande partie de la société civile jusqu’à la victoire du Parti libéral en 1960. À force de critiquer les mythes de la Révolution tranquille et de la Grande Noirceur, gardons-nous d’effacer en même temps la mémoire d’une gouverne politico-ecclésiastique autoritaire et passéiste, en même temps que petitement démocratique.