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En 1858, Denis-Benjamin Viger, alors âgé de 84 ans, participe financièrement à la fondation du journal L’Ordre. Il est difficile de savoir si l’ancien patriote adhère vraiment à l’ultramontanisme des Cyrille Boucher et Joseph Royal, anti-Rouges notoires alignés sur l’idéologie d’Ignace Bourget, évêque de Montréal[2]. Il n’empêche, le geste a quelque chose de symbolique puisque Viger aura toujours été, au cours de sa carrière politique, un partisan de l’ordre. Défenseur du régime seigneurial, de l’Église catholique et de la Constitution britannique, son combat visait le respect des traditions et il n’aura été révolutionnaire, voire même républicain, que lorsque celles-ci semblaient menacées par un pouvoir qu’il considérait comme arbitraire[3].

Confronté à l’hostilité de certains gouverneurs et à un discours politique ambiant préconisant l’anglicisation culturelle du Bas-Canada, c’est à la suite d’échecs répétés, notamment lors de ses missions politiques à Londres[4], qu’il s’abandonne à croire qu’il ne peut plus attendre de justice de la Métropole. Accompagnant les Louis-Joseph Papineau et Robert Nelson dans leur marche vers une révolution libérale canadienne, il reste fidèle à ses convictions traditionnalistes et cherche des prétextes pour justifier son loyalisme, qu’il n’abandonne qu’à l’approche des Rébellions[5]. De 1804 à 1837[6], son histoire en tant qu’homme politique est faite de luttes nationales, de défense des libertés politiques, mais aussi de déceptions répétées devant les agissements d’une Métropole qu’il estimait tant au début de sa carrière.

Viger n’est ni le plus grand ou le plus influent des orateurs patriotes, ni un homme dont la plume est particulièrement élégante, mais il a cherché plus que d’autres à donner un sens à ses combats et à ceux de la communauté politique bas-canadienne grâce à, ou à travers, l’histoire. En quelque sorte, interroger ses textes, c’est se plonger dans le monde de ces Patriotes que Durham qualifiait de démagogues, de ces hommes anciens à l’idéologie désuète qui représentent pour ce Britannique le vieux monde – non libéral – dans le nouveau – l’Amérique[7].

Viger est-il vraiment un « homme ancien », comme le prétend Durham ? Il est certes un défenseur de la tradition, mais ce serait mal le comprendre que de le considérer piégé dans le monde passé, incapable de se penser, lui et sa société, dans la Modernité. La question est ici largement sémantique : comment définir l’« homme ancien » ? La notion, en fait, renvoie à l’expérience européenne de l’après-Révolution française qui, selon Koselleck, « a libéré un avenir nouveau[8] » et qui, à sa suite, a produit des hommes nouveaux conçus pour vivre dans un monde en changement[9]. En ce sens, être « nouveau », ce n’est pas être progressiste, mais c’est plutôt concevoir l’histoire comme une série de changements qui distinguent les solutions des humains du passé des solutions de ceux du présent[10]. Être « nouveau », c’est mettre à mort l’idée que la compréhension du passé puisse servir de fondement primordial à l’interprétation de l’avenir[11]. Avec de nouveaux temps viennent de nouveaux problèmes et l’idée que l’on puisse tirer de l’Histoire des maximes générales universelles se perd. Par cet article, j’entends montrer comment la lecture de l’évolution de l’expérience du temps décrite par Koselleck pour cette période permet de comprendre les changements de rapports à l’histoire entretenus par Viger.

Dans deux de ses textes, Viger use de l’histoire tantôt comme jurisprudence pour défendre ses opinions, tantôt comme inspiration pour orienter l’avenir politique bas-canadien. Dans le premier, écrit en 1809 et intitulé Considérations sur les effets qu’ont produit en Canada, la conservation des établissemens du pays, les moeurs, l’éducation, etc., de ses habitans ; et les conséquences qu’entraineroient leur décadence par rapport aux intérêts de la Grande-Bretagne[12], Viger prend le parti d’expliquer, grâce à divers exemples historiques, comment l’ouverture des conquérants envers les conquis fut un bienfait à travers les âges. Alors loyaliste convaincu, il explique aux Britanniques, ses éventuels lecteurs, qu’en respectant les traditions culturelles canadiennes, ils s’assureront l’appui de la population bas-canadienne dans la défense des intérêts métropolitains en Amérique du Nord.

Dans le second, publié en 1831, Viger cherche dans l’expérience récente de la Révolution belge des enseignements qui pourraient inspirer ses collègues patriotes. Les Considérations relatives à la Dernière Révolution de la Belgique[13] sont le fruit d’un contexte politique qu’il considère de plus en plus défavorable au triomphe de la « liberté » et de la « justice » et, échaudé par ses luttes, il en vient à proposer que la rupture du lien colonial pourrait s’avérer la solution la plus éclairée pour contrer l’arbitraire de l’administration coloniale.

Dans le temps qui sépare la publication des deux Considérations, Viger présente une conscience historique en mouvement, qui s’ajuste au fil des événements nationaux et extranationaux. Ce n’est pas tellement qu’il ait changé d’avis sur le fond des choses - en 1809 comme en 1831, il croit que le maintien du lien colonial est profitable pour le Bas-Canada à condition que la Métropole soit respectueuse des moeurs canadiennes - ou qu’il ait formulé lui-même une réflexion métahistorique par laquelle il ferait état de la modification de son rapport à l’Histoire à la manière d’un Chateaubriand[14], mais plutôt qu’en cherchant de nouvelles réponses à une situation politique en pleine évolution, le Viger de 1831 délaisse partiellement la jurisprudence historique pour lui préférer la généalogie par l’histoire. En 1809, Viger utilise les lois de l’Histoire qui s’observent à travers les âges, de l’Antiquité à l’époque moderne, pour interpréter le présent et prédire l’avenir, le tout à la faveur d’un discours où l’élégance rhétorique l’emporte sur la connaissance empirique. En 1831, Viger n’abandonne pas l’idée que l’Histoire sert à anticiper le futur, mais son attention se porte davantage sur la séquence des contingences historiques qui ont amené la communauté politique bas-canadienne là où elle est. À l’approche d’une rupture imaginée avec la Métropole et à l’image des révolutionnaires belges, il organise l’histoire du Canada afin qu’elle serve de justification à ce qui viendra. Viger garde espoir de préserver le lien colonial, mais seulement si celui-ci est toujours convenable pour les Canadiens : dans l’un ou l’autre des cas, le texte de 1831 donne l’argumentation nécessaire pour supporter les actions patriotes.

Dans l’historiographie québécoise sur la pensée de Viger, cet article remplit deux rôles. Premièrement, il remet à l’avant-plan l’intérêt du texte de 1831 sur la Révolution belge que les historiens ont eu tendance à examiner sans étudier la réflexivité à l’histoire des autres qu’il exprime. Son étude n’a pas nécessairement été systématiquement négligée : on doit à Yvan Lamonde[15] et à Martin Lavallée[16] des résumés du texte et de ses conclusions, de même qu’une réflexion sur le sens qu’il prend dans le contexte politique bas-canadien. Toutefois, le texte de Viger sur la Révolution belge est également un exemple de la circulation des idées révolutionnaires dans le monde occidental et le présent article cherche à démontrer comment la lecture de l’histoire révolutionnaire belge est employée par Viger pour relire le contexte canadien. En ce sens, on aura beau voir dans les mouvements révolutionnaires belges et canadiens des entreprises nationalistes[17], Viger nous montre que les ensembles nationaux sont poreux et que le sens des luttes « là-bas » n’est pas nécessairement exogène au sens des luttes « ici ».

Deuxièmement, cet article cadre dans une conversation historiographique internationale sur l’évolution de la représentation de l’histoire au XIXe siècle. Reinhart Koselleck a identifié la période allant de 1750 à 1850 comme une « période à cheval[18] ». Cette période fait le pont entre, d’un côté, la conception humaniste de l’histoire, fondée sur des lois historiques et sur la conviction des historiens de pouvoir exhumer de l’Histoire des règles divines régissant les sociétés humaines[19] et, de l’autre, une compréhension « empiriciste » et progressiste de l’histoire dans laquelle l’avenir est porteur de nouveauté[20]. Dans ce dernier paradigme, l’historien – ou le penseur de l’histoire – n’a plus pour objectif de prédire l’avenir, mais plutôt d’expliquer comment, par une séquence de contingences historiques, le monde d’aujourd’hui est arrivé où il est, sans nécessairement savoir ce qui l’attend. Dans cette conversation historiographique sur la représentation de l’histoire, Viger apparaît comme un sujet d’étude de choix, notamment parce qu’il n’est pas un révolutionnaire spontané, mais plutôt un traditionaliste qui se réajuste constamment aux événements qui secouent le Bas-Canada comme le monde Atlantique. À l’image du Châteaubriand dont François Hartog a analysé la pensée[21], l’évolution de Viger est réactive : c’est en adhérant à un discours ambiant, notamment celui des révolutionnaires belges sur leur propre démarche, qu’il évolue. Qu’il n’ait jamais été un révolutionnaire radical et progressiste ne l’empêche pas d’avoir embrassé un nouveau paradigme de représentation de l’histoire.

Fortement inspiré par les recherches sur la temporalité, cet article en reprend aussi la méthode en comparant deux textes clés entre lesquels on peut constater un décalage interprétatif. Je n’ai pas pour autant ignoré tout l’éventail des sources complémentaires qui permettent de donner du corps à l’interprétation du texte de 1809 et de celui de 1831. On trouvera en note des références à l’ensemble des publications pamphlétaires de Viger avant la période de l’Union. De même, j’ai contrevérifié avec la littérature belge issue de la révolution de 1830 l’argumentaire de Viger, en établissant avec précision d’où il a tiré ses réflexions.

La brochure de 1809 et son contexte politique

Les Considérations sur les effets qu’ont produit en Canada, la conservation des établissemens du pays, les moeurs, l’éducation, etc., de ses habitans ; et les conséquences qu’entraineroient leur décadence par rapport aux intérêts de la Grande-Bretagne ont été publiées à l’époque des tensions entre les membres de l’Assemblée législative et le gouvernement autoritaire du gouverneur James Craig. Denis-Benjamin Viger, alors député à l’Assemblée législative du Bas-Canada rallié au Parti canadien[22], publie sa brochure dans l’objectif de convaincre les autorités britanniques de maintenir leur attitude conciliante afin de préserver des traditions culturelles canadiennes.

Les Considérations de Viger viennent compléter l’argumentaire développé dans les pages du journal Le Canadien[23] et s’inscrivent dans le cadre d’une lutte idéologique qui oppose les défenseurs de la spécificité culturelle du Bas-Canada aux partisans de son anglicisation, ces derniers regroupés autour du Quebec Mercury[24]. L’argumentaire des Considérations, décrit et analysé par Jean-Pierre Wallot et Martin Lavallée[25], est inspiré des thèses d’Edmund Burke[26] sur l’importance d’ajuster les politiques publiques aux contextes locaux ; Viger y prend une posture essentiellement traditionaliste, contre-révolutionnaire et anti-napoléonienne[27]. Il prétend ainsi que la fidélité des conquis canadiens sera acquise aux Britanniques[28] à condition que l’on maintienne la tradition juridique du droit civil français, l’exercice de la religion catholique et l’enseignement de la langue française dans les écoles. Après tout, affirme Viger, cette culture distincte agit comme un rempart contre l’influence culturelle des Américains[29].

Arrimées sur les principes de l’humanisme intellectuel, les interprétations historiques de Viger reprennent les épisodes pertinents de l’Histoire afin d’en tirer le substrat nécessaire à l’élaboration d’une politique éclairée dans le contexte canadien : l’Histoire, dans les Considérations de 1809, est universelle et elle est source d’enseignements à intégrer pour l’avenir puisqu’elle se répète à travers les âges.

Loi historique et prédiction de l’avenir

En conséquence, la réflexion de Viger sur les spécificités de la culture canadienne est soumise à un universalisme latent. Les références constantes à l’histoire universelle sur lesquelles il appuie son propos forment l’essentiel du texte et lui permettent d’établir un substrat de l’expérience de l’humanité duquel découlent des lois historiques. C’est en invoquant ces dernières que l’on peut interpréter la situation canadienne et c’est à partir d’elles que l’on arrive à orienter l’avenir de manière éclairée. Le fait est que les analyses qui portent directement sur le Canada ou sur l’expérience des Canadiens sont concentrées dans la seconde moitié de l’ouvrage et sont entremêlées de réflexions sur l’histoire générale[30], si bien que l’ouvrage traite davantage de l’histoire d’autrui que de celle de soi. Dans cet univers intellectuel, qui n’est pas sans rappeler l’enseignement de l’histoire d’inspiration bossuétienne de la pédagogie classique de l’époque[31], on ne les distingue en fait pas entièrement l’une de l’autre. Pour Viger, la connaissance d’autrui permet de mieux se comprendre.

L’analyse de Viger est inspirée, en partie du moins, du whiggisme modéré burkien, que l’on peut qualifier de libéralisme contre-révolutionnaire. Citant Burke, Viger explique

qu’un prince sage doit étudier le génie de son peuple, et ne doit pas le contrarier dans ses moeurs, ni lui enlever ses privilèges, mais doit agir d’après les circonstances où il trouve le gouvernement établi, &c. […] c’est moins par la terreur que par l’amour et la confiance que les hommes se laissent gouverner. Enfin que la perfection absolue en fait de gouvernement est une chimère, que le meilleur est celui qui convient le plus au climat, au caractère, aux moeurs, aux habitudes, aux préjugés mêmes d’une nation[32].

Le principe selon lequel « le meilleur » des gouvernements est celui qui s’ajuste le mieux aux particularismes locaux est universel. Il est applicable à tous les contextes. Il est vrai que « la perfection absolue en fait de gouvernement est une chimère », mais cette idée est exprimée comme un absolu qui permet de distinguer le bon du mauvais gouvernement[33]. On remarquera, au passage, que Burke, cité par Viger, n’évoque pas l’histoire nationale pour témoigner au tribunal de la différence.

Ceci expliquant cela, la situation particulière des Canadiens dans leur relation avec le conquérant britannique n’est pas inusitée, si bien que l’Histoire fournit amplement d’exemples dont on peut s’inspirer pour l’interpréter. Ainsi,

les Romains, que la Grande-Bretagne a souvent pris pour exemple, dont la condutie [sic] servira toujours de modèle à ceux qui aspireront en politique à élever des édifices solides et durables, se livrèrent eux-mêmes au contraire à l’étude de la langue des Grecs, qu’ils soumettoient à leur domination. En politiques supérieurs en hommes éclairés et habiles ils leurs laissèrent leurs voix, respectèrent leurs usages, leur religion, leur langue, surtout dont ils encouragèrent l’étude et la propagation au lieu de travailler à leur en faire perdre l’usage[34].

Non seulement l’expérience romaine s’amalgame à l’histoire canadienne dans une comparaison qui semblerait anachronique au lecteur d’aujourd’hui, mais elle est également érigée en modèle absolu. Il en revient ainsi à l’homme d’aujourd’hui d’émuler ceux d’hier[35]. La réflexion de Viger, fondamentalement anti-moderne en ce sens qu’elle rejette l’idée que l’homme du XIXe siècle ait pu surpasser les Anciens, se fonde sur le principe de la répétition de l’histoire humaine[36].

Fort de sa connaissance de l’Histoire qu’il tient de son éducation chez les Sulpiciens, Viger explique aux Britanniques les deux possibilités qui s’offrent à eux dans le cas canadien : soit ils respectent les traditions locales, ce qui en revient à imiter les Romains, soit ils cherchent à anéantir la culture canadienne. Dans ce dernier cas de figure, leurs initiatives ne peuvent qu’avoir des effets négatifs, comme en fait foi l’expérience anglaise à l’époque de l’invasion normande :

[Guillaume le Conquérant] ordonna que dans toutes les écoles on apprît la langue françoise à la jeunesse, méthode qui fut continuée jusques sous le règne d’Edward III. On plaida par les ordres du gouvernement, en François dans les cours de justice, on rédigea les loix dans cette langue. On abolit les loix anciennes, on leur en substitua d’autres dans une langue qui étoit étrangère à ceux qui avoient le plus d’intérêt de les connoître. En vain, les Anglois devenus victimes de ces innovations dangereuses, qui n’aboutissoient à rien moins qu’à les conduire au dernier dégré [sic] de l’esclavage, reclamèrent leur droit, et redemandèrent le rétablissement de leurs anciennes loix. […] Les Anglois furent avilis au point que leur propre nom devint reproche dont ils rougirent. Ils devinrent dignes du mépris de leurs tyrans[37].

Ces « malheurs sans aucun succès réel » ne prirent fin que lorsque les vainqueurs « se rapprochèrent des vaincus » :

Ces distinctions odieuses s’effacèrent graduellement, et disparurent. Ce fut à cette époque seulement que l’aurore du bonheur commença à luire pour les deux peuples qui sentirent enfin la nécessité de se réunir pour l’intérêt commun, et pour être heureux de leur félicité mutuelle[38].

La démarche de Viger a quelque chose d’ironique : reprenant l’un des plus importants épisodes de l’histoire anglaise, il prétend y trouver la matière d’une leçon destinée aux Britanniques. Il ne leur faut pas imposer aux autres les injustices dont leurs ancêtres ont fait les frais. Or, une telle posture intellectuelle suppose une forme de similarité entre l’expérience anglaise de l’après 1066 et celle du Bas-Canada de l’époque de rédaction des Considérations qui se maintiendrait par-delà la distance temporelle qui les sépare. Il ne s’agit là que de deux manifestations dans l’Histoire d’un phénomène qui s’est produit à de multiples reprises. À l’exemple anglais s’ajoutent ceux de la Révolution française[39], des Pays-Bas[40] ou des États-Unis[41]… Et Viger d’ajouter :

C’est sur l’expérience qu’il faut établir les maximes de la politique et du gouvernement ; c’est sur cette base qu’il faut juger toutes les questions qui intéressent l’humanité et les nations. On pourroit multiplier à l’infini ces comparaisons tirées de l’histoire ancienne et moderne[42].

L’Histoire ne sert pas tellement à savoir d’où l’on vient, d’un point de vue nationalement généalogique. Son utilité est beaucoup plus large et ambitieuse : en comprenant les mécanismes qui la régissent, on peut l’interpréter dans sa globalité. Une fois ces substrats historiques, ces lois, révélés et maîtrisés, les exemples historiques qui les démontrent sont infinis simplement parce que l’expérience de l’humanité n’est jamais fondamentalement nouvelle. À l’image des historiens humanistes de l’époque moderne, le rôle de Viger est de prédire l’avenir en des termes très larges, en exprimant les grands principes qui guident l’Histoire, mais sans nécessairement s’attarder aux détails : ce qui, incidemment, dénote un certain mépris de l’érudition trop pointue[43].

Cet argumentaire est soumis aux principes de la rhétorique et oppose le bien et le mal, les « malheurs » au « bonheur », de manière à convaincre le lecteur grâce à des procédés linguistiques esthétisants : on retrouve le même genre de procédés dans le rapport Durham et dans les textes polémiques politiques de l’époque[44]. L’idée, par exemple, que l’« injustice » que les Normands font subir aux Anglais en les soumettant à des moeurs étrangères entraîne « le découragement, ensuite le mécontentement, l’indignation, la haine » de la population et, qu’à l’inverse, les bonnes politiques de tolérance et de respect des vaincus que préconise Viger engendrent « l’aurore du bonheur » illustre les caractéristiques d’un espace public où l’élégance de la prose est garante de la qualité de l’exposé comme de la prise de position de l’auteur. Les Considérations, conçues pour orienter l’avenir de la nation, entrent dans le genre délibératif où l’on conseille et déconseille, où l’on distingue l’utile du nuisible[45].

On comprend ainsi que l’Histoire permet de prédire l’avenir, ce qui n’est possible que si l’on étudie une multitude de sujets historiques. À trop se spécialiser, on perd de vue les grands principes ; l’histoire d’ici ne peut s’interpréter que grâce aux enseignements de l’histoire universelle. Par ailleurs, une fois la maxime établie hors de tout doute, on trouve peu d’utilité dans la multiplication des preuves :

Je n’ai pas besoin d’indiquer les rapprochemens nombreux qui se présentent d’eux-mêmes à la suite de ces tableaux. J’aurois pu multiplier encore de beaucoup : tout homme sensé peut saisir les rapports des vérités que je viens de mettre au jour, et apercevoir d’un seul coup le résultat des principes que j’ai établis[46].

Le sujet est ainsi clos et le jugement posé, comme une sorte de défi lancé aux courageux qui voudraient se livrer à une joute, oratoire ou scripturaire, avec le député.

L’avenir de l’homme ancien, la posture contre-révolutionnaire

Fondamentalement traditionaliste, et traditionnel dans le style même, le positionnement intellectuel de Viger se situe sur un axe des représentations de l’histoire, ou de l’Histoire, qui excède largement les frontières du Bas-Canada. D’une part, comme on l’a vu, l’histoire bas-canadienne ne s’interprète pas en vase clos et le présent bas-canadien n’est pas fondamentalement différent du passé d’ailleurs. D’autre part, Viger se prononce à la fois sur le devenir bas-canadien et sur celui du reste du monde : rejetant la Révolution, un concept anthropologique absolu[47], il défend l’ordre contre les théories éphémères des agents du Progrès. Ce faisant, les Considérations plongent dans un débat beaucoup plus vaste sur les bienfaits et les méfaits de la Révolution française.

Même si Viger use abondamment de la rhétorique et que les sentiments qu’il nous livre ne devraient jamais être pris comme l’expression exacte de ses sentiments profonds, le traumatisme que constitue pour lui le cataclysme de 1789 se fait bien sentir par-delà la distance géographique et politique qui sépare la colonie de son ancienne métropole. Oeuvre de destruction, cet épisode de l’Histoire est le fruit de l’orgueil d’hommes peu judicieux :

Lorsque l’on a vu le tableau des malheurs affreux qu’entrainent à leur suite la destruction des moeurs des peuples, il semble qu’un homme sage ne devroit jamais être tenté de porter la main à l’édifice qu’en tremblant. […] Il faut toujours travailler à réparer l’édifice tant qu’il n’est pas entièrement détruit. Ces idées rebattues de perfectibilité de l’espèce humaine et des gouvernemens mises au jour par les écrivains François, aujourd’hui méprisés, dont le souvenir ne se perpétue que par celui des maux qu’ils ont causés, ont été éprouvées au creuset de l’expérience. On peut juger de leur prix et de leur valeur par leurs effets[48].

De toute évidence, les révolutionnaires ont fait fi de la leçon ultime de l’histoire universelle : notre sort repose en dernier recours entre les mains de Dieu, qui exprime Sa volonté par la Providence[49]. Véritable Tour de Babel, la Révolution est un projet condamné à l’échec. Si l’espèce humaine ne se perfectionne pas, l’idéologie du Progrès est un leurre, le progrès est de circonstance et le temps ne passe que pour nous permettre de constater le retour des choses passées. L’historicité et l’altérité temporelle sont des concepts étrangers à ce schéma de pensée.

On peut toutefois apprécier la cohérence de ce dernier. De l’Histoire, on tire des substrats, des enseignements, qui permettent de constater sa répétition. Ces substrats sont également des agents d’universalisme temporel puisqu’ils régissent les sociétés humaines au-delà de l’histoire et des époques et ils chapeautent les particularismes régionaux et nationaux, les premiers étant garants des seconds. Viger, en homme ancien, prend le contre-pied des penseurs révolutionnaires qu’il honnit[50].

Le Viger de 1831 et la mémoire de l’histoire récente

Ou, à tout le moins, est-ce le cas en 1809 ; car le Viger de 1831, celui qui se penche sur les causes de la Révolution belge et établit dans ses Considérations relatives à la Dernière Révolution de la Belgique un parallèle entre le cas belge et le cas canadien présente un rapport à l’histoire qui a passablement évolué. Le contexte, il est vrai, est différent et le Parti canadien, devenu Parti patriote, a subi l’influence décisive du leadership de Louis-Joseph Papineau. Ce dernier, plus radical que Pierre-Stanislas Bédard, a accompagné les Patriotes dans une marche graduelle vers le républicanisme qui s’explique en grande partie par leurs échecs politiques répétés.

De leur point de vue, la Métropole et l’administration coloniale du Bas-Canada se sont entêtées au-delà du raisonnable, tout en étant très sensibles aux appels d’une partie de la minorité anglophone bas-canadienne en faveur de l’anglicisation de la colonie. Qui plus est, les Patriotes s’émeuvent à distance des événements qui secouent le monde et suivent dans les journaux les divers épisodes révolutionnaires au tournant de 1830[51]. Visiblement, l’époque, au Bas-Canada comme dans beaucoup d’autres États occidentaux, est à une radicalisation à laquelle Viger n’est pas insensible[52]. D’ailleurs, dans un texte publié en 1826, le député manifestait une inquiétude renouvelée envers l’absence de cohésion collective dans l’univers politique bas-canadien. La fusion nationale entre parties exogames, nommément les francophones et les anglophones, lui semblait souhaitable, mais impossible à cause de l’influence néfaste de la Métropole[53].

Viger, dans son texte de 1831, adopte un ton plus revendicateur, il a évolué vers la rupture sans l’avoir encore embrassée[54]. Malgré la lassitude apparente, il maintient son discours loyaliste :

Redoublons de vigilance. Éclairons notre gouvernement ; éclairons-nous nous-mêmes de plus en plus. Les lumières avec des vertus sont une véritable puissance. Saisissons cette arme invincible. C’est avec elle que nous pouvons faire valoir l’empire de la justice que nous réclamons. D’ailleurs notre cause est celle de notre métropole elle-même. Avec de la constance et de la modération, de l’énergie et de la sagesse, nous pouvons compter sur l’espoir d’un avenir plus heureux[55].

En 1831, le Patriote espère toujours que les doléances canadiennes seront entendues par la Métropole, mais sa confiance a été sérieusement entamée.

Quel intérêt revêt l’histoire récente de la Belgique pour les Canadiens ? Les Belges sont un peuple poussé à la révolte par la malveillance néerlandaise. L’analogie entre l’histoire canadienne et celle des Belges « est, on ne peut plus, frappante[56] ». Tous deux des peuples francophones dominés par une nation à la langue qui leur est étrangère et qu’on a cherché à leur imposer, tous deux catholiques dominés par des protestants qui décrient leurs pratiques religieuses[57], tous deux confrontés à une administration étrangère qui s’est égarée à arrimer leurs moeurs sur ceux des dominants, Belges et Canadiens ont vécu une histoire similaire au point d’être « parfois même, d’une ressemblance exacte, […] il suffirait de changer les noms pour [que les événements de l’histoire belge] fussent applicables à notre pays[58] ».

Ce que Viger propose est une histoire parallèle de la Belgique et du Canada où, une fois établie la similarité de leurs circonstances, l’histoire de la première servira de guide au second. Or, contrairement au Viger de 1809 qui comparait les faits de l’Histoire indépendamment des époques pendant lesquelles ils avaient eu lieu, celui de 1831 propose d’observer en parallèle des histoires qui sont simultanées. La contemporanéité des événements historiques est effective, plutôt que d’être produite par une philosophie de l’histoire où l’on admet leur répétition à travers le temps.

De cette comparaison parallèle, il ressort un agencement des épisodes de l’histoire politique canadienne calqué sur le modèle belge. Les nationalistes belges ont utilisé l’histoire récente pour produire une narration de leur histoire nationale qui rendait justifiée et nécessaire la Révolution. Viger reprend la structure de leur récit pour l’appliquer au cas canadien.

Des maximes d’une force diminuée

Cela ne signifie pas que Viger a rejeté en 1831 ses représentations passées de l’histoire. Non seulement répète-t-il certains arguments contre les politiques de normalisation culturelle britanniques, mais il continue d’exprimer sa conviction que l’Histoire est régie par des règles dont la connaissance nous permet « de calculer les probabilités de l’avenir[59] ». De même, il explique qu’en Belgique comme au Canada « les mêmes causes y ont produit les mêmes effets[60] » : Viger n’a pas abandonné l’idée que la situation canadienne n’est pas nationalement ou historiquement spécifique[61].

Il n’est donc pas surprenant qu’il rappelle la similarité entre l’Angleterre post-1066 et le Canada post-1760 qu’il évoquait déjà en 1809, en plus de donner quelques autres exemples historiques où la langue des vainqueurs fut imposée aux vaincus :

Joseph II avait aussi, dit-on, donné l’exemple d’une semblable conduite. On caressait alors ceux qui donnaient dans l’usage la préférence à l’allemand, comme ici l’on a vu complimenter par fois quelques-uns de nos jeunes Canadiens sur le jargon anglais qu’ils parlaient et qui trop souvent les couvrait de ridicule. En Angleterre, à la suite de la conquête des Normands, le français fut longtems le seul en honneur comme de nécessité, en même temps que les Anglais rougissaient de parler leur langue qui se trouvait flétrie et avait fini par l’être à leurs propres yeux. Enfin, sous l’empire de Napoléon, on avait trouvé des complaisans capables de faire la même chose dans quelques parties de l’Italie par rapport à la belle langue de ce pays[62].

Cela dit, la teneur de ces comparaisons transhistoriques est différente de celles que l’on pouvait retrouver dans le texte de 1809. D’abord, notons, dans ce passage comme dans l’ensemble du texte du reste, l’absence de références à l’histoire ancienne, qu’elle soit grecque ou romaine. Elles auraient été incontournables quelques décennies plus tôt[63].

Ensuite, la force de ces amalgames historiques se trouve diminuée par rapport à ceux du texte de 1809. Dans l’extrait précédent, qui est l’un des seuls où l’on évoque une autre histoire que celle du Canada et de la Belgique[64], ce qui intéresse très spécifiquement Viger, ce sont ces moments où la langue parlée des vaincus perd en élégance au fur et à mesure que celle des vainqueurs s’impose dans l’espace public. La comparaison porte donc sur un aspect très précis de ces diverses expériences historiques et n’évoque pas de grandes et profondes similarités entre l’expérience de différents peuples au travers du temps. Autrement dit, ces histoires que Viger avait arrimées les unes aux autres pour produire un argument interne d’une parfaite cohérence, soit que l’Histoire nous montre que, en toute circonstance, le respect des traditions des vaincus est à l’avantage du vainqueur, ont été laissées de côté. Ce n’est pas nécessairement que Viger a changé d’idée sur le fond, mais plutôt que les modalités de son exposé ont changé, si bien qu’il ne semble plus pertinent pour le Patriote d’affirmer, comme il l’avait fait 22 ans plus tôt, que l’on peut « multiplier à l’infini ces comparaisons tirées de l’histoire ancienne et moderne[65] ». Autant qualitativement que quantitativement, les parallèles transhistoriques sont passés de l’avant à l’arrière-plan.

De même, alors que le Viger de 1809 évoquait avec emphase les maximes qui doivent nous permettre de « juger toutes les questions qui intéressent l’humanité[66] », sans distinguer celles d’hier de celles d’aujourd’hui, celui de 1831 n’a plus le même intérêt pour ces interprétations globales. Certes, il considère toujours qu’il existe une nature humaine atemporelle et que certaines expériences collectives semblent condamnées à être répétées. Après tout, l’une des règles de l’histoire est « cette triste vérité de tous les temps et de tous les lieux, que le pouvoir sans contrepoids et la tyrannie sont inséparables[67] », une règle dont les malheureux Belges ont fait les frais :

Malheureusement pour les Belges soumis par le fait aux Hollandais au moyen de ces arrangements, indépendamment des préjugés nationaux, des haines de religion, des rivalités dont il vient d’être question, ces derniers comme on le verra bientôt, devaient se sentir encore poussés par d’autres motifs bien aveugles sans doute, mais en même temps impérieux, comme tous ceux que des passions de cette espèce enfantent, a [sic] des actes d’injustice envers les premiers. C’eût été trop attendre de la nature humaine que de supposer les Hollandais capables derésister [sic] à cette tentation[68].

Toutefois, Viger n’exprime plus la même conviction envers les nécessités de connaître les règles de l’histoire et il fait preuve, au-delà d’un ton parfois catégorique, d’une certaine prudence. Est-il possible que les puissants usent de leur pouvoir

dans les bornes assignées par la raison et l’équité ? Ce phénomène reste encore à trouver. Si l’on rencontre par fois dans l’histoire de l’homme et de la société de ces traits qui sembleraient d’abord en prouver la possibilité, ce sont des faits isolés qui [sortent] de l’ordre ordinaire[69].

L’épuisement et la déception transpirent des luttes politiques des Patriotes[70] et se traduisent chez Viger par un pessimisme indéniable. Il n’empêche, l’exception à la règle historique est possible et cette dernière s’en trouve atténuée.

Il est également notable que le contexte historique ait pris dans le raisonnement de Viger une importance significativement accrue. Il s’agit là d’une modification substantielle dans sa manière d’aborder les différentes problématiques qui l’intéressent et qui donnent au texte de 1831 un aspect historiciste que celui de 1809 n’avait pas : il existe bien des fondements qui définissent ce qu’est l’Homme dans sa nature, mais les événements contemporains des acteurs historiques agissent sur eux et, en exposant les premiers, Viger permet au lecteur de mieux comprendre les seconds.

En fait, même les maximes pénétrantes du contre-révolutionnaire Joseph de Maistre doivent être considérées comme les produits d’un contexte particulier, à la fois national et historique, qui vient en éclairer la teneur. Le citant[71], Viger explique que

nulle nation ne veut obéir à une autre par la raison toute simple qu’« aucune nation ne sait commander à une autre ». Observer les peuples les plus sages et les mieux gouvernés chez eux, vous les verrez perdre absolument cette sagesse et ne ressembler en rien à eux-mêmes lorsqu’il s’agira d’en gouverner d’autres. La rage de la domination étant innée dans l’homme, la rage de la faire sentir n’est peut-être pas moins naturelle[72].

À travers sa lecture des écrits de de Maistre, Viger propose essentiellement que, dans certaines circonstances, comme ce fut le cas en Belgique et comme ce pourrait éventuellement être le cas au Canada, la révolution trouve une justification. Or, de Maistre a beau avoir énoncé ces principes comme des absolus, ils sont, pour Viger, indissociables de l’univers sociopolitique dans lequel ils ont été prononcés :

On serait tenté de croire que l’auteur écrivait d’inspiration ; qu’une prévision exacte avait mis d’avance sous ses yeux le spectacle des souffrances des Belges, pour avoir pu tracer un tableau dont tous les traits accusent une ressemblance si parfaite avec celui que l’on vient d’esquisser. Il était Italien. – Il avait été témoin des souffrances que son propre pays sous une domination étrangère aussi sans contre-poids. […] On peut aussi se rappeler comment l’Italie fut traitée en 1814 et depuis par la Sainte-Alliance. Plusieurs des peuples qui l’habitaient avaient été comprimés par la puissance de fer de Bonaparte. On les invita à briser ce joug en faisant briller à leurs yeux l’espoir du rétablissement de la liberté et de l’indépendance de leur pays. Malheureusement le souvenir de ces promesses s’évanouit avec la crainte qui les avait commandées[73].

De toute évidence, entre 1809 et 1831, l’opinion de Viger ne s’est pas vraiment réchauffée en ce qui concerne la France napoléonienne, mais son avis sur le monde européen issu du Congrès de Vienne n’est pas tellement meilleur. Alors que les grandes puissances, dont le Royaume-Uni, auraient pu se montrer respectueuses des peuples en redessinant la carte de l’Europe, elles ont préféré dicter « des lois aux nations » et les considérer comme « un butin pris à l’ennemi[74] ». Depuis 1789, un enchaînement d’événements, surtout malheureux, a produit une séquence de causalités qui, ceci expliquant cela, donne les éléments pour comprendre la raison des soulèvements populaires récents.

De Joseph II à la Révolution de 1830 ou de la généalogie de la Révolution

L’histoire de la Belgique révolutionnaire de 1830 est donc indissociable du contexte qui a engendré cet épisode, et c’est seulement grâce à la connaissance empirique des histoires belges et européennes que l’on peut comprendre comment, d’hier à aujourd’hui, les Belges en sont venus à se rebeller contre les Hollandais. Viger explique :

Au premier coup d’oeil, c’est une espèce de phénomène, et il doit paraître inexplicable. – Ce n’est pourtant pas un problème insoluble pour ceux qui, après avoir étudié l’histoire de l’Europe et surtout celle des peuples et des pays, réunis en 1814, pour former le nouveau royaume devenu le théâtre de ces événemens malheureux, ont surtout donné leur attention à ce qui s’est passé chez ces derniers peuples, depuis un demi siècle[75].

La nature du raisonnement historique de Viger a profondément changé. L’histoire sert toujours à comprendre le présent et à « calculer les probabilités de l’avenir », mais pas pour les mêmes raisons et, surtout, ce n’est plus le même type de faits historiques qu’on évoque aux fins de la démonstration. Terminées sont les références à l’Antiquité, limitées sont celles au Moyen âge, c’est dans l’histoire moderne que l’on trouvera le contexte nécessaire pour interpréter les événements récents. Viger propose davantage une généalogie historique de la Révolution belge qu’une comparaison transhistorique entre celle-ci et d’autres épisodes similaires de l’histoire.

L’auteur patriote ne nous indique pas d’où il a tiré ses connaissances sur l’histoire belge. Il semble avoir travaillé à partir de la presse libérale belge et, en particulier, du Courrier des Pays-Bas[76], dans lesquels des révolutionnaires comme Louis de Potter[77] et Jean-Baptiste Nothomb défendent la liberté de presse, le parlementarisme et la reconnaissance du français comme langue officielle, entre autres choses[78]. L’interprétation qu’offre Viger de la Révolution belge ressemble d’ailleurs beaucoup à celle offerte par Nothomb dans son Essai historique et politique sur la Révolution belge publiée pour la première fois en 1833[79]. Viger s’est aussi inspiré en partie des discours du baron de Stassart pour composer le segment de son texte sur la Constitution des Pays-Bas et sur l’état de l’éducation en Belgique[80].

Fort de ses lectures sur le contexte historique belge, Viger se lance dans son récit historique qui a pour trame l’explication de l’avènement de la Révolution belge. En premier lieu, il faut remonter aux origines de la Belgique elle-même[81]. L’auteur retrace ainsi les événements marquants de l’histoire belge : possession du duc de Bourgogne, elle passe à la France à la mort de Charles le Téméraire, puis fut annexée aux Provinces-Unies, elles-mêmes sous l’autorité de l’Autriche, puis de l’Espagne. Viger poursuit son exposé en expliquant comment la Belgique fut dominée tour à tour par Joseph II, empereur des Romains, puis par la France révolutionnaire avant de devenir hollandaise. À travers cette narration historique, il constate que la Belgique n’a jamais été indépendante et que lorsqu’elle fut dominée par un gouvernement étranger qui usait de son pouvoir de manière arbitraire, l’« attachement » des Belges envers leur suzerain a eu tendance à faiblir[82] ; un parallèle implicite avec l’histoire canadienne. Il faudra cependant attendre la refonte du monde européen après 1814 pour que la Révolution devienne inévitable[83].

La narration de l’histoire belge devient ici un agencement de faits imbriqués les uns aux autres dont la complexité invite au particularisme. En effet, elle est un produit de l’histoire moderne[84] et, si l’Histoire peut se répéter, il est difficile d’imaginer que les enchaînements causaux de cette histoire particulière ne puissent jamais se reproduire intégralement. Qui plus est, la Révolution belge est elle-même le produit de circonstances uniques. Beaucoup plus nuancé que dans son ouvrage de 1809, Viger la situe à un carrefour des contingences historiques.

En retraçant les différentes étapes de l’histoire belge, on peut comprendre d’où est venu ce désir de révolution. Certes,

on attribuait autrefois aux Belges, et les Hollandais même encore leur reproche, un penchant marqué à la turbulence et à la révolte. Il serait inutile de remonter ici aux causes des agitations auxquelles ce pays fut autrefois en proie sous la domination des ducs de Bourgogne. On se contentera de remarquer qu’elles étaient le fruit des désordres qui régnaient généralement dans tous les états de l’Europe, alors, quelque fussent les formes de leurs gouvernemens[85].

Les Belges ne sont pas des rebelles par nature et on doit distinguer les causes des révoltes populaires anciennes de celles qui expliquent la situation actuelle. On remarquera au passage comment cette explication crée l’altérité temporelle : le contexte historique de l’époque a produit les « agitations » qui ont marqué l’histoire de la Belgique avant Charles Quint et la compréhension des unes dépend de celle de l’autre. Cet épisode de l’histoire ne renvoie pas à une règle de l’Histoire et sa répétition n’est pas suggérée. La démonstration relève de l’empirisme parce qu’elle fait appel à l’érudition historique – « les agitations auxquelles ce pays fut autrefois en proie […] étaient le fruit des désordres qui régnaient généralement dans tous les états de l’Europe » –, même si la démonstration empirique est inexistante – « inutile de remonter ici aux causes… ».

En distinguant le passé bourguignon du présent révolutionnaire de la Belgique, Viger réussit la double tâche de justifier la Révolution par la succession des faits récents, par l’enchaînement des oppressions – ou, selon son vocabulaire, des « injustices » –, tout en contrant une objection potentielle du lecteur : est-il possible que les Belges aient fait la Révolution simplement parce qu’ils sont périodiquement mécontents de leur état ? Non, prétend le patriote, ils y ont été poussés par une succession de gouvernements peu scrupuleux : c’est sous Joseph II, qui régnait sur la Belgique avant la Révolution française, que l’on trouve les premières traces d’un mécontentement populaire issu des abus de l’administration.

Joseph II était « un prince imprudent, opiniâtrement attaché à ses vues, qui se croyait tout permis » et « il croyait affermir [son autorité] en foulant aux pieds des droits et des privilèges respectés jusqu’alors par ses prédécesseurs », le tout entraînant « une espèce de découragement aux amis de l’ordre »[86]. S’engage alors une lutte entre le prince et ses sujets belges qui ouvre la porte à une rébellion contre l’ordre établi qui elle-même mène à la rupture consommée lors de la Révolution brabançonne[87]. De courte durée, cet épisode est important parce qu’il a ouvert la porte aux idées révolutionnaires portées par la France républicaine.

Il n’y a rien d’irréversible ou de prédestiné dans cette histoire de la généalogie révolutionnaire. Viger trouve dans la chute de l’Empire français et dans les agissements subséquents des grandes puissances la cause principale des torts que la Révolution belge a cherché à corriger : contrairement à la Révolution française de 1789, la Révolution belge constitue un retour à l’ordre et non un désordre provoqué par l’orgueil des Hommes. Les puissances européennes, inquiètes de voir la France retrouver sa puissance du temps des guerres napoléoniennes, voulaient

rétablir cette barrière qui, depuis déjà des siècles, avait arrêté les Français dans leurs conquêtes de ce côté du royaume, chaque fois qu’il s’était élevé des guerres sur cette partie du continent européen. On forma le projet de réunir la Belgique avec quelques autres pays voisins, également incorporés à la France, dès les premières années qui avaient suivi la révolution, aux provinces qui avaient composé la république de Hollande, et d’en former le nouveau royaume des Pays-Bas. […] Les choses devaient nécessairement changer de face du moment où l’on prétendait former un royaume par la réunion des Belges et des Hollandais, où l’on mettait en présence deux peuples animés l’un contre l’autre par d’anciennes rivalités, des haines pour ainsi dire héréditaires[88].

Ignorant les spécificités culturelles des peuples impliqués dans cet exercice de reconfiguration des frontières de l’Europe, les grandes puissances ont utilisé la Belgique afin d’assouvir leur soif de pouvoir et elles ont donné « la Belgique à la Hollande comme une ferme à exploiter[89] ».

Puisque ces deux peuples sont hostiles, l’abus de pouvoir des Hollandais envers les Belges était prévisible. La Révolution est devenue légitime et souhaitable au moment où « il ne reste guère pour un peuple d’espoir d’obtenir, de la justice de son gouvernement, la réparation des torts qu’il a à reprocher à ceux qui exercent l’autorité en son nom[90] ». Ainsi, le patriote va chercher dans l’étude des circonstances particulières qui ont mené à la Révolution belge les arguments qui lui permettent de la justifier. Crescendo des tensions issues de l’inacceptable, l’histoire récente de la Belgique explique les raisons qui peuvent amener un peuple à se soulever contre l’administration en place.

Modèle belge, contexte canadien

À propos des réflexions de Viger sur la Révolution belge, Martin Lavallée considère qu’

on sent la rupture qui s’est opérée chez Viger. L’objectif n’est plus de persuader l’administration coloniale ou Londres, bien qu’il les invite à cogiter sur son ouvrage. On sent plutôt la volonté d’explorer de nouvelles avenues pour régler les problèmes des Canadiens. Viger laisse entendre que les événements de Belgique pourraient bien inspirer le Bas-Canada aux prises avec la domination de l’oligarchie coloniale[91].

En effet, la Belgique apparaît comme une source d’inspiration pour un Viger qui semble devenu impuissant. Comme les solutions d’hier n’ont pas porté fruits, il en faut maintenant de nouvelles. Viger n’a jamais abandonné l’idée selon laquelle l’Histoire devait servir de guide, mais, confronté qu’il est à une situation politique mouvante, il a renouvelé son conservatisme en s’inspirant des expériences récentes.

Viger n’est pas plus progressiste en 1831 qu’il ne l’était en 1809. Son combat, d’une certaine manière, est un combat pour le statu quo. Dans le meilleur des mondes, les Canadiens préserveraient leurs moeurs juridiques, linguistiques et religieuses, tout en embrassant les principes du parlementarisme britannique et en maintenant le lien qui les unit à la Métropole. Si ce lien doit être brisé, ce ne sera qu’en dernier recours, le jour où « la liberté » cessera de « veiller sur nous[92] ». Ce sont les changements proposés par « les hommes superficiels » – lire les responsables des différents projets d’union des Canadas ou d’anglicisation du Bas-Canada – qui risquent de mener le gouvernement colonial vers « la tyrannie ». C’est donc dire que Viger s’oppose aux changements, du moins à ceux proposés, niant par le fait même l’idée qu’ils puissent être synonymes de progrès.

En ce sens, Viger avait vu juste en allant chercher son inspiration du côté de la Révolution belge. Très rapidement, celle-ci a été teintée par le pragmatisme de ses acteurs, en laissant pour compte les partisans de la République ou de la réunion avec la France pour préférer à ces projets progressistes la solidité éprouvée de la Monarchie constitutionnelle[93]. Le révolutionnaire belge Jean-Baptiste Nothomb écrivait d’ailleurs vouloir « livrer un dernier assaut aux contre-révolutionnaires et aux ultra-révolutionnaires » en écrivant l’histoire d’une révolution modérée, « glorieuse dans son dénouement », dont l’objectif principal était l’« indépendance nationale » : pour lui, la lutte « contre l’anarchie », c’est-à-dire contre les libéraux radicaux qui voulaient poursuivre la Révolution, était aussi importante que celle contre les tenants d’une administration devenue illégitime par ses agissements[94]. Viger, comme Nothomb, ne souhaite pas modifier l’ordre, mais plutôt l’assurer en renversant un pouvoir qui le met en danger.

Modèles politiques, les révolutionnaires belges peuvent aussi être imités dans leur manière de justifier leur Révolution par la généalogie historique. Ce crescendo des injustices qu’ils ont subies sert d’exemple à Viger pour une narration de l’histoire canadienne où les divers épisodes de malveillance gouvernementale s’additionnent. La révolution canadienne en devenir est alors le produit des faits cumulés qui, racontés en bloc, constituent un plaidoyer en sa faveur. Tout en réaffirmant haut et fort son loyalisme, Viger entreprend de mettre bout à bout les preuves historiques des injustices subies par les Canadiens.

La première pièce à conviction remonte à la période allant de 1763 à 1791, pendant laquelle

La forme du gouvernement que l’on avait établie pour le pays, était sans doute bien peu propre à inspirer au peuple le sentiment d’énergie qui est le fruit d’une participation active au pouvoir souverain qui nous appartenait et que l’on nous avait refusée[95].

Le refus de la Grande-Bretagne d’accorder aux Canadiens des institutions de représentation politique dignes de ce nom ne crée pas un climat propice à la défense des intérêts britanniques par les Canadiens pendant la Révolution américaine. Toutefois, l’espoir d’un avenir meilleur sous l’autorité britannique, encouragé par l’assouplissement du régime en 1774, a été suffisant pour les convaincre de ne pas se joindre aux Américains. Comme les Belges, les Canadiens ne sont pas portés naturellement à la révolte comme en témoigne leur loyauté envers la cause de l’Empire de 1775 à 1783.

D’ailleurs, ils ont fait preuve d’une fidélité plus éclatante encore lors de la guerre de 1812. Or, et c’est là la seconde pièce à conviction,

le peuple venait de souffrir des caprices et de la conduite arbitraire d’un gouverneur qui nous traitait en rebelles quand nous en appelions à sa justice. […] Le Canada fut sauvé un peu plus d’un an après l’époque à la quelle les satellistes d’un gouverneur lui avaient persuadé que si on mettait des armes entre les mains de ses enfans pour défendre leur pays contre l’invasion, ils les tourneraient contre l’Angleterre[96].

Le souvenir encore lourd de l’administration Craig vient hanter la relation entre la colonie et sa Métropole en 1812 comme en 1831. Si les Canadiens ont combattu malgré tout l’invasion américaine, c’est parce qu’ils n’avaient « pas perdu l’espoir d’obtenir la justice qu’elle [la province] réclâmait[97] ».

Puis, vint le projet d’union de 1822 dont la réalisation aurait provoqué « la tyrannie et l’anarchie ». Malgré son échec, les Canadiens sont régulièrement inquiétés par « ceux qui travaillent à les opprimer ». Viger ajoute même que « depuis ce projet d’union, nous avons eu de nouveaux sujets de nous plaindre de plusieurs des mesures dans les quelles on a entrainé le gouvernement anglais à notre égard[98] ». De là à dire que le Canada s’approche de la rupture finale d’avec le Royaume-Uni, il n’y a qu’un pas que Viger ne franchit pas. Il n’empêche, même si la Révolution n’est pas encore inévitable, les éléments qui permettraient de la justifier par le récit de l’histoire récente sont quant à eux bien en place.

Conclusion

La conception de l’histoire de Viger n’a jamais été progressiste, mais le portrait qu’il dresse de la situation politique bas-canadienne héritée des frustrations récentes prend une forme linéaire et déterministe. En écrivant la généalogie d’une Révolution qu’il anticipe sans la réellement souhaiter, il propose une narration historique qui se termine dans l’incertitude de l’avenir. Peu importe qu’il connaisse l’Histoire et ses enseignements, ce qui s’en vient ne lui semble pas assuré et son texte de 1831 vise davantage à comprendre le présent qu’à prédire la suite. Il n’a pas abandonné la recherche des lois historiques, non plus que rejeté l’idée qu’elles lui servent de guide pour l’avenir, mais elles ne constituent plus le coeur de sa réflexion sur l’histoire.

Par son traditionalisme renouvelé, Viger, comme bousculé par les déceptions politiques, attelé à la tâche de terminer la lutte qu’il a commencée sans en connaître le dénouement, est devenu un homme nouveau quelque part entre 1809 et 1831 parce qu’il a embrassé le principe selon lequel le monde évolue continuellement. L’histoire qu’il a vécue ne se répétera pas parce que les contingences historiques qu’il décrit sont trop précises pour se représenter dans l’avenir. Peut-être les Canadiens devront-ils à nouveau se battre pour leur liberté ou pour défendre leurs traditions, mais la Conquête, l’Acte constitutionnel et les luttes parlementaires sous Craig font maintenant partie du passé : un passé organisé par Viger de manière à décrire le présent de la marche vers la démocratisation du système politique bas-canadien.