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Les célébrations du cinquantenaire de la Voie maritime du Saint-Laurent en 2009 sont passées pratiquement inaperçues, tant au Québec qu’ailleurs au Canada. Il s’agit pourtant d’une réalisation majeure dans l’histoire canadienne et d’un des plus importants chantiers entrepris par le gouvernement fédéral à l’ère de son affirmation triomphante comme État-nation. Pourquoi cette amnésie collective à l’égard d’une telle réalisation ? se demande Daniel Macfarlane dans son ouvrage fouillé sur l’histoire de la Voie maritime. Est-ce parce que le gouvernement fédéral n’a pas réussi à aménager seul cette voie comme il en avait l’ambition et a été forcé d’accepter la participation des États-Unis afin de maintenir de bonnes relations avec son voisin ? Est-ce à cause des impacts environnementaux provoqués par la construction de cette infrastructure maritime qui allait bouleverser l’écologie du fleuve et d’une partie des Grands Lacs ?
C’est en partie pour réhabiliter la Voie maritime du Saint-Laurent dans l’historiographie canadienne que Daniel Macfarlane en reconstitue l’histoire. L’auteur souhaite également contribuer à mieux faire connaître cet épisode sous-estimé de l’histoire des relations entre le Canada et les États-Unis, un épisode où les deux pays ont eu à collaborer étroitement. Son étude sur cette vaste entreprise vient ainsi en enrichir notre compréhension, particulièrement sur le plan de l’histoire diplomatique et de l’histoire environnementale.
L’ouvrage est divisé en deux grandes parties : « Negociating » et « Building ». La première partie reconstitue l’écheveau complexe des négociations entre le Canada et les États-Unis ayant conduit à la signature de l’accord bilatéral de 1954 en vertu duquel il a été convenu d’aménager un large canal de navigation depuis Montréal jusqu’au lac Érié, composé de quinze écluses dont deux en sol américain. L’entente prévoyait aussi la construction d’un gigantesque barrage hydro-électrique dans la section internationale du Saint-Laurent, à la hauteur de Cornwall en Ontario et de Massena dans l’État de New-York.
Le premier chapitre du livre remonte à la ronde initiale des échanges entre les deux pays à la fin du XIXe siècle alors qu’on discute déjà des moyens pour améliorer la navigation fluviale des Grands Lacs à l’Atlantique. Deux accords importants, signés en 1932 et en 1941, n’aboutissent cependant pas. Ils auront néanmoins servi à jeter les bases du projet et à régler, au moins sur papier, la régulation des eaux du bassin de drainage du Saint-Laurent. C’est le contexte de l’après-guerre (avec la relance de l’exploitation des ressources minières dans le Nord-Est canadien, l’entrée dans la Guerre froide et la croissance de l’État fédéral) qui donne l’élan décisif, matière du chapitre 2. Au début des années 1950, le fédéral prend les devants et face aux tergiversations du voisin américain, il envisage d’assumer seul l’aménagement d’une voie maritime sur le Saint-Laurent. Selon D. Macfarlane, le gouvernement libéral de Louis St-Laurent est alors animé par l’ambition de reconquérir/restaurer l’empire du Saint-Laurent. Au-delà des avantages économiques et politiques du projet affirme l’auteur : « it was seen as the means of fulfilling the age-old dream of the St. Lawrence. » (p. 76). Or sous le gouvernement d’Eisenhower, les autorités américaines reviennent à la table des négociations et concluent une entente avec le Canada en août 1954 qui porte essentiellement sur la section internationale du Saint-Laurent. Le chapitre 3 examine les circonstances entourant la signature du traité bilatéral où on précise que le chantier de la voie maritime allait être géré par deux instances, une canadienne et une américaine, et la manière dont les coûts seraient partagés.
La deuxième partie du livre, consacrée à la construction du canal et du barrage hydro-électrique, comprend elle aussi trois chapitres. Le chapitre 4 porte sur les expropriations nécessaires à la transformation conceptuelle et physique du fleuve en canal. Jusque-là, cette section du fleuve avait été peu touchée puisque les canaux aménagés contournaient les rapides empêchant la navigation. Le Saint-Laurent, encore perçu comme cours d’eau naturel, sera redessiné par les travaux destinés à l’élargir, l’approfondir et contrôler le débit de ses eaux et dès lors, considéré comme une « infrastructure » fluviale. L’auteur explique combien le projet est emblématique de la modernité avancée en ce qu’il nécessite le recours à des procédés techniques imposants afin de tirer parti des ressources hydrauliques, que seul l’État moderne peut mobiliser. Les chapitres 5 et 6 montrent bien comment le gouvernement fédéral utilise tous les moyens mis à sa disposition pour s’assurer de l’appui de la population vis-à-vis du projet en adoptant des stratégies de contrôle de l’information, qui sont désormais chose courante, par la production de sondages et campagnes d’information et de promotion sur le projet. Pourtant, le chantier affectera considérablement les populations établies le long de la Voie maritime, dont l’inondation de résidences affectant plus de 6000 personnes situées dans la section internationale qui seront relocalisées dans de nouveaux villages. Les communautés Mohwak sont aussi touchées, en particulier celle de Kahnawake dans la région montrélaise dont on ravit le sixième du territoire de la réserve, située en grande partie le long du fleuve, en lui en coupant ainsi l’accès. À l’époque, ces perturbations sont présentées et même perçues comme un moindre mal face au progrès que représentent la Voie maritime et le barrage hydro-électrique. Le nouveau canal est inauguré le 29 juin 1959 en présence de la reine Élizabeth II, du président Eisenhower et du premier ministre Diefenbaker. La cérémonie se déroule aux écluses de Saint-Lambert puisque le canal se trouve en face du port de Montréal.
Le choix de D. Macfarlane de se concentrer sur les relations canado-américaines explique probablement pourquoi l’auteur traite peu des débats suscités par la Voie maritime du Saint-Laurent au Québec. S’il évoque en passant l’inquiétude que le projet a provoquée, il conclut sommairement qu’il aura été bénéfique à l’économie dans la région montréalaise. Sans lui reprocher de ne pas trancher sur un enjeu que les historiens du Québec n’ont pas eux-mêmes vraiment étudié, on peut tout de même regretter que l’auteur aborde peu cette dimension dans son ouvrage.
Solide, bien construit et documenté, Negociating a River enrichit l’historiographie sur la période de la Guerre froide au Canada et sur le Saint-Laurent et les Grands Lacs. Daniel Macfarlane parvient bien à montrer, comme il en exprime le projet en introduction, comment la transformation d’une partie du bassin du Saint-Laurent a été modelée par des facteurs politiques et environnementaux. Il est cependant moins convaincant quand il soutient que l’histoire de la Voie maritime est « a product of the uniquely Canadian cultural conceptions of the St-Lawrence River » (p. 228). De même, le rôle que l’auteur impute à la Voie maritime dans la construction nationale paraît surfait, comme son ambition de contribuer à la mise à jour de la thèse laurentienne.