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Si le nom de Léo-Pol Morin a été régulièrement évoqué dans diverses études littéraires grâce à son association au milieu artistique de l’époque (il est, entre autres, l’un des trois fondateurs en 1918 de la revue Le Nigog), aucune biographie ne lui avait encore été consacrée. Le mérite revient à une jeune musicologue, Claudine Caron, qui en a fait l’objet de sa thèse de doctorat à l’Université de Montréal en 2008. Pianiste de formation, elle s’intéresse à l’histoire de la vie musicale au Québec et en fait son principal terrain de recherche. Depuis 2012, elle coordonne la production des programmes de concerts présentés par la Fondation Arte Musica, au Musée des Beaux-Arts de Montréal.
L’objectif poursuivi par l’auteure est de rectifier « une conception stéréotypée de la musique canadienne d’avant et d’après l’avènement de la musique contemporaine dans les années 1950 [pouvant] faire croire à une génération spontanée » (p. 11). Plutôt que de concevoir une rupture entre un avant et un après Refus Global (1948), l’auteure propose de démontrer la continuité historique. Pour atteindre cet objectif, elle présente une analyse du répertoire pianistique contemporain défendu par Morin entre 1908 et 1941 afin de répondre à la question : « en quoi la pensée de Morin est-elle originale et en quoi ses concerts s’inscrivent-ils dans l’histoire des idées au sein de la société québécoise ? » (p. 18).
Divisé en quatre chapitres bien documentés, l’étude propose une chronologie de la vie professionnelle du pianiste suivie de deux annexes, l’une consacrée à la reconstitution de la musicothèque de Morin, « incomplète, puisque les partitions de plusieurs oeuvres qu’il a jouées en concert n’y figurent pas » (p. 231), et l’autre, aux partitions dédicacées. On aurait souhaité y retrouver plutôt l’inventaire de ces 211 concerts et 79 interventions radiophoniques que l’auteure a répertoriés dans sa thèse ainsi qu’un index, ce qui aurait permis de mieux suivre la carrière de Morin. Cela étant dit, cette recherche est présentée avec soin et précision. L’auteure aime manifestement son sujet et le communique par l’usage fréquent de qualificatifs qui parsèment le discours.
Le projecteur se concentre sur le personnage tout en ouvrant la voie à des recherches complémentaires qui permettront de contextualiser davantage son action. Par exemple, si « son répertoire apparaît original en comparaison des programmes offerts par les autres pianistes » (p 218), encore faudra-t-il nommer ces derniers et évoquer leurs programmes pour mieux faire ressortir leur spécificité. Par ailleurs, et l’auteure le démontre, Morin a accompagné cette carrière de pianiste d’un discours soutenu de critiques musicales publiées dans plusieurs journaux montréalais, renforçant ainsi sa crédibilité auprès du public. L’auteure relève quelques critiques de Morin sur les pianistes (p. 117-121) et donne un aperçu du contenu du livre qu’il publie en 1930 sous le titre Papiers de musique. Ouvrant ainsi la recherche, elle montre l’intérêt de situer la pensée de Morin parmi celle des critiques musicaux de son temps.
L’étude soulève aussi quelques questions dont celles reliées à son séjour en France et aux motifs de son retour au Canada. Dans le deuxième chapitre, l’auteure souligne « l’exil » de Morin en France entre 1919 et 1925, mais on peut se demander jusqu’à quel point il s’agit vraiment d’un exil tant il semble se sentir chez lui en ce pays. Ne dit-il pas en 1935 qu’il se considère « citoyen de Paris » ? (p. 173) Ses fréquents voyages en Europe après son retour au Canada en août 1925 donnent plutôt l’impression qu’il fuit le Québec ou, à tout le moins, qu’il s’y sent beaucoup moins bien qu’en France. Dans ces circonstances, ne faudrait-il pas plutôt évoquer un Morin exilé dans son propre pays ?
Ce retour au Canada en 1925 pose également la question du mobile de cette décision. Pour quelle raison revient-il ? Ou, dit autrement, comment gagne-t-il sa vie en France à cette période ? Morin ne se considère pas un virtuose-vedette et ses cachets sont certainement modestes. Si on exclut les 10 concerts offerts lors d’une tournée au Québec en 1922, l’inventaire publié dans la thèse repère 23 récitals à Paris entre 1919 et 1925 et 4 concerts lors de la tournée en 1923 avec Maurice Ravel. Même en supposant que certains n’ont pas été retracés et qu’il y en ait eu un peu plus, on constate qu’une trentaine de concerts en sept ans c’est peu. C’est peut-être pour cette raison qu’il propose en 1923, à titre de « citoyen français », ses services au directeur de l’Association française d’expansion et d’échanges artistiques qui finance des tournées de musiciens et d’artistes français à l’étranger, bien que cette offre reste lettre morte. Il revient donc au Canada en 1925 et c’est à partir de cette date que sa carrière prend son véritable envol (tournées américaines, enseignement à Philadelphie, critiques, émissions radiophoniques, etc.). Comme il l’explique à Eugène Lapierre le 1er décembre 1934 : « Je vous révélerai que j’exerce le métier de musicien et de critique et que, pour cela […] je suis payé […]. Je ne peux pas vivre de l’air du temps. » Il serait intéressant ici d’analyser l’évolution de son répertoire dans les années 1930 en fonction de la gestion de sa carrière. On y observerait, entre autres, l’importate diminution d’oeuvres canadiennes dans ses programmes.
En somme, cette publication sert de tremplin aux futures recherches. Claudine Caron a établi des balises solides sur lesquelles peuvent maintenant surgir des questions qui permettront d’approfondir la carrière multiforme de Morin.
J’apporte, en terminant, une petite précision. Aux pages 144-145 (note 91), les prénoms semblables entre la mère et la fille ont induit une confusion. Claude-Emma Debussy (1905-1919) surnommée « Chouchou », décédée prématurément, est la fille de Debussy alors qu’Emma Bardac-Debussy (et non Emma-Claude) (1862-1934) est sa seconde épouse. Celle-ci s’est liée d’amitié avec la pianiste québécoise originaire de Victoriaville, Gabrielle Méthot (1884-1968), sur laquelle le chercheur Pierre Ducharme s’est penché. Quant à monsieur [Charles-Ludovic] Carteron, il était le consul de France à Montréal à cette époque.