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Une quinzaine d’étudiantes attendent, fébriles et nerveuses, dans l’antichambre d’une puissante association étudiante. Elles défileront bientôt, les unes après les autres, devant un comité composé principalement d’hommes. Parées de leurs plus beaux atours et exhibant leur plus charmant sourire, elles devront incarner rien de moins que l’étudiante idéale. Scrutées de la tête aux pieds, elles répondront à des questions allant des arts ménagers à la peinture et à la politique internationale. D’autres questions, grivoises ou tendancieuses, les feront rougir ou balbutier, au grand plaisir de leurs interrogateurs. Cette scène générique du concours « Miss Quartier latin » s’est répétée à l’Université de Montréal tout au long des années 1950 et jusqu’au début des années 1960. Dans les jurys, on retrouvait les mêmes leaders qui vantaient la maturité des étudiant.e.s et promouvaient leur mission sociale. Comment expliquer le décalage entre un concours qui semblait appartenir au vieux campus estudiantin et un mouvement étudiant qui s’autoproclamait moderne et émancipateur ? J’explore l’hypothèse selon laquelle ce concours avait pour fonction de mettre en scène, à l’aide d’un faisceau de discours normatifs, l’exclusion des étudiantes de ce qu’on appelait alors le mouvement de l’histoire.

L’exclusion de l’histoire a surtout retenu l’attention des historien.ne.s de façon indirecte et a été abordée à travers d’autres formes d’exclusion qu’elle accompagne souvent (économique, raciale, linguistique, capacitiste, sexuelle, etc.). Elle peut être étudiée dans le présent de l’histoire (par le biais, par exemple, des pratiques de discrimination qu’elle nourrit ou justifie) ou a posteriori (à travers la place faite à certains groupes dans l’historiographie). Les deux approches sont d’ailleurs souvent liées, l’historiographie tendant à reproduire – ne serait-ce que par omission – les exclusions passées[1]. L’un des cas les plus connus à cet égard est celui des peuples autochtones ; leur exclusion de l’histoire occidentale et leur remisage dans un temps quasi immobile a justifié des représentations populaires et des politiques gouvernementales aux conséquences importantes[2]. Considérer que l’« autre » n’appartient pas à la même histoire que « soi » tend également à reconduire un certain déficit de réflexivité quant à sa propre place dans l’histoire et à celle qui est faite (ou refusée) à « l’autre ». Depuis une quinzaine d’années, plusieurs chercheuses et chercheurs ont constaté que « l’imaginaire québécois a peu intégré les actes de présence de ces très diverses communautés dans son autoreprésentation[3] ». Si les raisons de ce défaut d’intégration sont multiples, l’une d’elles concerne bien le rapport à l’histoire et touche à ce que Johannes Fabian appelait le « déni de co-temporalité (coevalness) », c’est-à-dire la tendance à placer un groupe « dans un Temps autre »[4].

L’histoire des femmes se prête également bien à ce type d’analyse ; elle a d’ailleurs généré une riche historiographie sur les modalités et les pratiques d’exclusion et de discrimination[5]. Plus précisément, dans le cas qui m’intéresse ici, celui des étudiantes, Karine Hébert et Nicole Neatby ont offert quelques pistes d’interprétation pour comprendre la discrimination que les femmes ont subie à l’université jusqu’à la fin des années 1950, soit au sein des associations étudiantes[6], soit au sein des discours sexistes sur leur place dans le monde universitaire[7]. En débordant sur le début des années 1960 et en me penchant sur une période transitoire où deux rapports au temps (traditionnel et moderne) coexistent dans le milieu étudiant, je cherche à mettre en relation la discrimination envers les femmes et leur appartenance supposée à un régime temporel différent de celui des hommes.

Admises pour la première fois à l’Université Laval à Montréal (l’ancêtre de l’Université de Montréal) en 1908, les femmes ne furent pourtant pas intégrées à part entière, symboliquement et institutionnellement, dans le corps étudiant. Durant la première moitié du XXe siècle, les autorités universitaires s’adressaient d’abord aux garçons, élites de la nation et bâtisseurs de l’avenir. Malgré leur nombre croissant, les filles peinaient à se faire admettre comme partie prenante d’une « jeunesse » qui était envisagée et parfois exaltée à travers des qualités dites masculines (la virilité, l’audace, le volontarisme, la raison, la fermeté, etc.). Dans le journal Quartier latin, les étudiantes (appelées également « poutchinettes ») étaient constamment renvoyées à leur nature et à des fonctions sexuelles et sociales bien balisées, ce qui rendait douteuse la légitimité de leur place et de leurs ambitions à l’université. Ces représentations essentialistes ne disparaissent pas au cours des années 1950, mais elles sont de plus en plus questionnées, moquées et critiquées par les étudiantes elles-mêmes, ce qui entraîne une réaction de la part de certains de leurs confrères, inquiets pour leur statut et leurs privilèges. Le concours Miss Quartier latin, qui participe à cette réaction, est une entrée particulièrement propice pour comprendre les modalités, à la fois scéniques, discursives et politiques, de la mise en place de l’exclusion des étudiantes.

Je montrerai d’abord que ce concours impliquait tout un cérémonial qui permettait de symboliser la place des uns et des unes dans le monde étudiant. J’examinerai ensuite la panoplie de discours prescriptifs sur les femmes auxquels donnait lieu le concours avant d’enchaîner sur les tactiques de résistance des étudiantes. Celles-ci ont en effet créé un concours clandestin et ont cherché à subvertir les discours tenus sur elles en revendiquant le statut d’agents historiques. Je terminerai en démontrant que la démocratisation du concours, à la fin des années 1950, loin de ruiner la représentation traditionnelle des étudiantes, l’a reconduite à nouveaux frais.

Un concours d’ancien régime (étudiant)

« Femmes, soyez donc heureuses de votre humanité avec toutes les faiblesses qu’elle comporte !
Mais de grâce, ne forcez pas la note inutilement !
Ne compliquez pas le travail déjà immense et pénible de l’Homme[8] ! »

« Ô Femme, tu n’es qu’une femme !
Mais aux leçons prodigieuses de l’homme,
tu réponds par les mystérieux signaux de ton coeur ce Cristal[9]. »

Au milieu des années 1960, lors d’une allocution sur la place des femmes dans les études supérieures, le recteur de l’Université de Montréal, Roger Gaudry, soulignait que les étudiantes et les professeures étaient plus nombreuses que jamais. Les statistiques révèlent effectivement une irrésistible accession des femmes à l’université : sur 10 632 inscriptions en 1956-1957, on retrouvait 2308 femmes ; ce chiffre grimpait à 5398 en 1960-1961, soit environ un tiers des effectifs. L’écart allait se rétrécir graduellement tout au long des deux décennies suivantes[10]. Malgré cet accroissement, les doutes sur la légitimité des femmes à l’université persistaient. Si Gaudry prétendait que « l’Université elle-même n’a jamais opéré de ségrégation », ce constat était loin de révéler tout le fond de l’affaire[11]. Il y avait en effet, de façon affichée ou insidieuse, de puissants mécanismes de socialisation qui, du berceau aux classes de l’université, maintenaient un plafond de verre[12]. Le concours de Miss Quartier latin constituait l’un de ces mécanismes[13].

Le concours est né dans un contexte où les « activités sociales » prenaient encore une place importante sur le campus et dans l’AGEUM (Association générale des étudiants de l’Université de Montréal). Lors de la première édition, organisée en 1950-1951, on cherchait à « instituer un formidable concours de perfection entre jeunes filles universitaires ». On demandait aux étudiantes d’envoyer une description, une photo et de répondre à deux questions : 1. « Pourquoi je suis à l’université » et 2. « Ce que j’ai de plus précieux »[14]. Dans chaque faculté, un petit comité se réunissait pour choisir une représentante. Après une « campagne » – informelle au départ et de plus en plus institutionnalisée par la suite – de quelques jours, les candidates se retrouvaient devant un jury, parlaient d’elles-mêmes pendant dix minutes et répondaient ensuite aux questions de leurs interrogateurs, qui avaient devant eux « quinze paires d’yeux où brillait l’espérance [et qui] attendaient avec une lueur d’inquiétude[15] ». L’ambiance était tendue et favorisait la rivalité. Selon une journaliste, les « rires délicats des candidates prennent volontiers une intonation des plus fausses. Celle-ci n’ose tourner la tête par crainte de détruire sa coiffure, celle-là s’exerce déjà à prodiguer ses plus charmants sourires », une autre a « l’air désabusé », tandis qu’une dernière jette des « regards furtifs vers la rivale »[16].

Cette rivalité amusait les étudiants. Pour l’un d’eux, au surnom subtil d’Antiphame, elle était le secret pour s’assurer que les filles remplissent au mieux leur rôle de « personnel décoratif de l’université[17] ». De tels propos étaient communs au cours d’une période où la place des femmes à l’université était souvent remise en question. Encore en 1957, Hélène Lortie racontait sa discussion avec deux étudiants défenseurs de la ségrégation à l’université. Selon eux, l’université devrait fonder une faculté uniquement pour les femmes, puisque dans les facultés majoritairement masculines, « [les filles] se dessèchent, perdent toute féminité, et au lieu d’embrasser le médecin, le philosophe, le physicien, elles embrassent la médecine, la philosophie, etc. ». L’étudiante ironisait en proposant, au sein d’une telle faculté, de possibles sujets de maîtrise tels que « L’influence de la tarte aux pommes sur le célibataire » ou « Traité sur le complexe de supériorité chez l’embryon mâle »[18]. Le refus de certains d’admettre la présence à part entière des étudiantes à l’université s’appuyait également sur la représentation d’une différence non seulement entre les capacités des un.e.s et des autres, mais également de leur rôle dans la société et l’histoire. Le concours Miss Quartier latin avait justement pour fonction de mettre en scène cette différence.

Lors des premiers concours, la différenciation des rôles sexuels était fortement marquée et enrobée dans un discours chevaleresque. Après l’ordalie de la période de questions (« des joues rosées, des mains glacées ou des réponses embarrassées[19] ») venait la consécration, qui avait lieu immédiatement après l’élection au cours d’un gala qui réunissait tous les étudiant.e.s – du moins ceux et celles qui avaient les moyens de se vêtir pour l’événement. Le cérémonial était digne d’un conte de fées : l’élue, telle une mariée, était le centre de l’attention. Les publicités martelaient d’ailleurs volontiers ce point pour encourager les candidatures : « Mesdemoiselles, si on vous offrait d’être princesse[20]… ». Sur place, les égards pour sa personne fusaient de partout, des plus humbles carabins au personnel administratif de l’université. C’est ainsi qu’elle « s’avanç[ait] vers Monseigneur le Recteur qui dépos[ait] sur sa tête la couronne de fleurs » et qu’elle recevait ici une gerbe de roses et là un bracelet d’argent ciselé. Pour terminer le gala, l’abbé Baillargeon célébrait une messe dans la chapelle universitaire, sorte d’estampille catholique sur l’événement et validation de sa mise en scène des rôles sexuels. Et c’est après cette célébration, « dans un décor romantique, sous un beau ciel étoilé, que l’on repren[ait] le chemin du retour »[21].

Figure 1

La Reine et ses demoiselles d’honneur. Le bal des étudiant.e.s

Source : Revue Bleue et Or, édition 1955, Association générale des étudiants de l’Université de Montréal, 1956

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Ce décorum associait étroitement l’étudiante élue à ce qu’on appelait l’éternel féminin. La légende de la photographie de la première Miss, qui posait avec un regard tout angélique, contenait seulement trois mots : « Tombée du ciel[22]… ». La « chanson de geste » qui accompagnait l’image, sous ses airs bon enfant, était éminemment prescriptive : elle suggérait que la Miss soit « symbole de l’honneur, de la perfection et de la fidélité aux traditions escholières[23] ». Si cette représentation idyllique et angélique de la femme était alors débattue dans certains cercles, dont les mouvements d’action catholique, elle était exaltée dans le concours Miss Quartier latin[24]. Ces caractérisations donnent un indice du régime temporel attribué aux femmes, puisqu’à l’idée de perfection correspondait la volonté explicite d’effectuer un « retour au mythe de la Dame », c’est-à-dire, selon la définition même du mythe, à un en dehors de l’histoire[25].

Il n’est pas anodin que le concours soit né dans un contexte de reflux du conservatisme et de glaciation idéologique après l’insertion massive des femmes sur le marché de l’emploi pendant la Deuxième Guerre mondiale. La situation était particulièrement ambiguë pour les femmes à l’université, qui se retrouvaient, entre l’idéal de la ménagère et les perspectives ouvertes par la guerre, « caught in the disjunctions of postwar expectations[26] ». À cet égard, le concours Miss Quartier latin, qui proclamait valoriser l’intelligence des étudiantes, penchait lourdement vers la consécration de certaines qualités dites féminines à une époque où « la complémentarité des rôles et fonctions », comme l’écrivait Denyse Baillargeon, était largement acceptée[27]. Cette complémentarité servait aux étudiant.e.s pour marteler le rôle d’auxiliaire de la femme. Selon l’un d’eux, « l’amour altérocentrique de la femme complète merveilleusement ce raisonnement égocentrique de l’homme[28] ». La chanson de geste qui accompagnait l’élection de la première Miss était explicite à ce propos. La « perfection » qu’elle devait incarner était circonscrite au domaine de la féminité, puisqu’il y avait d’un côté les étudiantes, qui devaient exprimer la « joie escholière », et de l’autre leurs confrères qui, eux, devaient « quérir science et argent »[29]. Cette répartition des tâches fut normalisée lorsque le Quartier latin commença à publier les descriptions des candidates au concours, comme je le montrerai dans la prochaine partie.

Pour plusieurs étudiant.e.s, le concours Miss Quartier latin constituait une version moralement supérieure des concours qui avaient lieu dans les universités étatsuniennes, où « l’on s’en tient uniquement à la beauté[30] ». L’utilisation du voisin du Sud comme repoussoir était courante à l’époque au Québec. Les membres du Club des relations internationales (CRI) avaient effectué plusieurs voyages dans les villes étatsuniennes depuis 1946. Ils avaient constaté que l’Amérique du Nord anglaise avait besoin d’un « supplément d’âme » que la culture française et catholique était justement capable de lui fournir, notamment sur le plan de la morale et des principes[31]. La femme canadienne-française, déjà responsable de la « revanche des berceaux », ne pouvait-elle pas, grâce à sa féminité toute naturelle, être opposée à sa vis-à-vis du Sud, la « “pin-up” américaine » qui, elle, participe à de « vulgaires concours »[32] ?

Cette distinction allait également être formulée par les étudiants torontois qui se rendaient, une fois par année, à l’Université de Montréal dans le cadre des Varsity Weekend. Pour l’un d’eux, irrité par les Canadiennes anglaises qu’il jugeait castrantes, les Udémiennes étaient accommodantes, élégantes et bonnes cuisinières, et ce, en vertu de rôles sexuels bien clivés, puisqu’au Québec, « a man is a man, and a woman a woman »[33]. Ces propos rejoignaient les représentations collectives plus générales promues par différentes élites, à commencer par les promoteurs touristiques, qui invitaient les Nord-Américains à venir explorer une province préservée dans ses traditions et digne de la vieille Europe[34]. À échelle réduite, le concours Miss Quartier latin lançait une invitation semblable.

La féminité ou le vide

Over and over women heard in voices of tradition that they could desire no greater destiny than to glory in their own feminity. […] They were taught to pity the neurotic, unfeminine, unhappy women who wanted to be poets or physicists or presidents[35]»

– Betty Friedan

Une portion considérable des discours publics produits pendant le concours Miss Quartier latin portait sur la promotion des candidates dans le journal étudiant à l’aide de photographies et de fiches descriptives rédigées par un membre de leur faculté. Ce qui frappe dans ces descriptions est leur stabilité dans le temps et leur ressemblance, peu importe la faculté impliquée. On se serait attendu à ce que ceux et celles, la plupart du temps des hommes, qui décrivaient leurs consoeurs misent sur l’univers particulier de leur discipline pour promouvoir leur candidate. Au contraire, la plupart des descriptions mettent en évidence les mêmes codes au sein de ce qu’on pourrait appeler la « formation discursive » du concours. Cinq qualités, particulièrement prisées et constamment réagencées, font office de conditions sine qua non pour l’éligibilité d’une candidate : le charme, la retenue, la gaieté, l’esprit et le dévouement. En 1953, le choix du comité avait été particulièrement difficile, puisque les candidates étaient toutes « très jolies, également élégantes, gracieuses, raffinées de culture […] avec tous les traits d’une féminité incontestable[36] ». Presque dix ans plus tard, on pouvait lire sur le même ton la description de la candidate Reine-Aimé Valois, Miss Optométrie :

belle sérénité. Douée d’une âme généreuse, c’est par le sourire qu’elle sait créer une atmosphère de joie autour d’elle. Très féminine et très coquette, elle a du charme en vertu de son étonnante simplicité, par son naturel et la sobriété de ses goûts[37].

Les disciplines les plus associées aux hommes étaient souvent celles où les descripteurs étaient les plus prompts à minimiser la complexité ou l’envergure des candidates. On se serait attendu à ce qu’une Miss Philo soit appréciée pour son ingéniosité intellectuelle, mais Andrée Morin était plutôt décrite comme « une Miss aussi simple qu’aimable, toute déconceptualisée, soyez-en sûrs[38] ». Nicole Parent, Miss Thémis (droit), pour sa part, était peinte comme « petit bout de femme pimpante, jolie et qui sait toujours adresser un bon mot à chacun[39] ». De fait, le caractère clivé de plusieurs facultés – en 1955-1956, il y avait 7,5 % de femmes en médecine, 8,5 % en droit, aucune à Polytechnique et 1,5 % en HEC, mais 100 % en pédagogie familiale et 98 % en technologie médicale[40] –, incitait leurs descripteurs à surenchérir sur la féminité ou la serviabilité. Les candidates de facultés à majorité féminine, elles, étaient en général choisies et décrites par leurs consoeurs, mais la teneur des descriptions – hormis pour la gouaillerie des hommes – changeait peu. Louise Bigras (diététique) était ainsi décrite pour sa « grande féminité, son calme, son grand désir d’aider les autres sans faire de bruit », puisque « son idéal est de remplir le rôle qu’on attend d’elle, celui de femme »[41].

Malgré leur apparente légèreté, les descriptions mettaient en évidence la hiérarchie des priorités auxquelles les étudiantes devaient se plier. La curiosité universitaire ne devait jamais prévaloir sur d’autres impératifs, comme celui de plaire et d’être agréable ou serviable. C’est pourquoi Nicole Fortin, Miss Agronomie, était caractérisée comme « une jeune fille qui s’intéresse à tout et qui surtout, sait plaire à tous[42] ». De fait, la condition d’universitaire des candidates était en général mentionnée pour préciser qu’elle n’entachait pas leur féminité. Il s’agissait de baliser l’étrangeté ou l’exceptionnalité d’un parcours (universitaire, scientifique), quitte à surenchérir sur la féminité afin d’éviter tout malentendu quant à la vision de l’ordre social sous-entendue ou, parfois, défendue explicitement. Miss Médecine était ainsi présentée comme une « jeune fille à l’humour délicat et au dévouement discret [qui] a su devenir le type de l’étudiante idéale ; son caractère actif et décidé n’ayant en rien amoindri sa féminité[43] ». Dans cet exercice de style, les qualités doivent constamment être émoussées et euphémisées : l’humour est délicat, le dévouement discret, l’intelligence rafraîchissante, le charme sobre. Et lorsqu’une candidate, comme c’était de plus en plus souvent le cas au fil des années 1950, admettait carrément vouloir faire carrière dans une profession « masculine », on prenait bien soin d’ajouter qu’elle voulait avant tout un mari et des enfants. Dans certains cas, l’idée selon laquelle les femmes allaient à l’université pour se trouver un mari était prise au pied de la lettre. À propos de France Lynch (chirurgie dentaire), on soulignait que « sa plus grande ambition est de se marier », et on ajoutait : « La route vous est donc toute indiquée, messieurs, à vous de jouer »[44]. Mais certaines étudiantes avaient décidé que pour elles également il était temps de jouer.

Subversion et prise de parole

L’enjeu des règles du concours avait été rapidement soulevé par certaines étudiantes qui s’opposaient à la mainmise des hommes. En 1952, l’une d’entre elles avait déploré le fait que sur les 12 membres du jury, il n’y avait aucune fille[45]. Plusieurs voix s’étaient jointes à la sienne et, l’année suivante, une femme siégeait sur le comité, ce qui sera aussi le cas les années suivantes. Mais cette inclusion partielle mettait encore plus en évidence le déséquilibre initial. Il serait inexact de ranger les hommes d’un côté et les femmes de l’autre quant à l’appréciation du concours, puisque les deux groupes contribuaient largement à la régulation de sa formation discursive et véhiculaient des normes semblables sur la complémentarité des rôles sexuels et sur la féminité. On peut cependant distinguer les deux groupes sur le plan de la représentation de la parole des femmes. Alors que les hommes utilisaient constamment l’intertexte pour mitiger, réorienter et parfois ridiculiser la parole des femmes qu’ils devaient rapporter, les étudiantes qui décrivaient ou interviewaient leurs consoeurs adoptaient une autre approche.

L’une des cibles préférées des hommes qui rapportaient les propos des étudiantes était l’ambition scientifique ou professionnelle. Devant un jury qui s’inquiétait de son goût pour la science, Louise Poirier (pharmacie) avait répondu du tac au tac : « Chacun a ses goûts. Les sciences m’attiraient en général et la Pharmacie en particulier », tout en ajoutant qu’elle avait l’intention de « se faire une carrière bien à elle ». Mais l’étudiant qui rapportait les propos avait ajouté : « Ce qui ne l’empêchera pas, nous assure-t-elle avec une grâce toute féminine, de se préparer aussi à sa carrière d’épouse »[46]. Cette façon de modérer les ambitions scientifiques en les rabattant ici sur le corps (la grâce) et là sur le rôle (épouse) rejaillissait sur le type de rayonnement auquel pouvait aspirer une Miss. En général, il s’agissait d’étudiantes énergiques et impliquées – et capables de tenir tête à des jurys masculins parfois mesquins ou grivois –, mais dont le mandat était sans envergure et, de l’aveu de Marie Sénécal, la couronnée de 1955-1956, « plus ornemental qu’autre chose[47] ». Cette dernière étudiante avait d’ailleurs subi un traitement similaire à celui de Poirier. Elle s’était fait demander pourquoi elle avait choisi les sciences sociales : « C’est un cours, avait-elle répondu, qui étudie le présent, qui permet en somme de faire un travail créateur d’une façon scientifique. » L’interviewer s’était cependant empressé de recadrer la discussion en soulignant qu’en tant que Miss, sa vraie « ambition est d’apporter une note de joie »[48].

On peut comparer ce traitement avec celui fait par les étudiantes intervieweuses, qui utilisaient d’ailleurs le Quartier latin comme lieu d’expression public privilégié pour valoriser la présence des femmes à l’université. Contrairement à son collègue, Marie-Sol Hone avait questionné Marie Sénécal sur les embûches qu’elle avait rencontrées à la faculté de médecine, sur sa quête scientifique et sur ce qu’elle pensait de l’auto-stop pour les filles, ce à quoi elle avait répondu : « j’ai comme principe que le développement de la personnalité peut toujours trouver son compte dans toutes sortes de situations [et qu’il faut] aller au-devant des circonstances[49] ». Nous retrouverons plus loin cet accent mis sur le développement – qui évoque ce que Michael Gauvreau appelait le « personnalisme féministe » de l’époque[50] – à propos des tactiques utilisées par les étudiantes pour affirmer leur agentivité historique.

Une parenthèse disruptive : Monsieur Quartier latin

« Ah !… combien ce marin… ce futur capitaine. Poilu. Musclé. Joufflu.
Saura réconforter nos pauvres coeurs en peine[51]… ».

Au milieu de la décennie, quelques étudiantes décidèrent de créer leur propre concours : Monsieur Quartier latin. La promotrice était nulle autre que l’ancienne Miss Quartier latin de 1954-1955, Louise Poirier, également impliquée dans l’association étudiante (en tant que secrétaire), dans le journal (elle dirigeait la Chronique féminine) et la première étudiante au Québec, à notre connaissance, à s’être identifiée comme partie prenante du mouvement étudiant (encore embryonnaire)[52]. Il s’agissait, dans ses mots, d’une petite « révolution » qui, comme lors de ces carnavals qu’affectionnaient les milieux étudiants depuis plusieurs décennies, visait à renverser momentanément les rôles[53]. Avec d’autres, elle créa le SPCADEM (Société pour la Protection, Conservation et Avancement des Droits de l’Étudiant Mâle) afin de donner aux hommes un « type représentatif » qui les incarnerait tous à la façon de Miss Quartier latin. Le concours suscita de nombreux malaises et grincements de dents chez la gent masculine et certains, « avec un visage genre “masque de Tragédie” », accusèrent Poirier de manquer de sérieux ou d’aller trop loin[54].

L’ancienne Miss, qui n’avait pas l’habitude de faire les choses à moitié, était effectivement décidée à aller jusqu’au bout de l’expérience. Elle avait utilisé ses connexions dans le journal pour faire publier les photos et les descriptions des candidats, tout en s’assurant de bien donner le ton qu’elle attendait de ses consoeurs. Plutôt que la « féminité », elle faisait mine de faire l’éloge de la « masculinité » à travers des clichés physionomiques ou caractériels ; elle exaltait particulièrement la force et le charme. L’élu idéal : « En plus de biceps, il devra avoir de l’esprit », « un esprit galant, charmeur dans les salons “biens”, vif dans les conversations brillantes, agréable dans tout autre moment. Et aussi de la culture, la plus générale possible. » Et ce n’est pas tout : « Il devrait être capable de répondre avec brio, à toute question, sotte, géographique, curieuse, astronomique […] et même culinaire […] tout ça avec un vocabulaire choisi »[55]. Elle faisait ici référence à la période de questions, difficile et parfois humiliante, à laquelle devaient se plier les candidates. Dans les semaines suivantes, la description des candidats de chaque faculté allait reprendre ces codes.

Le résultat fut une sorte de parodie vraisemblable où la quantité, l’enchaînement et l’exacerbation des qualités recherchées témoignaient a contrario de la pression subie par les étudiantes pour se conformer aux normes parfois contradictoires qu’on attendait d’elles. Cette parodie tendait un miroir plutôt grimaçant aux étudiants pour leur faire comprendre l’absurdité de leurs exigences. Poirier avait elle-même livré l’une des clés de cet anti-concours en déclarant qu’il était temps de donner aux hommes la chance de « prouver l’existence à l’U. de M. d’un homme presque parfait[56] ». Les étudiantes profitèrent également du concours Monsieur Quartier latin pour érafler le paternalisme ou l’arrogance de leurs confrères. Monsieur Lettres était ainsi mandaté pour être « l’arbitre consciencieux » dont toutes les filles ont besoin, surtout celles qui « errent encore dans les ténèbres »[57]. Monsieur Réhabilitation, lui, était magnifié pour ses nombreuses conquêtes : « [il] parle avec une compétence égale, du charme des Japonaises, des Espagnoles, ou des Parisiennes[58] ». Certaines étudiantes prenaient également le contre-pied de la mystique féminine et du régime (a)temporel où elles étaient rangées. En ouverture à la présentation de Monsieur Thémis (Gilles Duguay), on pouvait ainsi lire : « Enfin, nous l’avons ce support moral indispensable, cette incarnation de notre idéal : l’Homme Éternel[59] ! » Marie Sénécal ne s’y trompait pas en voyant dans ce concours alternatif « beaucoup de comique, de sarcastique aussi. Les réactions masculines surtout sont amusantes[60]. »

Le concours Monsieur Quartier latin s’attaquait également à un aspect important de sa contrepartie féminine : le décorum. C’était bien entendu des jurys composés de femmes qui avaient décidé du sort des candidats, et certaines semblent avoir savouré leur revanche : « Les voilà tous les six en avant du jury de quelque trente jeunes filles, très beau spectacle ! » Les questions embarrassantes avaient suivi, sous le regard scrutateur des jurés, dont certaines avaient pu « admirer les tibias de quelques-uns des plus beaux spécimens de la flore de la Montagne[61] ! » Auparavant, par dérision, les comités de certaines facultés avaient fait mine de rejeter les candidats ; en droit, il y avait eu neuf abstentions sur dix votes. La raison ? Déplorer l’absence d’un candidat parfait. Lors du couronnement, c’est bien sûr Miss Quartier latin elle-même qui avait déposé la couronne sur la tête de l’élu, Roland Champagne (architecture). Par la suite, on avait pu le voir défiler, « dignement accompagné par ses “messieurs d’honneur”[62] ». Cette consécration constituait le point d’orgue à la subversion des rôles ; c’était désormais la Miss, elle-même objectivée, qui rendait la pareille à l’élu, donnant à l’anti-concours le caractère d’un conte au dénouement ironique. En fin de compte, le couronnement (de la Miss et du Monsieur) était révélé pour ce qu’il était : une malédiction.

Le concours Monsieur Quartier latin n’eut lieu qu’une seule année, ce qui rend son appréciation difficile. On peut néanmoins supposer qu’il a ébranlé la représentation d’un certain ordre des choses sur le campus. En attirant l’attention sur les mécanismes d’objectification des étudiant.e.s, il a contribué à braquer l’attention sur l’agentivité historique chez les un.e.s et les autres.

(Auto)dérision et historicité

Si les concours Miss et Monsieur Quartier latin constituaient des occasions privilégiées pour débattre d’enjeux tels que la place des femmes à l’université, ils participaient plus largement à une mise à l’écart de l’histoire. Pour combattre cette exclusion, les étudiantes n’avaient pas accès aux mêmes moyens et institutions que les groupes féministes qui se manifesteront à partir du milieu des années 1960, notamment la Fédération des Femmes du Québec. Plutôt qu’une dénonciation tous azimuts des structures de domination, ou encore l’affirmation d’une voix féministe collective, les étudiantes ont plutôt cherché à déconstruire avec les moyens du bord les limitations qu’on leur attribuait. Par rapport à la polarité entre la stratégie (qui part d’une position ferme et institutionnalisée) et la tactique (qui ruse et manoeuvre)[63], les étudiantes ont eu recours à cette dernière, plus précisément les tactiques de l’autodérision et de la subversion des discours portant sur leur nature et leurs capacités.

On a vu que l’éphémère SPCADEM, sous prétexte de glorifier l’homme, objectivait également les étudiants : photographiés, décrits, ridiculisés ou encensés, ils se retrouvaient dans un rôle passif, ce qui explique sans doute pourquoi le concours Monsieur Quartier latin en irritait plusieurs et qu’il ne fut pas endossé par l’AGEUM. En empruntant une partie de son acronyme à la Société protectrice des animaux (SPCA), le SPCADEM indiquait également une autre manoeuvre des étudiantes promoteures du concours : la subversion du préjugé sur la nature limitée des femmes. Pour rétorquer aux critiques faisant d’elles des « mineures prolongées », les étudiantes soulignaient volontiers à quel point les étudiants étaient prisonniers du passé et immatures. Elles éraflaient ainsi l’assurance avec laquelle les hommes se posaient en agents rationnels de l’histoire.

Pour ridiculiser ou tout au moins mitiger cette assurance, certaines étudiantes n’hésitaient pas à renverser les préjugés qu’elles subissaient. Paule Tardif (Manou) s’attaquait par exemple au vieil adage comme quoi les femmes venaient à l’université pour trouver un mari. Dans un article au titre provocant (« Les garçons viennent-ils à l’Université pour se marier ? »), elle subvertissait le cliché : « Oui, Messieurs, avouez-le ! Ce ne sont pas les cours, la science, qui vous amènent à l’université… », mais bien la recherche d’une épouse. Puisant dans l’histoire et actualisant la scène originelle d’Adam et d’Ève, souvent utilisée pour justifier l’infériorité de la femme, Manou en donnait une autre interprétation : depuis l’expulsion du Paradis, « tout homme naît avec en lui cette crainte du sexe faible. Nous entendons ici par crainte une faiblesse, un complexe d’infériorité de l’homme devant la femme », notamment de sa vie intellectuelle[64]. En braconnant ainsi dans la polarité qui faisait de la femme une accompagnatrice (particulièrement sur le plan intellectuel), Manou utilisait la brèche qui s’était créée depuis l’après-guerre à propos des capacités des femmes à l’université[65].

Cet enjeu de la vie intellectuelle, territoire auquel tenaient jalousement plusieurs étudiants, se prêtait bien aux sarcasmes. Dans un article satirique et sous prétexte de « conseiller » ses consoeurs, Marie de la Fontaine leur suggérait : « consentez donc à feindre la limpide et énigmatique femme qu’ont créée les rêveries de l’adolescent et dont l’homme perpétue le souvenir et recherche l’incarnation ». Ainsi, si un jeune homme s’offre à préparer vos séminaires ou dissertations, ne vous y opposez pas : « Il vous trouvera si gentille de lui fournir l’occasion de démontrer sa finesse… vous pourrez, plus tard, rédiger vous-mêmes et seules un travail convenable »[66]. Si cette saillie suggérait – ce qui était le cas de la plupart des textes d’étudiantes à l’époque – d’éviter la confrontation pour maintenir une façade de gentillesse, elle témoignait aussi d’une fine connaissance de la symbolique sexuée qui animait les hommes, tout en valorisant l’autonomie intellectuelle de l’étudiante (égale à son confrère). Ces propos apparemment légers contribuaient également à élargir l’espace de réflexion sur les capacités des femmes, et ce, même s’il y avait rarement des contre-modèles (sur les plans individuel ou collectif) mis de l’avant. Sara Savignac Rousseau rappelait que « l’ambiguïté ironique », même si elle permet de rejeter une proposition sans formuler explicitement une contre-proposition, laisse néanmoins « place à la réflexion, ce qui rend ainsi recevable, légitime et estimable toute autre proposition »[67]. Cette ambiguïté et le flottement des possibles qu’elle entraînait avaient pour impact d’ouvrir l’horizon d’attente des étudiantes.

L’utilisation de l’autodérision démontre bien comment certaines femmes cherchaient à se poser, presque a contrario, comme agents de l’histoire. Dans un texte intitulé « Supériorité de la femme », Manou faisait mine d’effectuer un réquisitoire contre les femmes, mais exposait en fait crûment certaines idées reçues. L’infériorité intellectuelle de la femme n’est plus à démontrer, débutait l’étudiante ; les hommes ont bien tenté de lui « inculquer quelques connaissances » au fil des âges, mais en vain, puisque « Tout dans l’attitude de la femme démontre qu’elle est un être “dépendant et servile” » et qu’elle est vouée aux « sciences ménagères ». En fait, continuait-elle, c’est par complexe d’infériorité que la femme plagie l’homme à tout moment : « Ne va-t-elle pas jusqu’à porter le pantalon (regrettable ?), conduire une automobile (que dire des accidents ?), fumer (incroyable !) et même […] s’instruire (inconcevable !) »[68]. Ce pseudo-réquisitoire valait, par défiance, comme une valorisation de pratiques qui n’étaient pas associées aux femmes. Il mettait également en parallèle un présent en devenir (celui de pratiques « émancipatrices ») et, entre parenthèses, des réactions passéistes et figées dans le temps. À cet égard, on remarque que si les discours sur la maternité et le rôle d’épouse étaient utilisés pour circonscrire l’horizon des étudiantes, ils ne disaient rien sur leurs capacités. Ce contraste entre un présent universitaire rempli de possibilités et un futur apparemment tracé à l’avance créait une certaine marge de manoeuvre pour explorer cet entre-deux où les frontières pouvaient être éprouvées et parfois repoussées. La distinction entre le passé et le présent constituait en fait l’un des truchements de prédilection des étudiantes pour affirmer leur agentivité.

Les étudiantes recouraient largement à l’histoire et à l’évolution pour faire valoir leurs points, souvent à l’aide de marqueurs temporels de type avant/après[69]. L’utilisation persistante de ces marqueurs temporels, qui tendaient à ouvrir l’horizon d’attente, révélait une appropriation propre des étudiantes du régime d’historicité moderne, qui était entré dans une phase (1945-1967) où la valorisation du futur accompagnait une rapide distanciation d’avec les traditions[70]. Une année avant la naissance du concours Miss Quartier latin, une certaine Rossinante écrivait que jadis, les mâles dominaient le campus et que les rôles de chacun (protecteurs et protégées) étaient stables ; or, ajoutait-elle, « maintenant que la civilisation est bien établie », ces rôles ont évolué[71]. Nicole Bourgeois, pour sa part, distanciait ainsi son présent du passé en écrivant : « À l’époque de nos grand’mères et même à celle de nos mères… », avant de poursuivre : « à l’heure actuelle, [la femme] s’est affranchie de cet ennuyeux rigorisme »[72]. Alice Desjardins, de son côté, s’employait à démontrer de quelle façon l’évolution avait rendu caduques la plupart des différences, notamment biologiques, entre les hommes et les femmes. Depuis toujours, constatait-elle, l’homme semblait fait pour la guerre et la politique, et la femme pour la cuisine, « puis un jour, bêtement ( ?) le progrès supplanta la tradition ; la mécanique l’emporta sur la force musculaire[73] ». L’allusion à la mécanique permettait ici de poser une ère post-nature (genrée) où les femmes apparaissaient tout aussi outillées que les hommes, particulièrement dans le milieu universitaire.

Pour illustrer cette marge de manoeuvre, certaines étudiantes mettaient en évidence le caractère passager – et donc transformable – de l’histoire. Dans un article à propos d’un numéro spécial de Cité libre sur la femme, Hélène Lortie constatait que l’image de la mère était encore prédominante au Québec, au détriment de celle de l’épouse. Elle enchaînait : « [Le changement] viendra, espérons-le. Cela demande une certaine maturité psychologique, tant de l’homme que de la femme. L’égalité des sexes, dont parle [Adèle] Lauzon, apportera-t-elle la solution[74] ? » Au-delà de la valorisation d’un rôle ou d’un autre (la mère, l’épouse), le renvoi à une transformation en cours ou à venir avait à tout le moins pour effet d’invalider le soupçon d’immuabilité qui pesait encore sur la « nature » des femmes. Jadis mères, aujourd’hui épouses, qui pouvait prédire leur rôle demain ? Dans son article, Bourgeois avait d’ailleurs conclu sur un ton futuriste en déclarant que pour certaines jeunes femmes, « la porte s’est ouverte sur un monde nouveau et totalement différent[75] ». Cette mise en branle de l’histoire créait une sorte de suspense emballant quant au futur et à la place des femmes dans celui-ci. Marie de la Fontaine générait une tension semblable en jouant sur le thème de l’inversion des rôles sexuels : elle reconnaissait que « l’acquisition d’un mari » était encore « utile » à la femme, puisqu’après tout, « [nos] professions ne seront certes pas assez lucratives pour le remplacer dès cette génération ». Mais il ne fallait pas désespérer, ajoutait-elle, puisqu’il s’agissait là d’une « concession » à une « nécessité circonstancielle »[76]. Cette utilisation de la sémantique des temps historiques suggérait que cette Histoire, même au nom de laquelle les hommes prétendaient parler, était (aussi) du côté des femmes.

Bien sûr, de tels énoncés étaient souvent atténués ; Bourgeois rappelait ainsi que la femme ne doit pas « dépasser les bornes » ou aspirer à une place trop grande : « toutes, vous n’accomplirez pas des exploits dont parleront les journaux »[77]. Ces bémols révélaient un autre aspect de la posture de plusieurs étudiantes, qui misaient sur la volonté individuelle et l’autodétermination pour faire leur place. Michèle Rivet écrivait ainsi, à propos du concours Miss Quartier latin, que si « une universitaire féminine a quelque chose à dire, qu’elle parle et sa voix portera… Si elle n’a rien à dire, on n’a pas à la prendre en pitié. Qu’on l’ignore, il vaut mieux[78]. » Ce discours volontariste, de la part d’une étudiante qui jouissait d’ailleurs d’une importante tribune dans le Quartier latin, correspondait à ce que Linda Eisenmann appelait l’activisme adaptatif, par lequel les femmes universitaires valorisaient les tactiques individuelles au lieu du combat contre des structures d’oppression, quitte à vilipender la masse des étudiantes « traditionnelles »[79]. Lysiane Gagnon, alors jeune journaliste, avait notamment écrit plusieurs articles contre l’étudiante servile, coquette et sans ambition qui cherchait un mari à l’université[80].

Les tactiques discursives utilisées par les étudiantes visaient toutes à mettre en évidence le mouvement de l’histoire et, à hauteur d’humains, le devenir des un.e.s et des autres. Une étudiante paraphrasait ainsi Simone de Beauvoir et écrivait, en se référant à l’ancienne dénomination des femmes à l’université : « On ne naît pas Poutchinette. On le devient[81]. » Un tel propos attirait l’attention sur le devenir personnel, mais aussi sur les structures qui, comme le concours Miss Quartier latin, « faisaient » la poutchinette. Dans sa tirade autodérisoire sur les étudiantes, Manou avait poursuivi en parlant de l’étiquette de « garçons manqués » dont étaient affublées celles qui réussissaient à l’université. Elle rejetait cependant cette étiquette et ajoutait un peu énigmatiquement que dans l’état actuel des choses, les étudiantes étaient plus « précisément des êtres à double nature semblables à ceux dont parlait Platon »[82]. Si elles n’étaient ni des garçons manqués ni des reines de perfection, qu’étaient-elles ? Cette question allait demeurer sans réponses pendant plusieurs années dans le milieu étudiant, alors déchiré entre une nouvelle idéologie et un vieux concours.

La Reine est morte, vive la Reine !

Durant la seconde moitié des années 1950, le concours Miss Quartier latin entrait dans sa période la plus féconde, au moment où l’AGEUM et le mouvement étudiant s’affirmaient de plus en plus sous la bannière du syndicalisme étudiant. Comment cette politisation a-t-elle affecté un concours qui était l’emblème du campus estudiantin, mais qui était de plus en plus critiqué et méprisé par les étudiant.e.s sérieux, les « travailleurs intellectuels » ?

Selon une périodisation convenue, le milieu étudiant serait sorti de sa « grande noirceur » au milieu des années 1950 et aurait été gagné par l’engagement social et le militantisme tout au long des années 1960. Compte tenu de cette rupture, on aurait pu s’attendre à ce que le concours Miss Quartier latin, qui symbolisait clairement la préhistoire de ce milieu, s’effiloche graduellement, mais il n’en fut rien. En 1959-1960, on notait même un retour au décorum du conte de fées : « Un décor féérique accueillera les invités […]. Vous reverrez Cendrillon, ses laquais, son carrosse[83]. » La commentatrice était Lise Cousineau, ancienne Miss Quartier latin, qui encourageait ses consoeurs à être plus jolies et plus charmantes (« Pour vous, messieurs, nous voulons être jolies[84] ! »). L’accent était définitivement mis sur la féminité et les rôles traditionnels : l’élue de cette même année, Marguerite Dufour (voir Figure 2), était décrite pour « sa féminité [qui] n’est pas seulement apparente » et qui, « comme toute jeune fille vraiment femme, attend avec sérénité le prince charmant »[85]. Le caractère implacable de ces propos, peut-être une réaction au discours subversif tenu par certaines étudiantes depuis quelques années, surgissait néanmoins à un moment où l’horizon des étudiant.e.s était de plus en plus chamboulé.

Figure 2

Marguerite Dufour élue Miss Quartier Latin.

Source : Revue Bleue et Or, édition 1959. Association générale des étudiants de l’Université de Montréal, 1960

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Le concours d’un régime à l’autre

Depuis l’émeute des Tramways de 1955, la marche à Québec de 1956 et surtout l’épopée des Trois devant le bureau de Maurice Duplessis en 1958[86], la pression avait augmenté sur les associations étudiantes au Québec : elles ne pouvaient plus se contenter d’administrer leur milieu au jour le jour ; elles devaient également le mobiliser et le projeter dans le futur. La grande bataille pour l’accessibilité à l’éducation supérieure, qui remontait à 1953 avec la publication d’une enquête sur l’inégalité d’accès à l’université[87], avait trouvé une solide mouture idéologique avec l’adaptation et la mise en pratique du syndicalisme étudiant venu de France[88]. Mais les exécutifs des associations étudiantes étaient encore, dans la seconde moitié des années 1950, hésitants et prudents – certain.e.s disaient même conservateurs. L’AGEUM était de plus en plus pointée du doigt – et de façon vigoureuse par le Quartier latin – pour sa gestion arbitraire et opaque. Ce trait rappelait beaucoup trop à certains le gouvernement de l’Union nationale, accusé de condescendance et honni par les étudiant.e.s., qui adulaient alors les réformateurs et trublions de tout acabit, du Jean Drapeau de la Ligue d’action civique aux abbés Dion et O’Neil en passant par le Frère Untel[89]. Or, le concours Miss Quartier latin symbolisait justement cet arbitraire : la Miss n’était-elle pas élue par un petit groupe d’individus qui ne consultaient par leurs membres ?

À l’automne 1959, l’AGEUM décide de changer les règles de Miss Quartier latin. Il est significatif que les raisons qui font bouger l’association ne concernent pas le statut ou le traitement des femmes, et encore moins ce que nous appellerions aujourd’hui le paternalisme du concours, mais bien le processus antidémocratique par lequel les Miss étaient élues. Mais comment moderniser un concours encore pétri de références puisant dans un mythique Moyen Âge ? L’AGEUM aboutit à un compromis : conserver le décorum, mais modifier le processus électoral. Désormais, la Miss Quartier latin, parfois surnommée la « reine » des étudiant.e.s, allait être élue au vote populaire. Lors d’une assemblée de l’AGEUM, la transition vers ce nouveau modèle sembla satisfaire tout le monde : le vote sur cette question se décida par une écrasante majorité de vingt-huit pour et de deux abstentions[90]. Les candidates allaient désormais devoir non seulement fournir un acompte avant de concourir (10 $), mais également faire une sorte de campagne électorale d’une durée d’une semaine qui comprenait une éreintante tournée des classes.

La réforme du concours était un peu plus qu’un pis-aller ou qu’une arrière-pensée pour l’AGEUM. Il est étonnant de constater la quantité d’efforts, de délibérations et de rapports, parfois très longs, qui seront consacrés au concours durant les quatre prochaines années[91]. Cela indique que l’enjeu débordait la simple rénovation d’une tradition estudiantine. Le concours, très populaire avec un taux de participation de 66 % des votant.e.s en 1960-1961, prenait également une nouvelle fonction : il mettait en scène, symboliquement et physiquement, l’intégration de façon alambiquée de « l’élément féminin » dans le mouvement étudiant[92].

Depuis le milieu des années 1950, les récriminations contre les femmes, qui ne s’intéresseraient pas suffisamment à la politique selon certains confrères, étaient de plus en plus abondantes. Vraisemblablement, on attendait des étudiantes qu’elles soient plus que ce qui était autorisé par les discours restrictifs tenus sur elles, et ce, même si ce « plus » impliquait la transgression des frontières qu’elles étaient appelées à ne pas dépasser. Elles étaient notamment invitées à élargir leur conscience citoyenne : « Mesdemoiselles, la démocratie vous attend[93] », disait l’un avec impatience. Il fallait donc, pour cette raison et malgré une représentation de la « femme » plutôt incompatible avec le nouvel éthos du travailleur intellectuel promu par le syndicalisme étudiant, faire monter l’étudiante dans le train du progrès. Le concours de Miss Quartier latin, malgré ses limites, pouvait à tout le moins symboliser la « modernisation » de l’étudiante en mettant en évidence chez elle non pas sans doute une conscience sociale, mais à tout le moins une « tournure d’esprit social[94] ». De cette façon, elle allait pouvoir accompagner au mieux les leaders masculins dans leur tâche à venir. Si les archives ne nous disent pas à quel point les candidates au concours ont pu utiliser, à partir de 1959, les tribunes qui leur étaient offertes lors de leur campagne pour ébranler ou transgresser les attentes contradictoires nourries envers elles, il semble que les nouvelles règles du concours aient plutôt renforcé l’idée selon laquelle les femmes appartenaient à un autre régime temporel.

Le contraste entre les campagnes électorales des étudiants, qui défendaient sur le campus de longs programmes politiques, et celles des étudiantes, qui devaient utiliser leurs « talents féminins » dans les facultés pour charmer les étudiant.e.s, était particulièrement frappant. Une candidate avait ainsi cuisiné deux immenses gâteaux pour s’attirer les sympathies des Polytechniciens qui, fiers de se dire « disciples du Marquis de Sade », avaient multiplié les propos obscènes à son égard[95]. Cette attitude se manifestait également pendant les périodes de questions. En novembre 1961, les candidates avaient eu droit, notamment, aux deux questions suivantes : « que mange une vierge pour déjeuner ? » et « la femme est-elle vraiment un animal aux cheveux longs et aux idées courtes ? »[96]. La goujaterie de ces questions révélait certainement l’univers homosocial dans lequel les étudiants s’étaient formés au collège classique, où les « femmes » étaient idéalisées, ce qui provoquait, au sortir du collège, un « fossé entre l’éternel féminin rêvé et les jeunes filles véritables »[97]. Mais ce qui autorisait également le jury – pour la plupart, rappelons-le, des leaders qui prônaient un mouvement étudiant mature – à poser ce type de questions était la représentation d’un régime temporel différent pour les étudiantes qui puisait dans les caractéristiques associées à l’état féminin.

Selon Reinhart Koselleck, l’une des dimensions de la conscience du temps qui a émergé au XVIIIe siècle en Occident concerne la « contemporanéité du non contemporain », c’est-à-dire la coexistence de deux phénomènes ou états qui n’appartiennent pas à un même temps ou à une même trame, l’un étant souvent considéré comme en retard ou archaïque. Le traitement des peuples colonisés par les puissances coloniales exemplifie bien cette dimension, tout comme celui des peuples autochtones dans différentes sociétés[98]. À bien plus petite échelle, le concours Miss Quartier latin s’explique par une dynamique semblable. Les étudiants pouvaient se permettre d’être immatures avec les candidates du concours parce qu’ils (et elles) relevaient justement d’une autre trame. Cela expliquerait pourquoi les membres du jury étaient fascinés par l’appartenance double des candidates qui, le jour de l’élection, se trouvaient à cheval entre deux régimes temporels et, pour cette raison même, sujettes à moquerie. Dans ce cas-ci en particulier, pour reprendre les mots de Jean-Marie Fecteau à propos des exclus, la « marginalité n’est pas extériorité, encore moins altérité, mais tout au plus excentricité[99] ». L’ambiguïté temporelle où se trouvaient les candidates les rendait de fait particulièrement vulnérables.

La forme prise par le rituel des questions est révélatrice de l’approche des jurys pour gérer cette ambiguïté. À partir du milieu des années 1950, au moment d’évaluer la performance des candidates, on compte de plus en plus de questions concernant la politique provinciale, par exemple la composition des gouvernements ou l’enjeu des ressources naturelles. Mais les interrogateurs étaient particulièrement préoccupés par une chose : l’appréciation de l’AGEUM et du syndicalisme étudiant par les étudiantes[100]. Celles-ci étaient fortement incitées à répondre correctement, c’est-à-dire en acquiesçant à l’importance et à la mission de l’AGEUM. Or, tout en cherchant à valider leur association, les interrogateurs posaient des questions difficiles (« Nommez 5 ministères et leurs ministres », « Que signifie pour vous l’AGEUM ? », « Si vous aviez à résoudre les problèmes concernant les étudiants de Laval, qu’auriez-vous fait ? », etc.[101]). L’impuissance de plusieurs étudiantes à y répondre du tac au tac suscitait alors la raillerie du jury et le sentiment, chez elles, d’être les instruments d’un système où les discours semblaient joués à l’avance – pour reprendre l’analyse de Michel de Certeau sur les religieuses possédées face à leurs démonologues au XVIIe siècle[102].

Au-delà de l’amusement des uns et de la gêne des autres, la période de questions symbolisait un bras de fer avec le passé. Par le biais du concours, les leaders étudiants cherchaient à faire plier la tradition à la fois en la ridiculisant et en la modernisant à travers un simulacre d’élection. Le vieux campus estudiantin, associé aux étudiantes et à leur représentante la Miss-Reine, était ainsi mis au pas et sommé d’entrer dans le futur. Dans ce processus, la condition ambiguë des étudiantes comme agents historiques glissait sous le tapis ; elles devenaient les faire-valoir de l’éclosion du mouvement étudiant. Ce processus reflétait plus largement d’autres actualisations précipitées de la tradition, sur lesquelles il y a encore beaucoup à dire, dans le Québec du début de la Révolution tranquille. Cette mise en scène de la tradition dans un cadre moderne était pourtant loin d’affranchir les étudiantes des discours restrictifs tenus sur leur place dans l’histoire. Les commentaires en marge du concours Miss Quartier latin sont à cet égard révélateurs. Grâce à Jacques Théorêt, qui rapportait les réunions de l’AGEUM et le déroulement du concours dans le Quartier latin, nous avons accès au jeu des questions et réponses, mais également à l’opinion du journaliste. À la question du jury : « êtes-vous séparatiste, mademoiselle ? », Théorêt interprétait ainsi les réponses des candidates :

Les unes déclarèrent qu’il aurait fallu y penser il y a cent ans, les autres qu’il n’était pas possible de se séparer immédiatement. D’autres encore sont franchement contre l’idée. Heureusement que ces demoiselles ne mènent pas encore de fait les destinées de notre province ; car, à les entendre, le peuple canadien-français serait voué à la stagnation éternelle[103].

Le fossé entre la diversité des réponses qu’il mentionne et sa conclusion pressée révèle que son idée était faite sur l’apport des femmes. L’irritation de Théorêt s’inscrivait d’ailleurs dans une phase d’affirmation du « séparatisme » à l’Université de Montréal, alors l’un des milieux à haute densité indépendantiste au Québec. Les rapports difficiles entre féminisme et nationalisme ont été bien étudiés pour cette époque, notamment le symbolisme sexuel agressif de plusieurs intellectuels[104]. Ce n’est pas un hasard si plusieurs leaders politiques des décennies subséquentes se sont formés dans un environnement universitaire où, comme à l’Université de Montréal, le volontarisme politique était l’apanage des hommes. Après tout, pour reprendre un énoncé entre mille dans le Quartier latin, la tradition devait « céder le pas à l’homme, à sa force, à sa virilité[105] ». Et c’est bien en vertu d’une différenciation des qualités associées à l’homme (la virilité, la force, la présence publique) et à la femme (la féminité, la douceur, la domesticité) que Théorêt associait spontanément, à l’aide d’un pléonasme qui actualisait le mythe de l’éternel féminin, les femmes à la « stagnation éternelle ».

Le concours revampé et démocratisé n’en suscitait pas moins de graves malaises, à commencer par ses comités organisateurs successifs. Un évaluateur du concours se demandait candidement : « L’élection est-elle importante ou pas[106] ? » Son incertitude témoignait du caractère ambigu du concours (entre tradition et modernité) et de ses apories. L’une des commissions électorales du concours (composée de quatre hommes et d’une femme) se demandait, de son côté : puisque Miss Quartier latin est élue et que, par conséquent, « elle doit représenter », qui donc représente-t-elle et pourquoi ? La couronnée est-elle seulement un symbole, une sorte de reliquat ? Certains avaient suggéré qu’elle devait occuper un rôle dans l’exécutif de l’AGEUM, alors que d’autres affirmaient que son statut de représentante des étudiantes suffisait. Mais la commission affirmait que non, puisque « l’étudiante est égale à l’étudiant » et qu’un tel statut de représentante suggérait deux classes d’étudiant.e.s. Chose certaine, le flou entourant la fonction de la Miss élue faisait douter fortement la commission :

Devant cette absence de définition de son rôle, l’élection perd son but et devient une farce pour la plupart des étudiants, quelque fois même une farce grossière pour certaines des étudiantes et un cauchemar pour les 5 finalistes[107].

Figures 3 et 4

SourceRevue Bleue et Or , édition 1960, Association générale des étudiants de l’Université de Montréal, 1961
SourceRevue Bleue et Or , édition 1960, Association générale des étudiants de l’Université de Montréal, 1961

Couronnement de Lise Vaillancourt

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Le commentaire le plus lucide sur l’impact du concours pour les femmes provenait de la plume de Michèle Rivet. Dans un article au titre révélateur (« Miss QL : “être belle et se taire” »), l’étudiante y allait d’une charge contre la soi-disant chance pour les Miss Quartier latin de « représenter l’élément féminin ». Elle décelait avec justesse le mécanisme de ségrégation en jeu et soulignait que si la fonction d’« ambassadrice » conférée à Miss Quartier latin signifie qu’elle représente les étudiantes, il en découle que celles-ci sont « incapables d’assumer concurremment avec les étudiants certains postes »[108]. C’était bien là l’une des conséquences le plus tangibles de cette mise en scène de l’exclusion de l’histoire : elle détournait les étudiantes des leviers politiques étudiants – ce qui ne veut bien sûr pas dire qu’elles ne se réinvestissaient pas ailleurs, notamment dans le Quartier latin et dans divers comités et groupes. Il n’en est pas moins frappant d’observer que de 1945 à 1969 – date où l’AGEUM sera dissoute –, les étudiantes dans les exécutifs furent rarissimes et presque toujours parquées dans le rôle de secrétaires.

Comment les candidates se sont-elles adaptées à la réforme du concours à partir de 1959 ? On remarque peu de changement dans leurs présentations, à l’exception de celle de Nicole Fortin, qui deviendra directrice du Quartier latin au milieu des années 1960. Alors au début de ses études, Fortin avait fait des promesses de campagne qui étaient à mille lieues de l’enjolivement du campus. Une fois Miss, écrivait-elle, elle « contribuera à augmenter les relations entre le Campus et les facultés extérieures » et cherchera à être un « symbole d’unité » afin de rallier et de sensibiliser les étudiant.e.s sur divers enjeux. L’accent mis sur la coordination et l’unité jouait à plein dans le registre du syndicalisme étudiant, au moment où l’AGEUM procédait à une étourdissante expansion de ses comités et services. La principale rivale de Fortin était Lise Vaillancourt qui, elle, représentait une posture beaucoup plus traditionnelle. Une fois élue, elle promettait d’assurer une « présence souriante » sur le campus[109].

C’est finalement Vaillancourt qui l’emporta sur Fortin. Cette victoire était symbolique – malgré la démocratisation du concours, les étudiant.e.s avaient choisi la tradition – et ironique, puisque Fortin représentait justement l’étudiante mobilisée que certains, mais de façon bien ambivalente, espéraient voir émerger pour appuyer le mouvement étudiant.

L’élection de Vaillancourt n’en était pas moins une victoire à la Pyrrhus. Si les leaders étudiants avaient pu s’accommoder de la réforme du concours pendant quelques années, la rupture avec le campus d’ancien régime, clamait-on de plus en plus fort, devait s’accélérer et la « révolution tranquille » des milieux étudiants se poursuivre. L’une des commissions du concours avait été jusqu’à reconnaître que l’ambiguïté de la fonction de Miss Quartier latin entachait la démocratie étudiante en entier. Elle proposait de changer son titre pour « Miss Carnaval »[110]. De fait, dès 1962-1963, le concours mutait et devenait un élément parmi d’autres de l’organisation du carnaval, sorte de fourre-tout qui concentrait la plupart des jeux estudiantins de la période précédente. Mais les traditions avaient la vie dure et, même au sein du carnaval, les étudiantes se retrouvaient dans un rôle semblable. Si les Miss étaient remplacées par des « Duchesses », elles devaient comme leurs prédécesseures compétitionner pour être choisies, et surtout « assurer le succès du Carnaval » en « semant sur le campus une atmosphère de gaîté et d’enthousiasme »[111].

Les étudiant.e.s les plus engagé.e.s n’ont cependant plus la tête à ces spectacles et le volet « Duchesses » du carnaval suscite dès le départ très peu d’intérêt : la première année, seulement huit facultés y présentent des candidates, qui sont jugées par un comité composé de cinq hommes. Parmi les raisons de ce déclin rapide, mentionnons la couverture presque inexistante de l’événement dans le Quartier latin, qui tourne alors définitivement le dos au campus d’ancien régime et devient le laboratoire d’idées du syndicalisme étudiant au Québec. C’est d’ailleurs pendant cette période que les étudiantes investissent de plus en plus le journal et y occupent des postes importants. Il est significatif que le déclin du concours, qui portait justement le nom Quartier latin, ait correspondu à l’ascension des étudiantes dans un journal qui, treize ans plus tôt, avait lancé ce même concours. La reine est morte, vive la journaliste !

Conclusion

En 1962, Andrée Poirier-Pretty écrivait dans Cité Libre sur le goût de vivre de sa génération et se questionnait du même souffle sur le monopole de la représentation de la « jeunesse » par les hommes : « Les JEUNES, ce sont les hommes : évidemment, mais ce sont aussi des FEMMES. » La nuance révélait que rien n’était acquis pour les femmes et que l’appartenance générationnelle ne suffisait pas ; les hommes incarnaient la jeunesse en vertu de leur sexe, alors que les femmes devaient y accéder[112]. En attendant, elles risquaient de se retrouver du mauvais côté de la « contemporéanité du non contemporain », reléguées dans la garde-robe de l’histoire. Nous avons vu qu’au sein du concours Miss Quartier latin, un régime temporel différent pour les femmes était validé et reconduit non seulement grâce aux qualités et fonctions « féminines » attribuées aux étudiantes, mais également à travers la représentation physique de ce régime, notamment la mise en scène de l’archaïsme (les jeux estudiantins, la trame chevaleresque, l’éternel féminin, le mythe de la dame). Le concours permettait de justifier une division des tâches qui faisait des uns les hérauts de la jeunesse et des autres leurs accompagnatrices, dépourvues, à elles seules, d’agentivité historique.

Les étudiantes ont répliqué de diverses façons à ce traitement, notamment en subvertissant les discours tenus sur elles et en mettant de l’avant leur insertion dans le mouvement de l’histoire. Elles ont réussi à créer des brèches dans les discours normatifs sur leur nature et à mettre en valeur les processus (ceux du développement personnel, ceux de l’histoire) qui ouvraient leur horizon. Mais ces efforts, s’ils ont éveillé des consciences, ébréché certains postulats et renversé momentanément – parfois de façon spectaculaire, comme dans le cas du concours Monsieur Quartier latin – les rôles, ont très peu retenu l’attention des historien.ne.s du mouvement étudiant, qui se sont pour la plupart concentré.e.s sur les leaders masculins et sur l’éthos volontariste et émancipateur qu’ils promouvaient. Cela nous invite à réfléchir sur ces enchaînements qui ont fait des exclusions d’hier des angles morts aujourd’hui.