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Quelle belle couverture pour ce livre ! Comme elles sont séduisantes et séductrices ces quatre infirmières à bicyclette. Heureux les militaires qui ont bénéficié de leurs soins ! On s’attendait cependant à ce que ce paysage soit celui de la plaine du Saint-Laurent.
C’est toujours difficile d’analyser et de rendre compte d’un livre à plusieurs auteurs, même lorsque la directrice de cette publication des Presses de l’Université d’Ottawa nous indique le fil rouge conducteur. Elle nous explique également, en introduction comme dans sa conclusion, le mystère du titre principal, plutôt intrigant : L’incontournable caste des femmes. À prime abord, l’expression serait péjorative : « Groupe social qui se distingue par des privilèges particuliers, un esprit d’exclusive à l’égard des autres. » En réalité l’esprit du livre serait à rechercher plutôt dans le second sens : « Groupe social héréditaire et endogame, composé d’individus exerçant généralement une activité commune, surtout professionnelle, caractéristique de la société indienne » ou le troisième : « Ensemble des individus adultes assurant les mêmes fonctions (les soldats chez les termites, les ouvrières chez les abeilles), chez les insectes sociaux. » Pas facile de choisir entre les trois sens pour synthétiser ce livre écrit à vingt-huit mains !
Le contenu des 13 chapitres est structuré en quatre parties balayant quasiment chronologiquement l’évolution de l’engagement social ou professionnel de cet « incontournable caste des femmes », de la philanthropie du XIXe siècle au militantisme politique de la dernière partie du XXe, en passant par les étapes de « pionnières en soins infirmiers » et de « professionnelles de la santé ». Comme l’écrit Marie-Claude Thifault dans son introduction, en réponse à la colère de Micheline Dumont, ce livre vise à « inscrire de façon significative le sujet “femmes” dans le large champ des soins de santé au Québec et au Canada ». Le projet est réussi. Il n’est pas indifférent non plus que ce livre soit édité à Ottawa dans une université accordant aux deux langues officielles la place qui leur revient, puisqu’il vise à briser la solitude entre les deux mondes anglophone et francophone, plus souvent décrit à Montréal. Là encore le but est atteint. Les traductions françaises des textes anglais sont remarquables de qualité, comme c’est le cas du texte de Janice Harvey « Des femmes anglo-protestantes s’attaquent aux questions sanitaires. Les multiples facettes des soins de santé à Montréal au XIXe siècle et au début du XXe », ou de celui de Jayne Elliott dressant la biographie remarquable de Louise de Kiriline, infirmière migrante dans le Nord de l’Ontario.
Le premier texte apporte à ceux et celles qui s’intéressent aux questions sanitaires à Montréal au tournant des XIXe et XXe siècles un regard d’anglophone enrichissant les nombreux travaux francophones sur cette période. Le second texte contribue à réhabiliter le genre de la biographie individuelle, trop longtemps abandonné par les historiens professionnels. On attend avec impatience la suite du récit de cette vie lorsque l’ensemble du corpus de lettres échangées entre la fille en Ontario et la mère en Suède aura été traduit. L’auteure a aussi le mérite de ne pas abuser des notes en bas de page, ce qui convient bien si l’objectif du livre est d’atteindre un public cultivé francophone et non de servir de manuel universitaire d’enseignement ou de recension des écrits pour les nouveaux chercheurs.
Tous les auteurs n’ont pas la même parcimonie, toutefois. À la page 160, par exemple, une des notes du livre occupe la moitié de la page et le texte lui-même à peine un quart. Deux autres textes traduits en français, de Sarah Glassford et de Cynthia Toman, sont très complémentaires. Le premier analyse « le travail sanitaire des femmes de la Croix-Rouge au Canada au XXème siècle » et la seconde : « le rôle essentiel des infirmières militaires canadiennes, 1939-1945 ». Sur la Croix-Rouge canadienne, le texte de Sarah Glassford, s’appuyant sur des travaux historiques antérieurs exclusivement en anglais, démontre là encore le rôle essentiel et concret des bénévoles féminines, en temps de guerre comme en temps de paix, alors que les hommes monopolisent les postes de direction. Cynthia Toman, quant à elle, s’appuie essentiellement sur des entretiens avec des anciennes infirmières toujours vivantes ainsi que sur un échantillon de dossiers d’infirmières militaires mobilisées sur tous les fronts de la Seconde Guerre mondiale. Elle ne cache pas ses difficultés de recherche liées aux biais de recrutement : les infirmières canadiennes-françaises sont une exception. Les Asiatiques, les Autochtones, les Noires et les Juives sont, pour leur part, systématiquement écartées. C’est le climat d’urgence de guerre qui explique le partage équitable des tâches et des innovations technologiques entre infirmières et médecins militaires.
Les deux derniers textes traduits de l’anglais nous apprennent beaucoup sur « la renaissance des sages-femmes », en Colombie Britannique, fortement influencée par la contre-culture venant des États-Unis (Megan J. Davis) et sur les conditions dramatiques du « tourisme de l’avortement », auxquelles sont encore exposées trop de femmes au Canada et dans le monde (Christabelle Sethna).
Parmi les textes écrits en français, plusieurs concernent des recherches publiées pour la première fois. C’est le cas de la monographie que Véronique Strimelle consacre aux « programmes d’intervention des soeurs du Bon-Pasteur d’Angers auprès des filles délinquantes et en danger à Montréal », entre 1869 et 1912, qui s’inspire entre autres des travaux du regretté Jean-Marie Fecteau, expert historien de La liberté du pauvre. Crime et pauvreté au XIXe siècle québécois. Cela semble aussi le cas de deux textes très complémentaires concernant l’Hôpital Saint-Jean-de-Dieu. Celui Isabelle Perreault éclaire le rôle des premières assistantes sociales entre 1920 et 1950. Celui de Marie-Claude Thifault et Martin Desmeules fait de même pour « les activités infirmières propres aux soins des psychiatrisés ». Le texte de Mélanie Morin-Pelletier synthétise probablement une partie de sa thèse de doctorat sur le rôle des infirmières militaires démobilisées dans le développement des services sociaux et de santé publique dans l’entre-deux-guerres. Elles ne seront pas les seules, surtout au Québec ! Le contenu des trois derniers textes écrits directement en français est probablement déjà bien connu des lecteurs francophones. Il développe des thèses fort intéressantes comme le rôle majeur des religieuses en gestion des hôpitaux au Québec et à l’échelle internationale au XXe siècle (Aline Charles et François Guérard), sur le passage des infirmières dans les régions isolées du Québec (Johanne Daigle) et sur la place respective des infirmières et des professions paramédicales au Québec de 1940 à nos jours (Julien Prud’homme). Ces thèses sont-elles accessibles aux unilingues anglophones ?
Marie-Claude Thifaut a entièrement raison d’attirer notre attention, comme l’avait fait un jour son étudiant en salle de classe à son endroit, sur « la quasi-absence de la gent masculine (hormis les médecins) dans les soins de santé canadiens, et cela jusqu’à la fin de la Deuxième Guerre mondiale ». En lisant ce livre passionnant, je n’ai pu que regretter de ne pas avoir accordé plus de place à la gent féminine dans mes propres travaux avec Georges Desrosiers et Othmar Keel sur l’histoire de la santé publique au Québec et plus largement son système de santé et de services sociaux.
Comme tous ces montages savants universitaires, ce livre se lit et se déguste par petites touches. Il mérite de demeurer longtemps comme livre de référence de cette caste des femmes, incontournable en histoire des services de santé au Québec et au Canada, mais non immuable comme l’écrit Marie-Claude Thifault.