Article body
Yvan Lamonde veut éclairer la signification du moment républicain bas-canadien pour la conscience historique et politique québécoise. Aux quatre chemins porte sur cette question. Dans cet ouvrage concis et proche des sources, citées en abondance, Lamonde brosse les « chemins » de quatre individus – Louis-Joseph Papineau, Étienne Parent, Louis-Hippolyte La Fontaine et Cyrille-Hector-Octave Côté – qui furent au coeur de 1837-1838. Il faut d’emblée saluer la bonne idée d’analyser conjointement et de façon comparative quatre trajectoires individuelles ; cela a l’évident mérite de les rendre exemplaires de certains possibles à un moment clé de l’histoire. L’auteur expose ainsi des itinéraires qui lui permettent d’évaluer la validité d’options concurrentes.
Dans Aux quatre chemins, l’option choisie par Parent et La Fontaine dès la deuxième moitié des années 1830 n’apparaît pas sous un jour favorable : elle est celle d’un réformisme colonisé opérant un retour au monarchisme honni par les patriotes – ce que les deux hommes étaient eux-mêmes, à des degrés différents, avant leur « retournement » (p. 155, 179, 230). Il y a aussi l’option révolutionnaire de Côté. Mais si ce dernier fut tenant d’une idéologie d’émancipation, d’un républicanisme « social et politique » (p. 231, 190), un problème demeure sous la plume de Lamonde : celui de la violence. En effet, « homme de terrain » (p. 226, 231) – le comté chaud de l’Acadie – Côté privilégie les armes aux requêtes, les balles aux discours. Cette perspective radicale, que ne prisait pas publiquement Papineau, n’a pu prévaloir et aura été source de division au sein des patriotes. Comme pour couronner l’impasse de sa trajectoire, le révolutionnaire Côté terminera précocement ses jours, à 41 ans, pasteur et prosélyte converti à la religion baptiste.
Le républicanisme modéré de Papineau est l’objet d’un tout autre traitement dans Aux quatre chemins : il aurait été le reflet d’un sens aigu de la responsabilité et, fort d’une longue expérience d’orateur, d’une capacité hors du commun d’évaluer les options qui s’offraient au Bas-Canada. Papineau est ainsi dépeint comme l’« émancipateur » (p. 22, 185) déchu, mais conséquent. Pour lui, en effet, résister au colonialisme devait signifier avoir recours à la démocratie. C’est sur ce théâtre que l’on devait persister à se réclamer du modèle des États souverains de la République étatsunienne qui représentait la meilleure façon de sortir du colonialisme. Papineau est le seul à avoir ainsi fait preuve de constance, de « fermeté » dans une « conviction républicaine » (p. 241) réaliste. Pour Lamonde, la clé est là : à la différence de Parent et de La Fontaine, fils intellectuel du premier, Papineau ne s’est jamais résolu, après 1831, à réclamer pour les Bas-Canadiens le maintien d’une condition coloniale. Mais le seigneur républicain connut l’exil, puis la marginalisation sous l’Union. Papineau ne pouvait se satisfaire du choix de Parent et de La Fontaine, c’est-à-dire d’un repli dans les « arrangements sociaux » (p. 93, 122, 132, 239) – les institutions traditionnelles – de la « nationalité » au nom de la « conservation de ce qui nous constitue comme peuple » (p. 125).
Voilà où se situe le républicanisme québécois en 1837 et 1838 tel que présenté dans Aux quatre chemins, à un carrefour au sortir duquel des patriotes repentis, détournés du républicanisme pour conserver l’essentiel, adopteront la position qui aura préséance dans le régime d’Union. Parent et La Fontaine, ces figures de la « résistance passive » (p. 114, 230), de la « soumission honorable » (p. 115, 143, 230), de la « navigation supportable » (p. 114, 143, 230), auraient imprimé sur la destinée du Québec une direction faite d’attentisme : celle d’un « réformisme politique qui sera historiquement l’alternative à l’émancipation » (p. 179). Cela expliquerait 1840, 1867, et quoi d’autre ?
Le propos de Lamonde dans Aux quatre chemins rejoint ce qu’il écrivait dans Un coin dans la mémoire (Leméac, 2017). Retenons de la comparaison que Papineau et Parent « constituent, de par leurs orientations d’émancipation ou de réformisme, comme les deux hémisphères du cerveau politique des Québécois, hier et aujourd’hui [...] » (Un coin, p. 19 ; Aux quatre chemins, p. 11). Ils seraient « à la source d’une ambivalence identitaire profonde » (Un coin, p. 19), « déchirante et durable », source « de neutralisation, comme une forme d’anesthésie reconduite » (Un coin, p. 37). La tentation émancipatrice des Québécois serait d’abord paralysée par l’échec de 1837-1838, puis obscurcie par un nationalisme de conservation. Voilà d’où viendrait l’hésitation collective devant la question du régime politique, encore aujourd’hui ; voilà où résiderait l’importance de revisiter 1837-1838. La suggestion de Lamonde est claire : sans doute faudrait-il davantage écouter Papineau.
Dans l’analyse qu’en propose l’auteur, le poids de l’échec patriote est pesant. Mais c’est qu’il faudrait savoir d’où l’on vient pour savoir où l’on n’aurait pas dû aller et où l’on devrait aller. L’exemple de Lamonde nous rappelle en effet que les historiens du républicanisme québécois sont habités d’une préoccupation civique, tout comme le sont d’autres penseurs du (néo-)républicanisme tels que Maurizio Viroli, Philip Pettit, Quentin Skinner ou, plus près de nous, Marc Chevrier ou Danic Parenteau. Après avoir vécu un premier « moment machiavélien » durant les années 1830, il semblerait, pour plusieurs, que le Québec soit mûr pour une autre prise de conscience politique porteuse d’émancipation. Il faudrait bien faire l’étude sociohistorique de cet intérêt pour le républicanisme dans le Québec post-1995 qui rejoint, ils en sont peut-être surpris eux-mêmes, des intellectuels et universitaires autant libéraux que conservateurs.
En analysant quatre itinéraires individuels à la fin des années 1830, Lamonde cherche à remonter aux sources d’une (regrettable) marginalisation : celle du républicanisme québécois. À ce sujet, l’ouvrage recensé est à lire conjointement aux essais du même auteur. Cela permet de prendre conscience d’un premier dialogue : celui entre le citoyen et l’historien Lamonde – phénomène dont il a traité ailleurs. Si un deuxième dialogue est plus évident dans Aux quatre chemins, celui avec les sources qu’il cite en abondance, un troisième manque pourtant : celui avec d’autres historien-nes. Qu’à cela ne tienne : si nous pouvons prévoir que les chemins feront l’objet de discussions – comment qualifier et apprécier le rapport au politique dans le Bas-Canada et le Québec post-Rébellions ? –, il demeure que le livre est à lire pour qui s’intéresse autant à la question nationale québécoise qu’à l’histoire du XIXe siècle bas-canadien. Avec cette autre publication, Yvan Lamonde renforce la place importante qu’il occupe dans le champ intellectuel québécois.