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En 2017, Michel Litalien publie un nouveau livre sur le parcours des Canadiens français durant la Première Guerre mondiale. Poursuivant son projet de rendre accessibles les témoignages des acteurs francophones de la Grande Guerre, déjà entamé avec Écrire sa guerre (2011) ainsi que Mon journal (2011), Litalien nous offre cette fois-ci De Valcartier à Ankhangelsk : Mémoires de campagne d’un artilleur du Québec (1914-1919).
Dans cet ouvrage concis de près de 200 pages, l’auteur présente les Mémoires d’un volontaire en provenance de Montréal qui s’enrôle dès les premiers jours du conflit. En plus de nous offrir l’intégralité des Mémoires d’Oliva Cinq-Mars, Litalien complète le texte avec des notes et des clarifications sur le contexte historique des écrits du vétéran.
Alors que l’historien s’était intéressé aux membres du célèbre 22e Régiment lors de ses ouvrages précédents, il nous présente cette fois-ci le cas d’un artilleur ayant passé la guerre au sein de régiments anglophones. Le parcours de Cinq-Mars n’est pas des plus typiques. Comme le rappelle Litalien, la majorité des hommes se portant volontaires dès les premiers jours du conflit n’étaient pas des Canadiens français ni des Canadiens anglais d’ailleurs. Il s’agissait pour la plupart d’immigrants britanniques, majoritairement sans emploi. Outre la nationalité, Cinq-Mars se distingue aussi des autres volontaires par sa situation sociale. Il ne vit pas dans la précarité (il occupe un emploi stable dans une fonderie) et il est aussi marié et père d’un enfant. Ces caractéristiques en font un cas tout à fait atypique des premiers envoyés sur le front de l’Ouest en provenance du Canada.
Son récit nous permet donc de mieux saisir la diversité des situations des soldats canadiens durant la Grande Guerre. À travers les yeux d’Oliva Cinq-Mars, on revoit l’engouement suivant la déclaration de guerre de l’Angleterre à l’Allemagne, la désorganisation du camp de Valcartier, les rudes conditions du front de l’Ouest, de même que l’intervention canadienne en Russie lors de la campagne contre le gouvernement bolchevique. Mais ce n’est pas par cette succession d’événements marquants que le témoignage d’Oliva Cinq-Mars et, par le fait même l’ouvrage de Michel Litalien, sont pertinents. En effet, la difficulté de la vie dans les tranchées et le manque de préparation des armées ne sont pas des situations qui nous sont inconnues. C’est plutôt en nous permettant d’accéder à la vision d’un soldat ainsi que par le travail de contextualisation que l’ouvrage prend tout son sens. L’édition critique qu’a fait subir Litalien à ses sources nous permet de mieux saisir la réalité d’Oliva Cinq-Mars. L’historien va jusqu’à relever les incohérences du discours du soldat. À titre d’exemple, ce dernier se rappelle avoir entendu la nouvelle de la déclaration de guerre de l’Angleterre envers l’Empire ottoman lors de son voyage vers l’Europe un mois avant la date réelle de l’événement. Litalien signale que les archives de son régiment nous démontrent clairement qu’il était impossible que l’artilleur ait eu accès à cette information pendant le voyage (p. 61). Ces contradictions sont dues à la nature du témoignage qui a été rédigé par Cinq-Mars après la guerre.
Les écrits de Cinq-Mars regorgent de détails cruciaux pour nous permettre de comprendre la vision qu’avaient les soldats à cette époque. Oliva nous parle de son envie d’aller se battre, de l’ennui qui l’accable, de l’attente et de la peur. Par contre, cette peur n’est pas évoquée aussi facilement, mais est plutôt absente du discours du vétéran. En effet, la plupart du temps, il se remémore plutôt le courage de ses compatriotes et leurs actions héroïques plutôt que de traiter longuement de l’angoisse comme a pu le faire Arthur Joseph Lapointe, un autre Canadien français, dans ses propres Mémoires, Souvenirs et impressions de ma vie de soldat (1919). Oliva Cinq-Mars ne traite pas des horreurs de la guerre comme telles, mais les aborde de manière furtive et même un peu désinvolte. Il décrit, par exemple, une attaque allemande précédant la bataille de la Somme comme incommodante, car « ces maudits Allemands auraient bien pu rester chez eux et retarder cette affaire [bombardements] afin de nous laisser aller en repos » (p. 89). Il aborde la mort de façon similaire lorsqu’il explique que « plusieurs de nos camarades reçurent leur congé permanent, c’est-à-dire qu’ils devinrent des résidents de la Belgique, et ceci pour toujours » (p. 89).
Comme nous l’explique Michel Litalien en avant-propos de l’ouvrage, Oliva Cinq-Mars était un homme qui aimait bien raconter la guerre à ses proches et c’est probablement cela qui l’a poussé à écrire ses Mémoires. Cependant, la lecture de son témoignage suscite de nombreuses questions, ouvrant de nouvelles perspectives de recherche. D’où provient cette bravade face à la guerre ? Est-ce un trait de personnalité d’Oliva Cinq-Mars où est-ce que cela fait partie de la performance associée à la masculinité de l’époque ?
L’ouvrage est donc pertinent en soi, mais l’est encore beaucoup plus lorsqu’on s’imagine tout ce qu’il sera possible de faire grâce à l’excellent travail d’édition critique mené par Michel Litalien. Plutôt que d’orienter la lecture par une thèse très précise, l’historien laisse le lecteur découvrir les multiples facettes de ce document d’archives d’une grande valeur qui permettra, j’en suis sûr, d’éclairer et de nuancer davantage la participation des Canadiens français à la Première Guerre mondiale. L’implication militaire d’Oliva Cinq-Mars est aujourd’hui présentée comme hors norme, mais la poursuite des recherches, comme celles qu’entreprend Michel Litalien, aura peut-être l’effet de révéler une plus grande diversité de parcours des acteurs de la Grande Guerre.