Depuis le jugement de la Cour suprême du Canada dans la cause R. c. Morgentaler rendu en 1998, aucune loi fédérale n’encadre la pratique de l’avortement à l’échelle du pays. Si plusieurs considèrent que ce vide juridique est une bonne chose, Rachel Johnstone soutient pour sa part que l’absence de loi ne constitue en rien une garantie d’accès à cette intervention. En effet, comme elle le démontre dans cet ouvrage, le fait que rien n’interdise cette pratique n’a pas empêché que se développent divers obstacles empêchant les femmes d’obtenir un avortement, ce qu’elle attribue à la manière dont l’interruption volontaire de grossesse (IVG) a été réduite à sa dimension médicale, plutôt que d’être considérée comme l’exercice d’un droit issu de la citoyenneté et garantissant l’égalité entre les sexes. La démonstration de Johnstone, une politologue de l’Université Queen’s, s’étend sur six chapitres, le dernier faisant aussi office de conclusion. Dans un premier temps, elle examine l’évolution des positions et arguments des groupes antiavortement et pro-choix ainsi que du mouvement de justice reproductive, notamment depuis le jugement Morgentaler. Comme elle l’explique dans ce premier chapitre, l’accent mis sur les droits individuels à partir de l’adoption de la Charte canadienne des droits et libertés (1982) qui a conduit à ce jugement a eu un impact important sur leurs stratégies ; pendant que les groupes pro-choix, forts de leur victoire, ont surtout milité pour garantir l’accès à ce service médical pour toutes les Canadiennes, les groupes pro-vie ont cherché à s’approprier la nouvelle rhétorique des droits pour mieux se présenter comme de grands défenseurs de ceux des femmes et des foetus. La décriminalisation de l’avortement au Canada (plutôt que sa libéralisation comme aux États-Unis) et la présence d’un système de santé socialisé expliqueraient, par ailleurs, que le mouvement de justice reproductive, qui se préoccupe de l’ensemble des conditions entourant la maternité dans une perspective intersectionnelle, soit moins présent au Canada qu’au sud de la frontière (d’où il émane) et plus proche des groupes pro-choix. Dans un second chapitre, Johnstone examine les politiques fédérales en matière d’avortement, avant comme après 1988, passant notamment en revue les vains efforts du gouvernement Mulroney pour faire adopter une loi qui en aurait balisé la pratique. L’auteure s’attarde aussi à la cause Tremblay c. Daigle, aux activités du caucus pro-vie réunissant des députés fédéraux, surtout conservateurs, et à l’activisme des députés d’arrière-ban qui, sous le gouvernement Harper, ont présenté divers projets de loi visant à recriminaliser l’avortement dans certaines circonstances. À son avis, si ces démarches antiavortement ont été contrées grâce à la vigilance constante des groupes pro-choix, elles ont par ailleurs empêché leurs militantes de se détacher de l’enjeu de la légalisation et de l’accès et d’entreprendre une réelle réflexion sur les droits reproductifs des femmes. Comme elle le constate, en raison du vide législatif laissé par l’arrêt Morgentaler, l’avortement est devenu une stricte question de soins de santé engageant la responsabilité des provinces, ce qu’elle examine au chapitre suivant. À travers l’étude de la situation en Ontario, au Québec et au Nouveau-Brunswick, l’auteure montre qu’en dépit du fait qu’elles faisaient face au même vacuum juridique qui semblait favoriser l’accès aux IVG, les provinces, de qui relèvent les soins de santé, ont réagi très différemment, entraînant une grande disparité dans l’offre de services. Ainsi, le Nouveau-Brunswick a tout fait pour bloquer l’accessibilité de cette intervention médicale à ses citoyennes et a même fait obstacle à toutes les tentatives privées, notamment celles du Dr Morgentaler, d’ouvrir des cliniques, pendant qu’au Québec l’accès à l’avortement a été traité comme un droit nécessaire à l’atteinte de l’égalité entre les hommes …
Johnstone, Rachel, After Morgentaler. The Politics of Abortion in Canada (Vancouver, UBC Press, 2017), 221 p.[Record]
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Denyse Baillargeon
Département d’histoire, Université de Montréal