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La publication du livre de Julien Prud’homme survient à un moment on ne peut plus opportun : jamais n’avons-nous autant parlé des élèves en difficulté, du dépistage précoce, du rôle des spécialistes à l’école et du recours au médical, voire au pharmacologique, en contexte scolaire. Instruire, corriger, guérir ? offre une mise en contexte de ces préoccupations en jetant un regard historique sur les conceptualisations, les politiques, les pratiques et les experts des difficultés scolaires au Québec de 1950 à 2017.
Dans ce premier chapitre, Prud’homme précise les assises théoriques et méthodologiques qui ont guidé sa démarche. Comme l’histoire de la difficulté scolaire est autant celle des enfants qui peinent à l’école, que celle des actrices du terrain qui cherchent à aider ces enfants, il exclut de recourir exclusivement à un résumé de la succession des politiques officielles (p. 7). Il choisit plutôt de camper son récit à la croisée de la sociologie des professions et de l’histoire de la médicalisation de la difficulté scolaire. En utilisant l’histoire des orthopédagogues comme fil conducteur à l’histoire de la difficulté scolaire, il met les interactions sociales au coeur du récit et révèle ainsi une nouvelle lecture du phénomène.
Le second chapitre raconte l’apparition et l’évolution de la catégorie « enfant inadapté » au Québec entre le XIXe siècle et la Révolution tranquille, alors que se met en place le projet de massification scolaire. D’abord exclus du système et accueillis par les religieuses dans les asiles où des programmes éducatifs leur sont néanmoins destinés, les enfants inadaptés sont ensuite confinés à des classes spéciales à la demande des commissions scolaires. L’absence de directives ministérielles claires à l’égard de ces élèves a comme conséquence de laisser le soin aux conventions collectives de décider des politiques formelles de l’inadaptation scolaire (une manière « devenue typique de l’école québécoise » nous rappelle Prud’homme [p. 30]). Ces premières conventions exigent désormais le recours à un spécialiste compétent de l’enfance inadaptée, ce qui mène à un foisonnement des experts (psychopédagogie, conseiller d’orientation, psychologue, etc.) dans l’école. Émergent alors les premières tensions entre médecine et pédagogie dans la prise en charge de ces enfants, tensions qui subsistent encore aujourd’hui et qui sous-tendent le récit.
Le troisième chapitre présente la naissance et le développement plutôt difficiles de l’orthopédagogie. Cette discipline proprement québécoise est, à l’origine, considérée comme une « intervention clinique à l’intérieur de l’école » (p. 38), ayant l’objectif d’évaluer, de diagnostiquer et de rééduquer les enfants. Ce rôle permet aux orthopédagogues de se distinguer de celui des pédagogues de l’enfance inadaptée. Toutefois, dans un Québec où les experts scolaires sont déjà nombreux, l’absence de politiques scolaires appuyant le rôle des orthopédagogues les oblige plutôt à assumer une diversité de rôles qui ne répond pas à leurs idéaux. Surviennent alors des tensions au sein du groupe et le début d’une longue quête identitaire, qui oscille entre diagnostic et gestion de classe ; hôpitaux ou écoles ; métier à part entière ou corpus de savoirs.
Le quatrième chapitre couvre la période 1975-1995, durant laquelle l’orthopédagogie comme discipline formelle et corps de métier se transforme d’une double manière : d’abord, lorsque le ministère de l’Éducation affaiblit l’orthopédagogie, en l’amalgamant à toutes les tâches associées à l’enfance inadaptée et en fermant les programmes universitaires du même nom ; ensuite, et contre toute attente, grâce à la création de l’Association des orthopédagogues du Québec (ADOQ). Bien que l’ADOQ soit formée d’un groupe hétérogène de spécialistes de l’adaptation scolaire qui assument des fonctions grandement diversifiées et qui se fondent dans la masse des travailleuses de l’éducation, Prud’homme la considère positivement. Les orthopédagogues en embrassant « la totalité du champ de l’adaptation scolaire » ont réussi à former une « communauté de questions […] une communauté de discussion sur les dilemmes inhérents à l’aide aux enfants » (p. 102). Voilà pourquoi il est si pertinent de croiser l’histoire des orthopédagogues à celle de la difficulté scolaire. Ces transformations s’inscrivent dans un contexte particulier, où l’écart se creuse entre d’une part les nouvelles politiques de l’adaptation scolaire valorisant une approche non clinique, où normalisation et intégration en classe régulière prédominent, et d’autre part, une pratique quotidienne où les diagnostics scolaires et l’intervention individuelle s’accentuent.
Le cinquième et dernier chapitre montre le renforcement des paradoxes énoncés précédemment. Alors que les orthopédagogues sont considérées comme des enseignantes, une diversité d’expertes de la santé entre à l’école (psychologues, neuropsychologues, orthophonistes), entraînant avec elles un vocabulaire médical et de nouvelles catégories diagnostiques (TDAH, trouble d’apprentissage, autisme). Tout en discutant de l’explosion du nombre d’élèves en difficulté, la dyslexie est mise de l’avant comme enjeu majeur du glissement des catégories de la difficulté scolaire et comme Graal âprement disputé, par les orthopédagogues notamment. Le récit se termine, mais les orthopédagogues en sont encore, plus de 50 ans après la naissance de leur discipline, à identifier et à asseoir leurs spécificités vis-à-vis des autres professionnelles de la difficulté scolaire. Quant à la suite des choses, tant pour les orthopédagogues que pour les politiques de la difficulté scolaire, Prud’homme espère « un cadre plus neuf, au mieux plus ordonné et honnête » (p.173).
Ce livre met le doigt sur le malaise, le doute et l’ambivalence face au rôle que doit jouer l’école à l’égard des élèves qui vivent des difficultés scolaires. Sa lecture fournit des repères historiques essentiels pour comprendre la situation désormais alarmante de la médicalisation des difficultés scolaires, en offrant une formidable vue d’ensemble des politiques scolaires s’adressant aux élèves. Une des forces de l’ouvrage de Prud’homme est de pointer courageusement les ratés du système, surtout le laxisme du ministère dans l’élaboration des politiques de l’adaptation scolaire et dans la gestion des élèves en difficulté. Si elle n’offre pas de solutions concrètes, cette lecture agit comme un appel à ne pas répéter les erreurs du passé. Bien qu’il ne nous convainque pas que les orthopédagogues soient les expertes qu’il faut au système, Prud’homme rappelle que leur histoire est celle « des regards que nous portons sur nos enfants » (p. 3). Pour cette raison, ce livre devrait figurer tout en haut de la liste de lecture de plusieurs élus québécois.