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S’il est une chose que nous ont apprise les historiens modernistes, c’est qu’il y avait du nouveau dans l’ancien. Sur le plan des idées, notamment, le Canada français d’avant 1960, loin d’être sous l’emprise de la seule idéologie clérico-nationaliste, fut irrigué par un authentique courant libéral qui, sans être dominant, avait ses journaux, ses intellectuels et ses adeptes. Ce pluralisme relatif du Québec d’avant la Révolution tranquille est aujourd’hui admis par la plupart des chercheurs sérieux. Mais ce qui semble moins admis, dans notre mémoire collective autant que parmi la communauté savante, c’est le pluralisme politique et idéel du Québec d’après 1960. Tout se passe en effet comme si, en 1960, le Québec avait soudainement viré à gauche, comme si les Québécois issus de la Révolution tranquille avaient tout à coup communié aux valeurs du progressisme. Pour contrer une telle perception, le petit ouvrage du politologue Frédéric Boily sur le conservatisme arrive à point. Entre le Canada français d’autrefois et le Québec moderne, la continuité fut probablement plus grande qu’on l’a cru.
L’ouvrage du professeur Boily compte quatre chapitres et une conclusion qui ouvre sur la période actuelle. Le premier chapitre propose un essai de définition du conservatisme. Loin de proposer un corps doctrinal universel et offensif, le conservatisme s’apparenterait davantage à une sensibilité réactive au progressisme souvent utopique des modernistes qui varie considérablement selon les pays. S’il en est ainsi, c’est que, explique l’auteur, devant les grandes doctrines censées régénérées le genre humain, les conservateurs restent d’indécrottables sceptiques. À l’ingénierie sociale des idéologues progressistes qui rêvent d’un homme nouveau, ils préfèrent les leçons de la tradition et l’expérience des Anciens, d’où leur anticommunisme. Contrairement aux fascistes, les conservateurs ne souhaitent pas instaurer un nouvel ordre et sont allergiques aux tables rases. « Le nationalisme conservateur a même pu agir comme un frein face au fascisme » (p. 26), remarque Boily en se référant à l’expérience du général de Gaulle. Il aurait aussi pu donner l’exemple de Winston Churchill en Angleterre ou de Von Stauffenberg en Allemagne. Seul étonnement de ce chapitre, Boily ne discute pas sérieusement les définitions du traditionalisme et du conservatisme proposées par les historiens Pierre Trépanier et Xavier Gélinas au cours des dernières années. Comme l’auteur traite du Québec, on se serait attendu à ce qu’il s’appuie davantage sur ces historiens qui ont beaucoup réfléchi à cette tradition de pensée.
Les chapitres 2 et 3 traitent du conservatisme d’idées au Canada français et au Québec. Spécialiste de la pensée de Lionel Groulx, l’auteur résume succinctement le traditionalisme du chanoine. Après avoir rappelé l’hostilité de l’École sociale populaire au libéralisme, il s’attarde trop longuement aux réflexions de François Hertel, notamment sur un texte consacré au fascisme. Compte tenu de la définition donnée du conservatisme dans le premier chapitre, on comprend mal ce choix. L’auteur enchaîne ensuite avec les pensées de Fernand Dumont et de Léon Dion, ces « déçus de la Révolution tranquille » qui, dans leurs derniers ouvrages, déplorent les ruptures trop brutales introduites par les grandes mutations culturelles des années 1960. Cette critique du modernisme radical de la Révolution tranquille aurait des dimensions conservatrices selon l’auteur qui, par ailleurs, reconnaît que ni Dumont ni Dion ne se sont jamais présentés comme des conservateurs. Ce qui n’est pas le cas des intellectuels d’une « nouvelle sensibilité » qui, du fait de leur empathie sinon de leur complaisance pour les devanciers, seraient davantage des conservateurs que des « libéraux inquiets », une étiquette qui fera certainement sourciller plusieurs des chercheurs identifiés, notamment Marc Chevrier ou Stéphane Kelly dont les travaux participent avant tout d’un renouveau de l’étude des idées républicaines.
Le chapitre 4 traite du conservatisme défendu dans l’arène politique et partisane. Frédéric Boily tente de démontrer que le régime duplessiste, par l’importance qu’il accorda au monde rural et à la lutte contre le communisme, fut bel et bien conservateur, contrairement à ce qu’avançaient les sociologues Jules Duchastel, Gilles Bourque et Jacques Beauchemin au milieu des années 1990 dans La société libérale duplessiste (Presses de l’Université de Montréal, 1994). Le problème, c’est que l’objet d’étude des sociologues de l’UQAM n’était pas l’idéologie de l’Union nationale mais bien la société globale des années 1940 et 1950. La critique de Boily me semble donc un peu vaine. Le reste du chapitre est consacré aux idéologies du mouvement créditiste et à celle de l’Action démocratique du Québec (ADQ), deux partis conservateurs selon l’auteur. Les analyses de Boily sont intéressantes mais ses bases empiriques sont fragiles car l’histoire des mouvements politiques conservateurs post-révolution tranquille est à faire.
Dans sa conclusion, Boily traite successivement des revues Égards et de L’Action nationale ainsi que de la droite péquiste, ce qui est un peu déroutant pour le lecteur. Par ailleurs, s’agissant de la « jeune droite conservatrice » et de Mathieu Bock-Côté dont les textes seraient parsemés de « raccourcis intellectuels » et d’« exagérations » (p. 129), le lecteur aurait pu s’attendre à une analyse plus serrée des écrits parus dans plusieurs actes de colloque universitaire ou dans Recherches sociographiques. Même s’il est devenu une personnalité médiatique, le doctorant en sociologie méritait un traitement moins subjectif.
Quoi qu’il en soit de ces quelques critiques, l’apport principal de ce petit ouvrage est de prendre le conservatisme au sérieux et de proposer une première synthèse de son histoire québécoise. Malheureusement, une telle approche nuancée n’est pas toujours au rendez-vous dans les milieux universitaires lorsque vient le temps de traiter d’idées qui ne communient pas au consensus progressiste. En effet, Frédéric Boily ne cherche pas à « fasciser » le conservatisme. C’est qu’en jouant un rôle significatif dans l’histoire des idées politiques au Québec, le conservatisme n’a pas été une solution de rechange à la démocratie mais probablement l’une de ses forces essentielles. Découvrir l’existence d’une tradition conservatrice, qui serait encore active aujourd’hui selon Boily, devrait moins nous effrayer que nous faire prendre conscience du vrai pluralisme de notre culture politique.