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Professeur titulaire au Département d’histoire de l’Université d’Ottawa, Pierre Anctil est spécialiste en études juives canadiennes. Dans Soyons nos maîtres, il réunit et commente 60 éditoriaux parus dans le journal Le Devoir de 1932 à 1947, soit la période où Georges Pelletier en fut le directeur. Il s’agit du troisième volume, publié aux éditions du Septentrion, sur l’analyse des éditoriaux du Devoir. Il fait suite à Fais ce que dois (Henri Bourassa, 1910-1932) et À la hache et au scalpel (Gérard Filion, 1947-1963), publiés en 2010.
Dans une introduction de 89 pages, Pierre Anctil présente sa méthodologie et retrace l’histoire du Devoir de 1932 à 1947. Au début des années 1930, Le Devoir traverse une période difficile sur le plan économique. Henri Bourassa quitte la direction du journal en 1932, puisqu’il juge ne plus être l’homme de la situation. Il est alors remplacé par Georges Pelletier, le rédacteur en chef du quotidien depuis 1924. Différents moyens sont envisagés pour essayer de redresser la barre du journal, mais en fin de compte, c’est l’élection de l’Union nationale en 1936 qui permet d’améliorer le sort du Devoir. À partir de ce moment, l’entreprise éditrice bénéficie de généreux contrats publics de la part du gouvernement provincial.
Ensuite, Pierre Anctil dresse le portrait des grands enjeux idéologiques défendus dans Le Devoir de 1932 à 1947 et il présente les éditorialistes en poste au journal durant cette période. Dans les faits, 70 % des éditoriaux publiés au Devoir entre 1932 et 1947 sont écrits par trois hommes, soit 1965 par Omer Héroux, 820 par Louis Dupire et 421 par Georges Pelletier. Omer Héroux écrit les éditoriaux sur la situation administrative du journal, sur les relations internationales, sur les minorités francophones hors-Québec et sur l’évolution culturelle au Canada français. Louis Dupire, pour sa part, rédige les éditoriaux qui traitent de Montréal. Il souhaite un aménagement urbain à grande échelle, une saine gestion des affaires municipales et de meilleures conditions pour les francophones. Enfin, Georges Pelletier écrit sur les grandes questions morales auxquelles le Canada français doit faire face.
Après avoir lu les 4600 éditoriaux parus dans Le Devoir entre le 3 août 1932 et le 20 janvier 1947, Pierre Anctil en a choisi 60 qu’il jugeait refléter les idées et les positionnements idéologiques du quotidien durant cette période. Chaque éditorial est précédé d’une courte mise en contexte d’environ une page. Bien vulgarisées, celles-ci permettent de rendre les éditoriaux plus accessibles au grand public. Ensuite, l’éditorial est reproduit intégralement, ce qui représente des textes de deux à cinq pages. Ceux-ci ne sont pas annotés par Anctil.
Les 60 éditoriaux abordent une variété de sujets, comme le nationalisme canadien-français, le catholicisme, l’éducation, les minorités francophones hors-Québec, les relations fédérales-provinciales, l’immigration, les affaires municipales à Montréal et les élections provinciales et fédérales. Le thème dominant demeure toutefois celui de la Deuxième Guerre mondiale ; environ le tiers des éditoriaux retenus concerne le conflit en Europe et la participation du Canada à cette guerre. Il s’agit, selon Anctil, du sujet déterminant au Devoir sous Georges Pelletier. À la fin des années 1930, la position défendue au journal est de garder les Canadiens à l’abri des combats qui s’annoncent en Europe. L’anti-impérialisme britannique et le nationalisme canadien, deux idées fortes sous la période bourassienne, regagnent alors de l’importance dans la page éditoriale. La défaite de la France en 1940 modifie la position du Devoir : les éditorialistes acceptent à partir de ce moment que le Canada participe à l’effort de guerre et qu’il mobilise toutes ses ressources pour venir en aide aux Alliés, mais ils demeurent farouchement opposés à la conscription. Le combat anticonscriptionniste se poursuit dans la page éditoriale du Devoir jusqu’en 1944.
Par ailleurs, Anctil estime que Le Devoir de la période 1932-1947 n’est pas aussi rétrograde que l’historiographie a eu tendance à le dépeindre. L’auteur soutient que le journal conserve l’héritage de conservatisme social et de catholicisme militant de la période précédente, mais qu’il reflète en même temps la modernisation du Québec déjà en marche. Il affirme que « les racines historiques [de la Révolution tranquille] se trouvent déjà esquissées sous la période Pelletier, particulièrement après la mort de [Louis] Dupire en 1942 » (p. 15). Ainsi, tradition et modernité se côtoieraient. Héritier de la tradition bourassienne, Pelletier reprend plusieurs idées défendues par son prédécesseur. « Pour l’essentiel, Le Devoir demeure un quotidien farouchement indépendant face à la joute parlementaire, conservateur sur le plan social et hostile à l’arrivée d’une presse de masse » (p. 42). Les éditorialistes continuent à combattre l’impérialisme britannique, prônent un nationalisme pancanadien et défendent les minorités francophones. Ils appuient l’agriculture et la petite industrie, rejettent l’immigration internationale et se méfient du socialisme, de la modernité, de l’émancipation des femmes et des organisations ouvrières. Toutefois, Le Devoir prend un peu plus de distance avec la religion pour revenir dans le giron du nationalisme canadien-français. Sous la direction de Pelletier, on veut raviver la flamme du nationalisme séculier. Anctil note donc certains changements idéologiques dans les années 1930, mais il conclut qu’il faut attendre le début des années 1940 pour véritablement voir des idées novatrices apparaître dans la page éditoriale du journal, par exemple la montée en importance de Montréal comme milieu de vie francophone et l’émergence d’un nationalisme centré avant tout sur le Québec.
Au final, Pierre Anctil nous offre avec Soyons nos maîtres une analyse fine et complète des positionnements idéologiques du Devoir sous la direction de Georges Pelletier. La démonstration est convaincante, notamment quant à la cohabitation entre idées traditionnelles et modernes. Les 60 éditoriaux retenus sont intéressants et ils sont habillements présentés. Au niveau de la forme, le texte est bien écrit et agréable à lire. Le seul point faible nous apparaît être l’absence de bilan historiographique. Aucune revue des écrits n’est proposée. Pourtant, Le Devoir est de loin le journal le plus étudié en histoire de la presse au Québec. Également, considérant la thèse qu’il défend, il aurait été intéressant qu’Anctil s’inscrive dans le débat historiographique sur l’avènement de la modernité au Québec. Il aurait ainsi pu mieux faire ressortir l’une de ses principales contributions à l’historiographie, soit que la modernisation de la société québécoise se reflète même dans un journal de tendance plus conservatrice comme Le Devoir. Mais ces points de détail n’enlèvent rien à la qualité de Soyons nos maîtres et ne doivent surtout pas rebuter le lecteur à consulter cet ouvrage qui plaira aussi bien aux historiens de la presse qu’aux spécialistes de l’histoire intellectuelle.