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Tout n’a-t-il pas été écrit sur la vie et l’oeuvre d’Alphonse Desjardins, fondateur des caisses populaires à l’origine de l’imposante institution financière qui porte aujourd’hui son nom ? Telle fut ma première réaction à la réception de ce gros ouvrage de quelque 700 pages publié par Guy Bélanger, historien à l’emploi de la Société historique Alphonse-Desjardins. Ma seconde réaction fut de me dire intérieurement qu’il s’agissait là d’un pari risqué, tant la place réservée à Alphonse Desjardins dans le panthéon québécois est grande. Les défis les plus relevés de l’entreprise de l’auteur étaient certainement d’éviter l’hagiographie ou d’attribuer au personnage des opinions sur des faits de société qu’il n’a pas connus de son vivant. Disons-le d’entrée de jeu, j’ai apprécié ce volume. Il est le résultat d’un travail sérieux qui saura intéresser un large public, spécialiste comme non spécialiste ou amateur de biographies.
Comme le reconnaît d’emblée son auteur en introduction, on a effectivement beaucoup écrit sur Desjardins, mais le personnage, sa pensée et les autres aspects de sa vie active, furent le plus souvent relégués au second plan dans une perspective où le regard historien se portait d’abord sur l’institution dont il avait été l’instigateur. Aussi n’est-il pas étonnant que la dernière partie de la vie d’Alphonse Desjardins – celle qui s’étend de 1900, alors qu’âgé de 46 ans, il fonde la première caisse populaire, à son décès survenu en 1920 – soit la plus connue, laissant à l’état de friche la période antérieure de son existence. Pour avoir été relatées à maintes occasions, les activités du pionnier de la coopération à l’extérieur du Québec, ses réseaux interpersonnels ainsi que sa pensée économique n’avaient pas non plus été traités de manière aussi systématique. Le grand mérite de ce livre est de rassembler des connaissances jusqu’à ce jour dispersées et d’en proposer une compréhension globale en plaçant le personnage au coeur du propos.
À travers onze chapitres, tous documentés en abondance et avec rigueur, le récit se structure autour de thématiques renvoyant tantôt à des périodes précises de la vie d’Alphonse Desjardins (sa jeunesse, les différents épisodes de son parcours professionnel ainsi que les dernières années de sa vie alors que la maladie l’empêche de mener à terme son projet de fédération des caisses populaires), tantôt à ses préoccupations intellectuelles ou à des dimensions particulières de son engagement dans les mouvements sociaux contemporains. Cette organisation de la matière du volume parvient à mettre en relief l’étendue du registre des activités de Desjardins, la diversité de ses réseaux de collaborateurs, l’envergure du personnage à l’échelle canadienne et internationale ainsi que la richesse et les méandres de sa pensée sur l’économie et la société de son époque. On ne peut ainsi qu’être saisi par la stature acquise par Desjardins. Depuis la petite ville de Lévis ou d’Ottawa où il séjourne la moitié de l’année dans le cadre de son travail, Desjardins se trouve en lien avec les noms les plus illustres du mouvement coopératif européen du tournant du siècle et s’impose en l’espace de quelques années comme un interlocuteur international de premier ordre sur les questions relatives à la coopération. Non seulement est-il estimé par ses pairs, mais on le sollicite partout : en Europe où on le considère comme un personnage clé de la coopération en Amérique ; aux États-Unis où on lui demande de jeter son regard avisé sur des projets de loi coopératifs et de prononcer des conférences ; et, bien entendu, au Québec et au Canada afin qu’il vienne prêter son concours à la fondation de caisses populaires. Ces différents volets de l’action de Desjardins n’étaient pas complètement inconnus, tant s’en faut, mais le fait de les rassembler, de les ordonnancer et de les traiter dans un même ouvrage donne une tout autre mesure de l’impact du personnage sur son époque et son milieu. C’est là, à mon avis, la contribution historiographique la plus intéressante du travail de Guy Bélanger.
Étant basé principalement sur l’exploitation des publications et de la volumineuse correspondance de Desjardins, l’ouvrage fait par ailleurs une grande place à l’analyse de la pensée du coopérateur lévisien. Le lecteur y découvrira un intellectuel pourvu d’un pragmatisme hors du commun, bien informé des bouleversements économiques de son époque, capable en même temps de décoder les grandes conjonctures politiques du moment, dont la pensée est tout orientée vers l’obtention de résultats concrets. Si les traits de personnalité du coopérateur québécois et les orientations majeures de sa pensée économique étaient déjà bien documentés par des travaux antérieurs, l’ouvrage de Bélanger en propose ici une mise à jour digne d’intérêt, soucieuse d’intégrer les résultats de la recherche des 20 dernières années sur l’histoire des caisses populaires.
À l’exception des trois premiers chapitres centrés sur le XIXe siècle, l’auteur a privilégié un découpage de la matière en thématiques, relayant la trame temporelle de son récit au second plan. Si cette approche comporte des avantages indéniables du point de vue de l’exposition des faits et de la démonstration, elle peut rendre la lecture agaçante par moments, car elle implique des allers-retours constants dans le temps et, avec eux, des redites difficilement évitables. C’est particulièrement le cas avec la couverture des années 1900-1920, traitées pour ainsi dire d’un seul bloc, où Desjardins apparaît comme un personnage animé par un plan d’ensemble dont il ne dérogera à peu près pas jusqu’à son décès. Il y a sans doute une partie de vérité à cet égard, mais le lecteur reste parfois avec l’impression d’une pensée économique fixée définitivement en 1900 au moment de la fondation de la Caisse populaire de Lévis. On parvient mal à saisir l’évolution, les adaptations et les changements survenus plus tard dans le parcours de Desjardins.
Ces quelques agacements n’enlèvent rien à la qualité générale du volume et à l’intérêt que j’ai éprouvé à sa lecture. L’ouvrage est complet et le travail d’édition réalisé par Septentrion a été réalisé selon les règles de l’art. L’écriture est bien maîtrisée et le récit de l’auteur parvient généralement à soutenir l’intérêt du lecteur.