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Cet ouvrage, novateur quant à la démarche criminologique adoptée, constitue une plongée intéressante dans la réalité pénale de la Juridiction royale de Montréal. L’intérêt essentiel de l’ouvrage est d’éclairer une réalité coloniale encore peu approfondie par les historiens canadiens, et de replacer celle-ci dans le cadre d’études plus vastes, notamment menées en Europe sur la criminalité. Malgré des conclusions attendues, le portrait dressé des rapports entre société, population et institutions judiciaires éclaire la réalité institutionnelle et sociale de Montréal durant la première moitié du XVIIIe siècle.
Si l’analyse de l’historiographie est bien menée dans le premier chapitre de l’ouvrage, certains travaux auraient pu être davantage exploités. L’auteure, attentive aux choix terminologiques opérés, écarte certains concepts à l’opérabilité faible, comme les notions d’infra justice, d’extra justice ou de justice réparatrice, au profit de catégories reprises de la criminologie, comme la notion de règlement compensatoire (p. 142). Le recours à des termes comme « situation-problème » préféré à « différends », s’il peut se comprendre afin d’embrasser l’ensemble des cas et du choix de la criminologie, est peu satisfaisant à la lecture. En matière de terminologie comme sur le fond, le choix de la criminologie laisse le droit stricto sensu en marge. L’optique du juriste, les cadres du droit et des juristes de l’Ancien régime sont assez largement écartés, ce qui appauvrit la perspective. Toutefois, l’auteure fait appel ponctuellement à la doctrine de l’ancien droit afin d’appuyer ou d’éclairer les situations génératrices de différends, toujours de manière judicieuse.
Le choix « social » est clairement assumé. Le cadre juridique et législatif est en arrière-plan, sans analyse de son efficience ou des problèmes juridiques qui peuvent expliquer ou orienter la perception des faits générateurs ou des solutions qui y répondent. L’évocation de l’absence d’enregistrement de certaines ordonnances (comme l’ordonnance criminelle) sans explication de l’enjeu de cette particularité du fonctionnement du Conseil Souverain en est une illustration, laissant le lecteur non spécialiste dans l’expectative. L’ouvrage d’Élise Frelon, Les pouvoirs du Conseil souverain de la Nouvelle-France dans l’édiction de la norme (1663-1760), contribution récente à cette question, pourtant utilisée à bon escient à la suite de l’ouvrage (p. 44-45), aurait pu être cité à cette occasion (p. 15, note 8). Certaines procédures juridiques, comme le recours à l’acte sous seing privé, sont toutefois utilisées judicieusement afin de mettre en avant la souplesse des systèmes juridiques de l’ancien droit, souplesse à laquelle nos systèmes juridiques modernes reviennent doucement.
À cette occasion, l’auteure a mené une analyse intéressante à partir de l’Inventaire des greffes des notaires du Régime français de Pierre Georges et Antoine Roy, ouvrage ancien mais d’une grande utilité (p. 161-181). L’auteure conclut ces développements en soulignant que « [t]out compte fait, les actes notariés permettaient aux justiciables de la juridiction royale de Montréal de résoudre avec souplesse les situations problèmes potentiellement criminalisables auxquelles ils faisaient face » (p. 180). L’analyse des procès civils (p. 181 et suivantes) donne l’occasion à l’auteure de « juridiciser » son propos, en reprenant la distinction entre demande d’indemnité pécuniaire et demande de condamnation à l’amende, qui très proches dans les faits, sont de natures différentes et rendent compte, comme l’auteure le remarque, d’une stigmatisation publique différente (p. 184).
L’analyse du mode pénal dans le cadre judiciaire, coeur du propos de l’auteure, intervient au mitan de l’ouvrage. Reprenant synthétiquement la structure simplifiée de la justice en Nouvelle-France (analyse que l’on aurait peut-être aimé trouver en amont de l’ouvrage), l’auteure souligne la simplicité de la structure par rapport à celle de l’Ancienne France. À cette occasion, un aperçu des acteurs du monde judiciaire (formation, personnages marquants, juges, procureurs privilégiés, etc.) aurait permis d’appréhender les juges se trouvant derrière cet appareil judiciaire, contrepoids absent et pourtant nécessaire à la compréhension sociale de ces différends, même si cela est moins vrai dans la dernière partie de l’ouvrage. Les difficultés archivistiques obligent l’auteure à se tourner, pour l’analyse de la justice seigneuriale, vers les travaux de Dickinson, Lafontaine et Trudel (p. 188-193). Par analogie, l’auteure estime alors que les justiciables de la juridiction de Montréal « ont agi de manière similaire à celles de leurs compatriotes de la région de Québec », et que « sans pouvoir l’affirmer avec certitude, tout porte à croire que la justice seigneuriale des sulpiciens a traité elle aussi des situations-problèmes criminalisables, mais d’un point de vue civil », les justiciables ne se tournant que « rarement vers les tribunaux seigneuriaux pour obtenir une sentence au pénal, et que ces derniers ne s’en plaignaient guère » (p. 193-194). Si la solution de la sanction pénale existait auprès des tribunaux seigneuriaux, elle ne constituait pas la « voie privilégiée à emprunter » (p. 194).
Ce sont donc les tribunaux royaux qui se trouvent en première ligne afin d’apporter une réponse à ces différends sous forme de sentence pénale. Comme de nos jours, la menace du recours pénal pouvait prendre place dans le cadre d’une stratégie plus vaste visant à obtenir l’accomplissement d’un autre mécanisme de résolution des différends, comme la compensation par exemple. L’analyse de la procédure du dépôt de plainte est intéressante afin de mieux appréhender la réalité de la vie judiciaire en Nouvelle-France, même s’il est difficile d’en tirer des conclusions sur la réalité sociale de la vie quotidienne dans la colonie. Ainsi, l’auteure s’interroge sur les conclusions à tirer du grand nombre de plaintes lancées par la clameur publique sur les causes d’adultère ou de concubinage. Elle prend garde de ne pas en conclure, à juste titre selon nous, que les colons étaient particulièrement intolérants au regard de ces déviances morales (p. 199).
Parfois, la forme utilisée semble donner une certaine singularité ou originalité à des réalités qui sont, somme toute, des évidences pour les spécialistes de ces questions. Ainsi, il est souligné que « les sentences obtenues au criminel pour régler des situations-problèmes ne tenaient pas uniquement en compte les besoins des justiciables qui déposaient une plainte. Plusieurs facteurs intervenaient dans la décision du juge et le dédommagement du plaignant n’était pas toujours la priorité des magistrats, qui plaçaient souvent l’ordre public au premier rang de leur priorité » (p. 206). Concernant la forme, notons aussi au passage que certaines coquilles subsistent dans le texte, qui conduisent malheureusement à certaines erreurs, comme le renvoi aux travaux des historiens du droit « Alain Laingui et Arlette Lebrigre », au lieu d’André Laingui et Arlette Lebigre, coquille reprise différemment dans la référence à la p. 272, puis encore p. 275.
Les illustrations des différentes situations analysées par l’auteure permettent une mise en contexte et agrémentent la lecture, ce qui donne l’occasion au lecteur de s’immerger dans la réalité conflictuelle des habitants de la juridiction de Montréal. L’évocation des limites du système judiciaire de l’Ancien Régime et la place de la juridiction de l’intendant complètent ces éléments. À cette occasion, les défaillances des tribunaux de la Nouvelle-France, et notamment de la Juridiction royale de Montréal, auraient pu être replacées dans le contexte des critiques des tribunaux de l’ancienne France.
Dans sa conclusion au chapitre 3, l’auteure met de l’avant la nécessité de tracer « un panorama plus large des outils sociaux que possédaient les colons pour régler leur querelle », replaçant le curseur sur les rapports humains et le sentiment de justice, plutôt que sur le système judiciaire. L’auteure réintègre l’institution au sein de la population, même si les acteurs professionnels de l’appareil judiciaire sont trop oubliés dans l’analyse. Elle souligne une permanence dans l’analyse des institutions judiciaires, parfois oubliée des non-praticiens, qui veut que ce sont les justiciables qui s’emparent et se tournent vers l’institution, et non l’inverse, l’appareil judiciaire ne constituant jamais une « panacée ultime pouvant rétablir l’ordre social par son seul pouvoir décisionnel » (p. 224). Sans être originale, une telle conclusion a le mérite de raviver les cadres de l’analyse de la vie judiciaire dans sa perspective sociale.
L’analyse des interventions pénales en matière d’ordre public (situations-problèmes d’origines étatiques) est plus classique, et met l’accent sur les cas plus documentés de vente d’alcool illicite aux Amérindiens, de traite illégale, de vol, faux, meurtre, infanticide, voie de fait, négligence criminelle, viol, incendie criminel… À cette occasion, l’auteure souligne l’importance de l’action publique à travers les officiers de justice et de la situation socio-économique de Montréal, notamment à travers la lutte contre la traite illicite. De manière très intéressante, l’auteure remarque que les sanctions prévues à l’ordonnance du 22 juin 1714, écrite spécialement pour la juridiction, ont été fidèlement appliquées par les lieutenants-généraux en matière de vente d’alcool aux Amérindiens et de traite illégale (p. 254-255). La perception des circonstances aggravantes ou atténuantes par les juges de la juridiction laisse apparaître une justice relativement pondérée, au regard des standards de l’époque. Les juges montréalais ont toutefois eu tendance à ne pas recevoir l’argument de l’ivresse comme circonstance atténuante, se détachant ainsi de la jurisprudence en ancienne France (p. 272-273). On remarque, comme cela avait été fait antérieurement, notamment par André Lachance, que les peines les plus dures prononcées par le tribunal le sont souvent par contumace, l’exécution par effigie atténuant alors l’horreur de la peine.
Au terme de cette étude, l’auteure constate qu’aussi bien les colons que les membres de l’appareil judiciaire disposaient d’une grande souplesse dans la résolution de leurs différends. Si la perspective criminologique est originale, la conclusion elle, s’insère dans le droit fil des autres travaux sur les systèmes judiciaires, cette souplesse de l’Ancien Régime étant une constante. Bien évidemment, et fort logiquement, si la souplesse et les modes de conciliation constituent une large voie lorsqu’il ne s’agit que d’intérêts privés, cette voie se restreint lorsqu’il est question d’ordre public et d’intérêts collectifs, incarné dans l’action étatique. Ainsi, conclut l’auteure, « la justice n’était pas un phénomène purement institutionnel. La notion de crime et les manières de gérer les situations conflictuelles étaient en fait des construits sociaux qui savaient s’adapter aux besoins de la population et de l’État et dont le but était d’apporter une satisfaction durable aux parties » (p. 320).