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L’analyse de Martin Roy de la revue Maintenant, l’une des plus importantes revues intellectuelles du Québec durant les années 1960, comble un vide important dans notre compréhension des transformations du catholicisme québécois pendant et après le concile Vatican II. Fondée en 1962 avec l’appui de l’ordre dominicain, Maintenant a remplacé la plus sage Revue dominicaine et comptait à son apogée 12 000 abonnés et quelque 50 000 lecteurs. Ceux-ci, affirmait fièrement l’équipe éditoriale de la revue, comprenaient la frange catholique avec une « mentalité d’avant-garde » : jeune clergé, professeurs d’université, jeunes gens et jeunes filles des collèges classiques et jeunes couples mariés à la recherche d’une théologie catholique plus ouverte sur les questions brûlantes de sexualité et de contrôle des naissances. Certainement au courant de son rôle clé dans l’ouverture d’un segment significatif de la communauté intellectuelle catholique à la gauche politique, les historiens du catholicisme ont sélectionné certains aspects de ce périodique et, selon Roy, n’ont pas réussi à saisir pleinement les complexités et les nuances des positions soutenues par Maintenant sur bon nombre de questions, de la critique de la confessionnalité, incarnée dans des institutions catholiques, à son appui à des causes « séculières » comme la social-démocratie et l’indépendance du Québec, et à sa défense de positions théologiques catholiques plus flexibles sur des sujets comme la sexualité et le contrôle des naissances.
Ce qui a échappé à plusieurs chercheurs, selon l’auteur, c’est que même si Maintenant a certainement adopté des vues théologiques et sociales très en avance sur celles tenues par une grande partie du clergé et des fidèles, cela ne résulte pas d’un simple désir d’adapter le catholicisme au monde moderne, ou de reconstruire la théologie selon des lignes politiques de « gauche » ou de « droite ». La contribution principale de Roy dans cet ouvrage est de rappeler aux spécialistes de la religion que tant les membres du clergé que les laïques qui composaient l’équipe rassemblée autour de Maintenant, incluant les Dominicains Henri Bradet et Vincent Harvey, les deux premiers directeurs de la revue, Hélène Pelletier-Baillargeon, qui a remplacé Harvey après son décès prématuré en 1972, et des collaborateurs réguliers comme Fernand Dumont, Pierre Saucier et Jacques-Yvan Morin, se sont bien maintenus à l’intérieur de la tradition catholique. Même s’il promouvait des idées et des valeurs qui allaient souvent au-delà de la lettre des enseignements de Vatican II, ce groupe évitait une acceptation sans réserve de la modernité ou le simple alignement du catholicisme sur les idéologies de la gauche laïque, préférant une « laïcité ouverte » (p. 12) qui prônait un rôle continu et significatif pour le catholicisme dans la sphère publique de sa société.
L’auteur a divisé l’ouvrage en deux sections. La première retrace l’histoire interne de Maintenant, en examinant sa relation avec l’ordre dominicain, qui s’est maintenue de sa fondation en 1962 jusqu’en 1969, alors que la revue devint un mensuel indépendant partiellement subventionné par Pierre Péladeau jusqu’en 1974, lorsque ce dernier retira son appui. Ici, l’apport majeur du livre est qu’il procède à un examen approfondi de la célèbre « affaire Bradet », le renvoi du directeur fondateur de Maintenant, qui a suscité une tempête de protestations dans les milieux catholiques réformistes en 1965. Jusqu’à l’ouverture des archives du Vatican sur cet incident en 2035, l’analyse minutieuse de cet incident par Roy, qui renvoie clairement la responsabilité aux autorités romaines de l’ordre dominicain, constitue le dernier mot sur le sujet. En effet, jusqu’en 1969, plusieurs des difficultés de Maintenant provenaient du paradoxe d’être appuyé financièrement par l’ordre dominicain, alors qu’elle promouvait des prises de position politiques et théologiques souvent en dissonance avec celles de bien des prêtres dominicains. Un cas majeur à cet effet a été la décision de l’équipe éditoriale de se prononcer en faveur de l’indépendance du Québec à la fin de 1967, ce qui a provoqué beaucoup de récriminations de la part de Dominicains fédéralistes et a éventuellement forcé l’ordre à couper les ponts avec le périodique en 1969.
Roy fait suivre ce compte rendu des politiques internes de Maintenant par un certain nombre de sections thématiques qui explorent les positions de la revue sur le catholicisme et le monde séculier, le socialisme démocratique, l’indépendance du Québec et la théologie du mariage et du contrôle des naissances. Ce faisant, il démontre efficacement que, même si la préoccupation principale de la revue était « moderne », en ce sens qu’elle cherchait à faire sortir le catholicisme québécois d’un âge de monopole confessionnel et d’une adéquation entre religion et nationalisme, pour l’orienter vers une vision du pluralisme social et culturel, les directeurs et collaborateurs ont largement maintenu une position critique à l’égard de certaines formes de modernité. Tout en promouvant des idées penchant vers la gauche, ils n’ont en aucune façon entériné la simple absorption du catholicisme par des idéologies socialistes ou indépendantistes. Cependant, la décision de l’auteur de séparer la vie interne de la revue des thèmes exploités dans ses pages laisse parfois plusieurs questions sans réponse et, en fait, donne l’impression d’une plus grande unanimité idéologique à l’intérieur du cercle des collaborateurs de Maintenant que ce qui fut peut-être réellement le cas. En reliant clairement le retrait de l’appui des Dominicains en 1969 à la position de la revue sur l’indépendance du Québec, ne pourrait-on pas l’attribuer tout autant à sa critique retentissante de l’encyclique pontificale Humanae vitae de l’été 1968 ?
Comme de fait, l’analyse est beaucoup plus forte pour la période couvrant les directorats des deux Dominicains, Bradet et Harvey, entre 1962 et 1972, ne laissant que peu d’analyse pour la dernière période de la revue, sous la direction d’Hélène Pelletier-Baillargeon. Le lecteur reste sur l’impression que la promotion d’une « troisième voie » en accord avec la tradition théologique catholique était largement poussée par les deux directeurs du clergé, alors que les positions défendues par Pelletier-Baillargeon étaient beaucoup moins en ligne avec les priorités antérieures. Et on ne s’explique pas pourquoi l’auteur n’a pas analysé les Cahiers de Maintenant, la phase qui a suivi la disparition de la revue, sinon par la « capture » du groupe par le Parti québécois et son quotidien Le Jour. Voilà une omission majeure dans un ouvrage autrement bien présenté. Ces critiques mises à part, Roy a rendu un grand service aux spécialistes du catholicisme québécois en leur offrant une étude de référence sur un courant intellectuel majeur représenté par Maintenant et ses artisans.