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Trois principales institutions montréalaises francophones ont desservi la population sourde ou malentendante depuis le XIXe siècle. L’Institution des sourdes-muettes et l’Institut des sourds, tenus respectivement par les Soeurs de la Providence et les Clercs de Saint-Viateur, se sont longtemps partagé le travail selon les genres, avant d’être remplacés au début des années 1980 par l’Institut Raymond-Dewar. Le livre retrace, en six chapitres agrémentés chacun d’une section photographique, l’histoire de ces établissements. Deux auteurs, appuyés d’un comité de lecture comptant des représentants de l’actuel institut, des soeurs, des frères et de la communauté sourde, en ont assuré la rédaction. Stéphane-D. Perreault, se basant sur sa thèse de doctorat, traite de la période antérieure à 1960, caractérisée comme « éducative ». La période suivante, dite « de réadaptation », est couverte par Sylvie Pelletier. Les archives des établissements surtout ont été utilisées, de même que des rencontres auprès de personnes qui y ont travaillé ou ont eu recours à leurs services.
Après quelques tentatives éphémères, deux établissements dédiés aux sourds, l’un pour les filles, l’autre pour les garçons, s’installent à Montréal au milieu du XIXe siècle avec l’appui de l’évêque Mgr Bourget. En l’absence d’expertise locale, leurs initiateurs suivent une formation à l’étranger. L’Institut des sourds, tenu par une congrégation religieuse enseignante, vise à les éduquer de sorte que les élèves s’intègrent de façon autonome à la société. L’Institution des sourdes-muettes, dirigée par une congrégation religieuse de vocation caritative, se destine plutôt à aider ses pupilles toute leur vie, voire en continuant de les héberger. Partant de 1880, les établissements montréalais s’ajustent à une tendance internationale faisant reposer l’éducation sur l’oralité plutôt que sur les signes. Les auteurs y voient une volonté de modernisation à laquelle tiennent les donateurs, sensibles à l’idée de progrès. D’autres courants d’idées exercent une influence, par exemple l’agriculturisme qui amène chez les garçons à ouvrir une ferme éducative aux succès mitigés contrairement à d’autres ateliers. Une tendance à l’exclusion des sourds se manifeste aussi, alors que les congrégations qui les prennent en charge refusent de les accueillir comme membres. Des branches sourdes des congrégations seront alors créées. Ce mouvement d’exclusion survient à une époque où, de façon plus large, se déploie une pensée eugéniste laissant planer un doute sur la pertinence de laisser les sourds se marier.
De 1900 à 1940, l’Institut des sourds devient le foyer d’une vie associative. Une presse sourde apparaît, des loisirs de groupes sont organisés. Les religieuses offrent maintenant un enseignement visant à ce que leurs pensionnaires aient des perspectives d’avenir hors de leur établissement. Il n’en reste pas moins que l’historiographie relative aux services offerts aux sourds considère généralement que toute la période précédant 1960 est marquée par un profond conservatisme religieux et social, par un oralisme triomphant et par l’écrasement de l’initiative sourde. S’il est vrai que, même pour cette dernière, les religieux maintiennent un contrôle étroit, les auteurs du livre estiment que cette perception noircit exagérément la situation, et que des pas sont faits préparant les grands changements subséquents. Les décennies 1940 et 1950 voient ainsi l’apparition du service social, de camps d’été et du guidisme, d’une école maternelle permettant d’accueillir des enfants plus jeunes, d’une école ménagère préparant les filles à la gestion du foyer. L’État, aussi, augmente son financement tout en fixant des exigences nouvelles, cependant que l’expertise et le personnel laïques occupent une place grandissante dans les établissements.
Les transformations des systèmes de santé et de services sociaux québécois de même que d’éducation survenues à partir des années 1960 touchent les deux établissements. S’amorcent alors l’intégration au système d’éducation, une régionalisation des services jusqu’alors concentrés à Québec et à Montréal, l’introduction de la mixité dans les classes. Un militantisme aussi se développe au sein de la communauté sourde. Raymond Dewar, opposé à l’intégration qu’il considère nuisible puisque conduisant à l’isolement des sourds parmi des entendants, est l’un de ces militants. Des associations bataillent pour l’acquisition d’une autonomie face aux autorités religieuses et à l’État. Les sourds exigent d’être consultés et de participer aux décisions, la langue des signes québécoise se développe, une culture sourde s’affirme.
Les religieux et religieuses cèdent la place finalement aux acteurs laïques et à l’État. L’Institut Raymond-Dewar, un centre public de réadaptation, mise dans un premier temps sur des centres d’accueil de taille réduite, les foyers de groupe, avant que s’impose la désinstitutionalisation. Lors des trois dernières décennies, il développe ses activités de recherche et de formation de personnel spécialisé, mise sur l’intégration et la communication de même que sur un recours grandissant à la participation du milieu, conçoit des programmes adaptés à tous les groupes d’âges pour des clientèles en hausse, favorise une approche bilingue alliant oralité et langue des signes québécoise. La période n’est pas exempte de débats, par exemple concernant les nouvelles possibilités qu’apporte la médecine. L’implant cochléaire a pu ainsi être perçu comme une menace au maintien de la culture sourde et de la langue des signes.
L’ouvrage apporte une contribution utile aux connaissances dans le domaine des institutions spécialisées au Québec, et sera sans doute apprécié d’historiens comme de ceux que la culture sourde ou les services dédiés aux sourds intriguent ou intéressent. La conception d’une introduction plus élaborée aurait toutefois été souhaitable. Tel que présenté, le livre entre de plain-pied dans la suite des événements relatifs à l’apparition d’institutions pour les sourds, sans un énoncé d’intentions quant aux lignes directrices privilégiées, presque sans indications quant à l’organisation des matériaux livrés. L’unité du livre se ressent aussi des approches nettement distinctes des deux auteurs, la partie sur l’Institut Raymond-Dewar s’avérant moins portée que les parties précédentes sur l’analyse et l’interprétation, et donnant pour l’essentiel une description des programmes et des réformes qui se succèdent. Sans doute est-il moins aisé de prendre du recul lorsque vient le moment de traiter d’une institution aussi récente plutôt que de deux établissements établis au XIXe siècle et aujourd’hui disparus.