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En histoire économique, il est souvent très difficile de définir l’importance des activités qui ne sont pas rémunérées. La garde des enfants, par exemple, ne rentre pas toujours dans la sphère monétaire, mais peu d’activités ont un impact social aussi important. Comme l’a décrit Marjorie Griffin Cohen il y a trois décennies dans Women’s Work, Markets, and Economic Development in Nineteenth-century Ontario (1988), la contribution économique de la production domestique, surtout celle des femmes, a été sous-estimée historiquement.

En principe, les jardins domestiques représentent le même phénomène. Par l’exploitation de quelques mètres carrés de terre, des familles réussissent à atteindre « une certaine autonomie alimentaire » (p. 61) même dans les villes. Cependant, il est laborieux de trouver les traces des produits des jardins dans les sources historiques. C’est en particulier le cas en région rurale. Dans ce livre fascinant, l’historien Jean-Pierre Hardy établit le rôle historique des jardins urbains à Montréal et à Québec aux XVIIe et XVIIIe siècles. D’après lui, les sources qui ont trait à l’expérience en campagne font défaut. Hardy met l’accent sur ceux qui exercent le métier de jardinier et les produits qu’ils cultivent pour les propriétaires des jardins. Il réussit à brosser un portrait détaillé à partir d’un impressionnant éventail de sources : les récits de voyageurs, les inventaires après décès, les recensements, les cartes, les archives notariales, les registres paroissiaux et les comptes et contrats des maisons religieuses et de certains individus bien nantis.

Un premier chapitre présente l’évolution historique des jardins en Europe, surtout ceux de la France et de l’Angleterre. Il s’agit d’un choix tout à fait logique. Dans le jardin, les habitants de la vallée du Saint-Laurent suivent les tendances de leurs parents européens. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, ils consomment surtout des légumes d’origine européenne. Les plantes autochtones ont peu de place dans les jardins coloniaux. Même le maïs a un rôle assez restreint. Le topinambour, pourtant un légume qui a intéressé les Français métropolitains pendant une courte période au début du XVIIe siècle, n’y figure presque pas. Parmi les légumes les plus cultivés, nous trouvons le pois, « la légumineuse la plus répandue et la plus consommée par tous les habitants de la vallée du Saint-Laurent » (p. 150), les légumes racines (oignons, carottes, betteraves) et les choux. En effet, les habitants de la région ont besoin de légumes qui se conservent assez bien. La surprise parmi la liste de légumes cultivés dans la vallée du Saint-Laurent est le céleri. À l’encontre des témoignages de certains voyageurs dans la colonie, Pehr Kalm et Isaac Weld en particulier, l’asperge et le concombre sont rares dans les comptes des maisons religieuses, soutient Hardy. De plus, la pomme de terre n’est guère populaire pour la consommation par des humains avant la fin du XVIIIe siècle. De toute façon, très souvent, la pomme de terre ainsi que le pois représentent des légumes cultivés en plein champ plutôt que dans le jardin.

Il y a quelques années, Paul-Louis Martin a publié un beau livre sur les fruits du Québec (Les fruits du Québec. Histoire et traditions des douceurs de la table, 2002). L’étude de Hardy complète en quelque sorte le livre de Martin, en donnant maintes informations concernant les légumes dans la vallée laurentienne. Mais l’approche est quelque peu différente aussi, car Hardy s’intéresse surtout aux jardiniers. Même si un beau chapitre fait état de tous les légumes cultivés dans les jardins de la Nouvelle-France et du Bas-Canada jusqu’en 1800, Hardy consacre plusieurs chapitres au travail des jardiniers : leurs conditions de travail, leurs carrières, leurs outils et d’autres aspects matériels du métier. Il lui a été possible d’établir une liste des 442 jardiniers. Certains de ces jardiniers ont travaillé longtemps pour des établissements religieux ou pour des membres de l’élite politique et économique de la colonie. D’autres ont été employés de façon temporaire. Il n’y a jamais eu d’association de jardiniers dans la vallée du Saint-Laurent. Néanmoins, certains participants ont droit au titre de « maître jardinier » et plusieurs atteignent un niveau de vie assez impressionnant en comparaison avec d’autres métiers.

Selon Hardy, le commerce maraîcher est peu lucratif durant la période même s’il y a, sous le Régime français, une certaine exportation de légumes vers l’Acadie, Plaisance, l’île Royale et l’île Saint-Jean. Mais en général, l’alimentation des habitants était plutôt basée sur le blé et d’autres grains ainsi que sur le cheptel. Dans son avant-dernier chapitre, Hardy indique qu’il y a une évolution au XVIIIe siècle : « l’intérêt pour la culture des légumes et des fruits croît constamment » (p. 227). Néanmoins, il semble que la décision de terminer l’étude en 1800 est arbitraire et ne correspond pas à un moment significatif dans l’histoire de ce secteur d’activité. Plusieurs des sources datent des premières décennies du régime britannique, mais du point de vue de l’histoire de l’alimentation, il semble y avoir peu de changements majeurs entre le Régime français et le Régime britannique, si l’on excepte la croissance démographique des villes qui demandent de plus en plus de vivres.

Hardy ne trouve aucune femme occupant les fonctions de jardinier dans la colonie. Il reconnaît que les sources sous-estiment fort probablement cette activité féminine lorsqu’il s’agit de la production domestique. Même une étude aussi fouillée n’arrive pas à résoudre le problème du travail non rémunéré. Néanmoins, l’auteur réussit à établir nettement que les jardins domestiques, institutionnels et maraîchers revêtent une importance certaine dans la colonie. L’historien conclut qu’« [e]n Nouvelle-France, l’importance que prennent les jardins aux XVIIe et XVIIIe siècles apparaît plus manifeste qu’en Europe » (p. 226).