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Dans les années 1960, les pratiques et les représentations de la maternité subissent une mutation profonde alors que des moyens de contraception nettement plus efficaces sont mis au point et diffusés et que des services de planification familiale sont organisés. La société québécoise repense alors le rôle qu’elle est prête à consentir aux autorités civiles et religieuses sur les questions de sexualité. La sexualité conjugale, tout comme l’usage de méthodes contraceptives, deviennent peu à peu des questions privées, du ressort de la conscience de chacun.

C’est dans ce contexte qu’est créé en 1967 le Centre de planification familiale du Québec (CPFQ). Fondé par Serge Mongeau, médecin devenu travailleur social, en collaboration avec les agences catholiques de service social, le CPFQ vise à répondre aux besoins de contraception de la population franco-québécoise, en formant à la planification familiale des intervenants agissant auprès des milieux défavorisés. Son action s’étend aussi au niveau politique puisqu’il lutte en faveur de la légalisation de la contraception et de la décriminalisation de l’avortement. Le Centre apparaît à une époque où l’opinion publique est déjà sensibilisée à la question mais où la société semble encore divisée. Son développement rapide et la diffusion médiatique dont il est l’objet témoignent cependant de l’intérêt croissant d’une élite d’intervenants sociaux pour un nouveau champ de compétence professionnelle : la planification familiale ; ils révèlent également les aspirations des couples québécois à mieux contrôler leur fécondité en se distanciant des limites morales prescrites par l’Église catholique.

Ces importantes transformations qui caractérisent la société québécoise au cours des années 1960 ont ouvert la porte à un nouveau champ d’études en histoire et en sciences sociales. C’est principalement à partir des années 1980 que les chercheurs ont témoigné d’un intérêt marqué pour ce domaine relevant de la vie personnelle des femmes et des couples, ce qui montre qu’il n’a été que tardivement compris comme révélateur des rapports sociaux plus larges. L’historiographie récente s’est orientée beaucoup vers l’analyse du discours de l’Église. Des historiens se sont penchés sur cet antagonisme entre l’idéal de vie conjugale défini par la morale que celle-ci promeut et la réalité de certains couples adoptant des comportements sexuels déviants[2]. Ces chercheurs remettent en cause les conclusions de l’historiographie sur l’immutabilité du discours de l’Église en matière de sexualité et démontrent que les comportements adoptés par la population s’accompagnent au cours du XXe siècle d’une évolution de la morale sexuelle ecclésiastique, qui finit, quoique malaisément, par reconnaître l’épanouissement sexuel des époux comme l’une des finalités du mariage à côté de la transmission de la vie.

Pour notre part, nous nous inscrivons plutôt dans l’héritage d’un autre courant de recherche, plus ancien. Nous pensons ici par exemple aux travaux d’ordre démographique[3] et aux recherches menées dans les années 1960 par deux sociologues, Colette Moreux et Colette Carisse, qui ont permis de relativiser l’influence de l’Église sur les couples en matière de contraception[4]. D’autres chercheurs se sont intéressés à l’évolution du taux de natalité du Québec, d’abord caractérisé par la « revanche des berceaux » puis par une importante chute, causée notamment par l’adoption de comportements sexuels visant à restreindre la fécondité des femmes. Nous faisons ici référence principalement à Gérard Bouchard qui, dans ses études sur la fécondité et les comportements sexuels de la population saguenayenne au cours des XIXe et XXe siècles, s’est intéressé notamment à la question centrale de l’usage de méthodes contraceptives[5]. Des spécialistes de l’histoire des femmes se sont aussi particulièrement intéressées à la question en exposant la domination patriarcale exercée par le conjoint ou les pouvoirs institutionnels sur la fécondité de la femme. La principale conclusion dégagée par ces études est la volonté claire, mais discrète, de contrôle des naissances par les couples dès cette époque, autant en milieu urbain que rural[6]. Révélatrices des facteurs ayant provoqué cette baisse de la natalité, ces recherches nous ont permis de saisir la complexité de la dynamique conjugale autour du contrôle des naissances, mais surtout l’influence de facteurs sociaux, religieux et judiciaires dans un domaine aussi tabou et privé que la sexualité.

Plus récemment, trois chercheurs se sont penchés sur les causes de la transition de la fécondité débutant vers la fin du XIXe siècle et s’accentuant au cours des années 1960[7]. Danielle Gauvreau et Peter Gossage se sont particulièrement intéressés à la période d’ambivalence qui caractérise la première moitié du XXe siècle au cours de laquelle les transgressions individuelles de la morale catholique se sont peu à peu effectuées au profit d’une « morale plus personnelle[8] ». Diane Gervais a, quant à elle, davantage travaillé sur les décennies 1950 et 1960, quand les transgressions privées font place à une dissidence publique. Ces recherches tentent de mieux saisir le contexte de l’époque et la réalité des acteurs concernés (Église catholique, médecins et couples)[9].

Toutes ces études nous permettent de mieux voir comment le débat sur la contraception fut amené sur la scène publique au cours des années 1960, mais nous en dévoilent peu sur les pionniers de la planification familiale au Québec. Alors que quelques associations d’inspiration catholique ont fait l’objet d’études, les initiatives laïques en matière de planification familiale demeurent encore méconnues. C’est ce qui justifie notre intérêt pour le Centre de planification familiale du Québec (CPFQ), un organisme impliqué dans cette lutte menée par des intervenants laïques en faveur du droit à la contraception pour tous.

L’analyse du CPFQ vise donc à mieux comprendre un aspect encore peu étudié de la Révolution tranquille, caractérisé par un triple mouvement d’émancipation : d’abord l’enjeu plus largement social autour du droit à la contraception, puis l’émancipation des couples franco-québécois face au modèle traditionnel de procréation proposé par l’Église catholique, enfin la professionnalisation des travailleurs sociaux dont ce combat est l’un des révélateurs.

Lorsqu’il est question de la création du CPFQ, son directeur, Serge Mongeau affirme avoir suivi un mouvement de pensée déjà bien amorcé. Notre hypothèse serait plutôt la suivante : malgré ce qu’il affirme, nous pensons que Serge Mongeau a dû faire face à des obstacles venant non seulement des autorités civiles et religieuses mais aussi de certains groupes de la population parfois réticents à accepter ses idées. En conséquence, pour arriver à ses fins, il a dû user de stratégies pour gagner la confiance des autorités et ne pas heurter les valeurs ambiantes.

Ces stratégies seraient, selon nous, révélatrices de l’influence que l’Église exerce encore sur cette question lors de la fondation du Centre mais qui fut mise en échec par l’importante désaffection que connaît l’Église à la fin des années 1960. Cette influence se fait notamment sentir jusque dans le Centre, officiellement indépendant de l’Église, mais dont le comité conseil est composé entre autres d’agences sociales catholiques ainsi que de prêtres et religieuses. La stratégie du consensus adoptée par Serge Mongeau lui permet de s’avancer sur des terrains plus glissants tels que la lutte pour la libéralisation de l’avortement et la critique de l’encyclique Humanae Vitae[10]. Est-ce l’occasion pour le Centre d’effectuer un virage important ou Serge Mongeau adopte-t-il plutôt une attitude de compromis ?

Pour mieux saisir la pensée de Serge Mongeau, nous avons consulté ses chroniques médicales parues dans le Photo-Journal entre 1965 et 1969, les bulletins de l’Association pour la planification familiale de Montréal (APFM), une association bilingue dont il faisait partie avant de fonder le CPFQ, les Bulletins du CPFQ ainsi que les ouvrages que Mongeau a publiés à l’époque[11]. Ces sources nous ont éclairée sur le contexte de l’époque. Pour leur part, les Bulletins du CPFQ se sont surtout révélés utiles pour connaître la dynamique régnant au sein du Centre. Quant aux archives du Centre (procès-verbaux du comité conseil, mémoires présentés au gouvernement, correspondance de son directeur, etc.) elles nous ont renseignée sur la structure du CPFQ et sa philosophie[12].

Cet article comprend quatre parties. Nous présenterons d’abord les précurseurs du CPFQ en matière de planification familiale et le contexte entourant sa création. Une courte biographie de son fondateur et président, Serge Mongeau, sera ensuite proposée ainsi que les étapes qui ont mené à la création du CPFQ. Par la suite, nous exposerons les objectifs poursuivis par le CPFQ, ses actions sociales ainsi que les stratégies adoptées par son président pour parvenir à ses fins. Nous terminerons en présentant deux questions plus délicates auxquelles s’est intéressé le CPFQ et qui ont provoqué des divisions au sein de son comité conseil : la décriminalisation de l’avortement et l’encyclique Humanae Vitae.

Pour ou contre la planification familiale ? La société québécoise divisée

Le Québec a été reconnu presque jusqu’au milieu du XXe siècle pour son taux de natalité exceptionnel. Bien que celui-ci ait commencé à baisser dès 1870, il est resté élevé pendant des décennies avant de chuter tout particulièrement dans les années 1960. Au cours de ces cent ans, à l’exception de méthodes dites rythmiques (méthodes du calendrier et du thermomètre), toutes les pratiques contraceptives ou relatives à l’avortement ont été doublement condamnées : criminalisées par l’État, elles ont aussi fait face à la résistance de l’Église catholique qui, à quelques reprises au cours du XXe siècle, s’est prononcée officiellement contre toute méthode faisant obstacle à ce qui était alors pour elle la fin première du mariage, la procréation[13].

Au cours des années 1930, la défense de la famille traditionnelle est renforcée par un mouvement familial regroupant plusieurs associations catholiques[14]. Conçu au départ avec l’objectif d’éducation parentale, le mouvement familial s’est tourné, au cours des années 1950, vers le soutien à la vie spirituelle des couples. Une telle réorientation a conduit certaines associations à s’intéresser à une dimension particulière de la régulation des naissances, celle préconisant la maîtrise de soi par l’intermédiaire de méthodes de continence périodique. Dans cette lignée mais avec un objectif plus précis, est né en 1955 le Service de régulation des naissances (Seréna) qui fut d’emblée pris en charge par des laïques. Rapidement associé à la méthode sympto-thermique (méthode du thermomètre), il fut le seul organisme, hormis le modeste Service éducatif de régulation au foyer (SERF), à offrir cet enseignement particulier aux couples[15].

Une révolution tranquille des mentalités, combinée à la présence nouvelle de travailleurs sociaux laïques dans le domaine du contrôle des naissances, favorise une tout autre vision, davantage sociale que morale, de cette question. Ces profondes transformations accentuent les difficultés que connaît alors l’Église catholique, contestée de l’intérieur. Le concile Vatican II (1962-1965) témoigne de cette crise qui secoue l’Église, lorsque le caractère moral ou non des moyens anticonceptionnels y fait l’objet d’un débat. L’hésitation de l’Église est largement médiatisée jusqu’en 1968, année de la publication de l’encyclique Humanae Vitae[16]. Seule la continence périodique est finalement jugée acceptable moralement. La condamnation pontificale de la contraception artificielle survient toutefois trop tard : le clergé québécois ayant, depuis quelques années, été forcé au silence par une Église hésitante, doit laisser de nouveaux acteurs (infirmières, travailleurs sociaux, médecins) ayant une conception plus pragmatique de la contraception s’approprier cette question[17]. On revendique désormais le « droit humain fondamental à la contraception » et on exige une information objective en matière de planification familiale. C’est dans ce contexte que naît, en 1964, la première association québécoise multiconfessionnelle de planification familiale : l’Association pour la planification familiale de Montréal (APFM) dont l’objectif est d’informer la population sur l’ensemble des méthodes de contraception disponibles. Sa popularité témoigne bien du désir d’information des couples québécois puisque l’Association reçoit pas moins de 2000 demandes pour de la documentation durant ses trois premiers mois d’activité[18]. Cette association, dans laquelle s’implique Serge Mongeau, sera une source d’inspiration importante pour la fondation du CPFQ trois ans plus tard.

Durant les années 1960, le Québec catholique est accusé par le Canada anglais du « retard » du pays en matière de contraception artificielle[19]. À cette époque, des cliniques de planification familiale sont ouvertes dans plusieurs provinces canadiennes, à majorité protestante. Or, au Québec, l’Église catholique exerce son influence non seulement sur la population, mais aussi sur les médecins catholiques ainsi que sur le gouvernement qui se retrouvent tous divisés sur la question, comme plusieurs membres du clergé d’ailleurs.

Alors que l’Association canadienne des médecins s’est déclarée favorable à la légalisation de la contraception et que l’Association des médecins de langue française du Canada s’ouvre au débat, le Collège des médecins du Québec refuse toujours de se prononcer sur la décriminalisation de la contraception. Il autorise ses membres à agir selon leur discrétion et leur conscience professionnelle et morale, tout en leur rappelant qu’ils ne peuvent violer les règlements du Collège ni prescrire une médication prohibée par le ministère des aliments et drogues d’Ottawa[20].

Le clergé aussi est divisé : d’un côté, les prêtres qui ne dérogent pas à la doctrine et retiennent comme seule méthode de contraception la continence périodique ; de l’autre, ceux qui, tourmentés par les témoignages de souffrance morale, tentent d’adapter les enseignements doctrinaux aux modes de vie conjugaux de l’époque ; et entre les deux, une majorité d’ambivalents[21]. Leur dilemme moral est renforcé par l’influence, de plus en plus importante, des militants laïques au sein de l’Action catholique au moment même où le pape Paul VI décrète, durant le concile Vatican II, un statu quo sur la doctrine. Ces derniers véhiculent une vision personnaliste du mariage, dans laquelle celui-ci repose d’abord et avant tout sur une valeur fondamentale, l’amour.

Même le gouvernement du Québec tergiverse. En 1966, le ministre de la Famille et du Bien-être Social, René Lévesque, laisse entendre que c’est au gouvernement que revient la responsabilité de renseigner la population en matière de planification familiale et qu’il doit donc travailler en collaboration avec les organismes communautaires et les agences de service social[22]. Pourtant, à peine quelques mois plus tard, le nouveau ministre de la Famille et du Bien-être Social fait une mise au point. Contrairement à son prédécesseur libéral, l’unioniste Jean-Paul Cloutier est partisan de laisser aux organisations diocésaines et aux institutions religieuses le contrôle sur l’organisation des services sociaux au Québec[23]. Il faut dire qu’une telle position l’arrange bien puisqu’elle permet au gouvernement de ne pas se prononcer sur une question aussi épineuse tout en continuant de soutenir financièrement les agences sociales qui font de la planification familiale. Le Québec est d’ailleurs la première province canadienne à avoir financé la création de ressources en planification familiale avant même la décriminalisation de la contraception qui ne survient qu’en mai 1969 par l’adoption du Bill Omnibus[24].

Mais malgré l’ambivalence générale de la société québécoise, l’acceptation de la contraception artificielle progresse dans les différents milieux. En 1967, le Service de santé de la Ville de Montréal fait donner à ses médecins une formation en planification familiale, ce qui contribue à la mise sur pied de trois cliniques dans les milieux populaires de la métropole[25]. Puisqu’un projet de clinique de planification familiale est aussi en marche dans le quartier Hochelaga de Montréal, des prêtres viennent la même année suivre une formation plus approfondie sur le sujet[26]. Cet intérêt de certains membres du clergé permet au docteur Serge Mongeau de recourir à eux pour se rapprocher d’une population réticente à la planification familiale. Voyons maintenant comment, par ses écrits et ses actions, Serge Mongeau a contribué à une plus grande diffusion de la planification familiale au sein de la population franco-québécoise.

Serge Mongeau, un « apôtre laïque », sa biographie, sa pensée sur la planification familiale et la fondation du centre de planification familiale du Québec

Médecin de formation, Serge Mongeau pratique dans les milieux populaires et il est rapidement sensibilisé aux problèmes d’accès à la contraception et des avortements clandestins qu’il lui semble urgent d’éliminer par la diffusion de moyens préventifs. La pratique médicale lui paraissant ne guérir que les symptômes d’un mal beaucoup plus important, Serge Mongeau estime plus utile d’intervenir en tant que travailleur social. En 1965, il s’inscrit au nouveau programme en organisation communautaire offert par l’École de service social de l’Université Laval[27].

Ainsi, avant même son implication directe dans les organismes de planification familiale, cette question constitue le principal cheval de bataille de ce médecin dans les années 1960. C’est d’abord en son nom personnel et en tant que médecin que Serge Mongeau intervient, entre 1965 et 1969, comme chroniqueur au sein de l’équipe du Photo-Journal. La direction lui cède une chronique régulière appelée « Médecine d’aujourd’hui » dans laquelle il développe un thème médical de son choix, publie le courrier des lecteurs et y répond. Grâce à l’anonymat que permet le « courrier médical », plusieurs lecteurs n’hésitent pas à s’informer sur la sexualité, un sujet encore tabou. Le nombre de demandes est si impressionnant que Serge Mongeau propose en 1967 au directeur du journal de rédiger une vingtaine d’articles portant sur la sexualité et la planification des naissances, sous forme de cours de sexologie, qui s’ajouteraient à ses chroniques habituelles. La popularité de ce projet mène finalement à la rédaction de cent chroniques qui sont publiées en volumes, entre 1967 et 1970[28].

Le docteur Mongeau se fait un devoir de renseigner et de rassurer la population sur l’efficacité et l’innocuité des diverses méthodes contraceptives disponibles sur le marché, tout en évitant de brusquer le lectorat catholique. En effet, derrière cette demande d’informations techniques se cache le besoin de certaines lectrices d’être rassurées sur la légitimité de la planification familiale dans un contexte où celle-ci est condamnée par les autorités. Ainsi, lorsque plusieurs femmes s’interrogent au sujet de la méthode Ogino-Knauss (méthode du calendrier), il émet des doutes sur son efficacité. Mais, conscient qu’il s’adresse à des femmes sensibles à la morale de l’Église, il suggère fréquemment de la remplacer ou de la combiner à la méthode sympto-thermique (méthode du thermomètre), elle aussi autorisée par l’Église[29]. Cette prise de position en faveur de la méthode sympto-thermique montre son respect pour les valeurs catholiques et son désir de ne pas s’aliéner les lecteurs du Photo-Journal, qu’il veut aider[30].

Or, plus le temps passe, et plus Mongeau se départit du souci de prudence qui l’avait caractérisé jusque-là, sans doute parce qu’il juge que la population québécoise a, en quelques années, tellement modifié son rapport à la contraception, au couple et à la famille qu’elle est désormais prête à s’affranchir des directives de l’Église. C’est ainsi par exemple qu’il se dit en faveur des mariages d’essai, c’est-à-dire des relations sexuelles avant le mariage, sous condition que les couples songent, tôt ou tard, à se marier[31]. Ces chroniques parfois controversées provoqueront la fin de son association avec le Photo-Journal en 1969. La direction n’est pas prête alors à assumer une telle diffusion d’informations concernant la sexualité. Mongeau est congédié avec ce commentaire publié dans les pages du journal : « C’est avec regret que nous avons dû nous départir radicalement du docteur Serge Mongeau qui, nous l’espérons, trouvera une tribune sexuelle plus propice à ses éructations et aspirations, dans l’avenir[32]. »

Parallèlement à son implication dans ce journal populaire, Serge Mongeau adhère à l’Association pour la planification familiale de Montréal (APFM), et devient même président de la section francophone en 1966. Son action, cette fois, vise davantage les professionnels de la santé : tenue de kiosques sur la planification familiale au Congrès des médecins de langue française en 1967 et organisation du premier symposium québécois sur la planification familiale. La participation active de Mongeau au sein de l’APFM lui permet de constater une lacune importante de son système de diffusion d’information : la difficulté à rejoindre les classes populaires en misant seulement sur la formation des médecins à une époque où il faut payer pour les consulter. Associer la planification familiale à la médecine présente également le risque de limiter les interventions à leur seule dimension technique. Or, il semble important à ce travailleur social d’utiliser une approche globale incluant les implications psychologiques et psychosexuelles de l’utilisation de méthodes contraceptives[33]. Sensibilisé depuis longtemps aux questions et aux problèmes des couples francophones, c’est vers eux que Mongeau veut orienter son action.

Alors que mûrit peu à peu en lui l’idée de créer un centre de planification familiale pour la population franco-québécoise, il tente de se ménager l’appui d’« organismes clés » qui pourraient en devenir membres. Il contacte d’abord les directeurs d’agences de service social de Montréal, ceux du Conseil des Oeuvres de Montréal, de la Société de service social aux familles ainsi que des représentants de l’APFM, à qui il soumet son projet de clinique de planification familiale en milieu défavorisé. Plusieurs arguments sont avancés. La planification familiale est présentée comme l’un des besoins familiaux auxquels doivent répondre les agences de service social afin d’assurer un service de qualité. Ce rôle leur revient inévitablement puisqu’elles reçoivent des subventions du gouvernement du Québec pour leurs interventions auprès des populations défavorisées. Les années 1960 sont en effet celles de la lutte contre la pauvreté, que mènent plusieurs organismes ainsi que des professionnels issus des sciences sociales et de l’Action catholique[34]. Enfin, pour être envisagée dans sa globalité, la question de la contraception doit être abordée non seulement par les professionnels de la santé mais aussi par les travailleurs sociaux. Comme la tâche de rejoindre toutes les agences sociales semble impossible, il est suggéré de créer un seul centre, temporaire, dont le personnel préparerait, à l’intention de celui des agences, des sessions de formation sur tous les aspects de la planification familiale afin que chacune puisse satisfaire les besoins de la population de son secteur.

Une fois l’intérêt des agences sociales gagné, il faut cependant les rassurer, ainsi que les autorités civiles et religieuses, sur la moralité du projet. C’est la tâche confiée à un comité de sept théologiens, choisis par Serge Mongeau en fonction de leur adhésion à son projet. Comme on choisissait son confesseur, on choisit son théologien ! Ceux-ci misent sur la période de doute que connaît alors l’Église catholique au sujet de la contraception pour autoriser les agences sociales à « faire profiter la population de l’interprétation qui la favorise le plus[35] » en organisant des services destinés à promouvoir l’exercice de la parenté responsable[36].

Le projet ainsi appuyé, le comité fondateur soumet vers la fin de 1967 un mémoire au ministère de la Famille et du Bien-être Social afin d’obtenir un soutien financier. Même s’il s’adresse au pouvoir politique, le mémoire met l’accent sur le but « profondément chrétien[37] » du Centre. Il est, de plus, mentionné que personne « n’a le droit de rester sourd à Jean XXIII qui a parlé de “parenté responsable” ». Mongeau fait ici référence à la constitution pastorale Gaudium et Spes, l’Église dans le monde de ce temps, promulguée en 1965, qui présente une avancée doctrinale en matière de fécondité au sein du mariage. On n’y mentionne rien sur la moralité de la contraception mais des théologiens déduisent de ce texte que la contraception peut être justifiée afin de protéger les valeurs fondamentales du mariage[38].

La prudence stratégique et l’habileté de Serge Mongeau, qui use du seul vocabulaire acceptable à l’époque et ne néglige rien pour faire comprendre au gouvernement du Québec que les valeurs morales et religieuses des couples seraient respectées dans l’organisme qu’il veut fonder, le conduisent au succès : les autorités civiles et religieuses sont rassurées, les agences sociales acceptent de s’impliquer, le consensus est maintenu et le Centre de planification familiale du Québec peut ouvrir ses portes.

Nommé directeur du CPFQ naissant, Serge Mongeau est chargé d’en former le comité conseil, qui sera responsable de la coordination des diverses initiatives du Centre et de l’élaboration de ses politiques en matière de formation, de recherche et de ressources[39]. Peu de médecins sont membres du comité. Outre Suzanne Carreau (représentante de l’organisme Seréna) et lui-même, qui n’agissent plus à titre de médecins, le comité compte seulement ceux qui représentent le Service de santé de la Ville de Montréal ; on y trouve en revanche plusieurs travailleurs sociaux de différentes agences sociales du Québec ; et aussi des hommes et des femmes issus des milieux de l’enseignement, des milieux médicaux, et d’organismes tels que l’APFM ou le Centre de consultation matrimoniale ; et des représentants du ministère de la Santé et de celui de la Famille et du Bien-être Social. Bien que favorables évidemment à la planification familiale, la majorité des organismes et agences sociales membres du comité conseil sont guidés par la morale de l’Église et se montrent prudents face à une action réprouvée par l’institution lorsqu’elle suppose le recours à la contraception artificielle.

Le CPFQ : objectifs, actions sociales et stratégies

Afin de faire connaître la planification familiale à l’ensemble de la population et de faire de la contraception une question sociale prise en charge par des spécialistes, le CPFQ agit sur deux fronts principaux : l’assistance aux organismes concernés par l’éducation en planification familiale et en sexologie d’une part, et, d’autre part, une action directe auprès de la population.

Assistance aux organismes concernés par la question

Offrir un service clinique directement à la population représente d’abord une tâche trop considérable pour le Centre. Celui-ci se voit plutôt comme un organisme consultatif destiné avant tout à former des « multiplicateurs », c’est-à-dire des professionnels pouvant influencer la population, et plus particulièrement les classes défavorisées, en matière de planning familial ; il se voit aussi comme un catalyseur apte à favoriser le regroupement de personnes et d’organismes clés, qui mettraient ensuite eux-mêmes sur pied des ressources en planification familiale dans chaque région.

Tout cela suppose la collaboration des agences sociales, déjà présentes depuis une vingtaine d’années partout sur le territoire du Québec. Un des premiers projets du Centre, projet commun des agences sociales de Montréal en faisant partie, est donc sans surprise la formation de leur personnel afin qu’elles puissent rendre elles-mêmes un service adéquat en planification familiale. Plus fondamentalement, il s’agit pour le CPFQ, grâce à sa collaboration avec le personnel des agences, d’aborder la question de la contraception dans une toute nouvelle perspective, en misant davantage sur ses aspects psychosociaux. Le centre estime qu’hormis certains cas spéciaux (intervention médicale ou enseignement technique au sujet de l’utilisation du stérilet, du diaphragme ou de la pilule), les travailleurs sociaux seraient plus efficaces que les médecins pour aider les couples à choisir leur méthode anticonceptionnelle. De plus, contrairement aux consultations médicales, les services des travailleurs sociaux sont gratuits.

L’action du CPFQ ne se limite toutefois pas aux agences sociales. Il cherche aussi des appuis solides du côté de divers organismes, hôpitaux, cliniques privées et municipales : après tout, en 1967, son action, quoique très appréciée des services impliqués, est encore illégale. Or, le milieu médical se montre peu ouvert à une collaboration.

Par ailleurs, grâce à une subvention obtenue du Service d’éducation permanente du ministère de l’Éducation, Mongeau invite, dès 1967, le clergé, les infirmières, les professeurs et aussi les personnes responsables d’organismes familiaux à assister aux formations offertes par le Centre[40]. Les sessions de cours offertes par le CPFQ visent à former des intervenants sociaux ainsi que des professionnels de la santé dans les domaines de la planification familiale et de la sexologie ainsi qu’à les rassurer sur la légitimité de leurs interventions auprès des couples. En constante évolution durant les trois premières années du Centre, le programme totalise, en 1970, 120 heures de cours divisées en sept sessions. Alors que la première session est principalement une introduction à la planification familiale, abordée à travers ses diverses dimensions (aspects médicaux, moraux, psychologiques et sociaux), les six autres concernent, chacune, un aspect particulier de la question : notions de sexologie en deuxième et sixième sessions ; aspect technique de l’intervention en planification familiale en sessions trois et quatre[41] ; en cinquième, analyse des implications démographiques de la diffusion de la planification familiale ; enfin, un bilan des actions du CPFQ en septième session.

La première session nous renseigne notamment sur la volonté de Serge Mongeau de favoriser le consensus social autour de son action, alors que l’Église se prononce encore sur la question de la contraception et tient à sa place dans le domaine de l’éducation sexuelle. Deux cours consacrés à la pensée de l’Église catholique permettent de s’interroger sur la légitimité morale de la planification familiale. Les enseignants sont deux prêtres reconnus pour leur parenté d’esprit avec Serge Mongeau. Influencé par le clergé belge lors d’un séjour à Louvain en 1965, l’abbé Gaston Gauthier est heureux de pouvoir dire qu’il y a constaté que les prêtres de ce pays « laissent aux fidèles la responsabilité de choisir les moyens qui leur conviennent pour pratiquer la régulation des naissances[42] ». Dans son cours intitulé « Évolution de la pensée de l’Église catholique concernant la régulation des naissances[43] », celui-ci présente d’ailleurs les deux thèses qui sont en train de s’affronter alors qu’Humanae Vitae n’a pas encore été publiée : continence périodique contre conscience des époux. Il indique que les couples peuvent en toute sécurité morale soit se soumettre à l’autorité papale, soit agir selon leur conscience.

Dans le second cours, « Moralité et sexualité », l’Église est présentée non comme un juge dictant les comportements à adopter en matière de sexualité, mais plutôt comme un guide proposant un ensemble de valeurs dans un contexte où « le dernier mot appartient à une conscience éclairée », celle du couple. Ainsi, le travailleur social n’est pas au service d’une confession religieuse mais agit selon sa propre conscience afin de mettre le couple en position de faire ses propres choix[44].

La présence de ces deux cours au sein du programme de formation vise d’abord à rassurer les intervenants qui sont tous catholiques. Il s’agit également, selon nous, d’une stratégie visant à faire accepter le programme de formation par le ministère de l’Éducation et par les agences sociales. Cette présence du clergé catholique au sein d’un organisme qui se veut laïque témoigne bien qu’avant Humanae Vitae, et malgré un contexte de laïcisation et de sécularisation accélérée, l’Église conserve encore une influence non négligeable sur ces questions.

Cherchant à se délester rapidement de cette responsabilité de formation afin de réserver ses ressources à des services que les établissements d’enseignement ne sont pas en mesure d’offrir, Serge Mongeau contacte les commissions scolaires (et plus particulièrement leurs Services d’éducation aux adultes), les cégeps et les facultés de médecine et de service social. Il leur suggère d’intégrer des cours de planification familiale et de sexologie à leur programme régulier[45]. Après trois ans, le Centre peut ainsi mettre fin à ses sessions de formation en 1971. Il peut se vanter d’avoir organisé des sessions dans pas moins de 15 régions et d’avoir joint ainsi plus de 2000 personnes.

La formation des professionnels du milieu se poursuit par la création, en 1969, de deux cliniques, l’une en sexologie et l’autre en planification familiale qui ne visent pas à offrir un service de consultation permanent, mais fonctionnent plutôt pour une durée limitée, avec comme objectif de poursuivre les recherches dans le domaine et de parfaire les techniques de consultation[46]. La clinique de sexologie demeurera sous la tutelle du CPFQ durant deux ans avant d’être transférée au module de sexologie de l’Université du Québec à Montréal[47].

Action du CPFQ auprès de la population

Tandis qu’il investit une énergie considérable à mettre sur pied le CPFQ et à étendre l’action du Centre à l’ensemble des régions du Québec où sont formés les « multiplicateurs » qui agissent directement auprès des couples, Serge Mongeau continue d’utiliser divers moyens pour rejoindre la population et répandre ses idées. Nous avons déjà mentionné ses chroniques dans le Photo-Journal, mais cet infatigable promoteur de la contraception a aussi recours à la radio par exemple, et il organise des colloques et des séances d’information, tout cela pour faire avancer les causes qui lui tiennent à coeur.

Dans sa volonté d’éducation sexuelle, le personnel du Centre entreprend donc, en 1968, l’animation d’une émission radiophonique : Pour Adultes Seulement. Diffusée en fin de soirée, cette émission est présentée sous forme de « ligne ouverte » et aborde un thème différent chaque jour : la relation conjugale y est présentée sous tous ses angles et l’attitude de l’Église catholique envers la sexualité y occupe une place considérable[48]. La participation importante du public dans les débuts de cette émission fait constater au personnel du CPFQ le manque de services éducatifs répondant adéquatement aux besoins de la population[49].

Parallèlement, le CPFQ organise, à partir de 1969, des soirées d’information hebdomadaires à Montréal. Serge Mongeau y donne, à l’aide de diapositives, une série de renseignements techniques et discute ensuite avec l’assistance de la façon de choisir la méthode qui convient le mieux à chaque couple[50]. Le Centre est bien conscient cependant qu’il n’atteint ainsi que les Montréalais et, parmi eux, seulement les couples déjà motivés. C’est pourquoi il modifie sa stratégie au cours de l’année 1969 : il vise désormais plus précisément les jeunes fréquentant les cégeps du Québec, et y organise à leur intention des « semaines de sexologie ». Parmi les activités offertes on retrouve des conférences, des projections de films ou de diapositives, des expositions de livres et de photographies et la distribution d’une documentation écrite concernant, par exemple, la sexualité, la planification familiale ou l’anatomie. Sa présence dans les cégeps permet au CPFQ de pressentir ce qu’il qualifie de « pré-révolution sexuelle » puisque, si les comportements des jeunes sont encore conformistes, ceux-ci sont en train par ailleurs de rejeter les normes traditionnelles[51] ; cette présence lui permet aussi de constater l’absence criante de services cliniques dans les cégeps et de suggérer aux directions d’en mettre sur pied. Cette première initiative annonce que le CPFQ s’apprête à enfourcher un nouveau cheval de bataille : l’éducation sexuelle à tous les niveaux scolaires.

Malgré ses efforts pour rallier les autorités civiles et religieuses à son projet, Serge Mongeau doit néanmoins aborder des questions plus épineuses, moins consensuelles, celles de la décriminalisation de l’avortement et de l’encyclique Humanae Vitae.

Les questions de l’avortement et de l’encyclique Humanae Vitae : des sources de tension au sein du comité conseil

Avant même la promulgation d’Humanae Vitae en 1968, le Centre doit affronter des oppositions internes majeures lorsqu’il s’engage dans une lutte auprès du gouvernement fédéral pour obtenir que change la loi concernant la contraception et l’avortement.

La question de la libéralisation de l’avortement constitue un combat important pour Mongeau dès ses débuts dans la pratique médicale. Il est favorable à ce que les motifs licites d’avortement soient élargis aux indications psychosociales, et il n’hésite pas à l’écrire, notamment dans le Photo-Journal[52]. Une telle position est cependant loin de faire l’unanimité au sein du comité conseil, divisé entre les membres s’opposant à la légalisation de l’avortement sous ces conditions (Seréna, le Centre de consultation matrimoniale et certaines agences sociales) et ceux préconisant l’avortement sur demande[53]. Ces divergences entravent la préparation du mémoire sur l’avortement qu’entreprend de rédiger le Centre en novembre 1967. En février 1968, Serge Mongeau parvient tout de même à présenter ce mémoire au Comité fédéral de la santé et du bien-être social, mais il doit spécifier qu’il n’a pas reçu l’approbation finale du comité conseil et que le mémoire n’est présenté qu’au nom de ses trois rédacteurs (Raymond Amyot, Renée Cloutier-Cournoyer et Serge Mongeau)[54]. Ce mémoire témoigne de la position prudente que Serge Mongeau adopte afin de conserver le soutien de certains organismes et agences sociales : il évite en effet de se prononcer sur le contenu de la loi et il préconise que la nouvelle loi soit accompagnée de mesures sociales visant à encourager la natalité. Malgré de vives tensions, la position de compromis qu’il adopte lors du débat sur la modification de la Loi sur l’avortement lui permet de poursuivre sa lutte avec l’appui plus ou moins officiel du CPFQ et ce, même après le vote d’une loi plutôt décevante à ses yeux. Le Bill Omnibus, adopté le 14 mai 1969, modifie entre autres la Loi sur l’avortement, mais pour ne légaliser que les interventions pratiquées en cas de risque pour la vie ou la santé physique et psychique de la mère.

Tout en collaborant avec l’Église, acteur social encore incontournable au début des années 1960, et tout particulièrement dans un domaine aussi tabou que la contraception, Mongeau a vite réclamé, d’abord timidement puis avec de plus en plus de vigueur, un changement dans l’attitude de celle-ci, qu’il qualifie d’intransigeante.

Cette intransigeance lui paraît consacrée par la publication, en 1968, de l’encyclique Humanae Vitae, qui survient au terme de quelques années de tergiversations dans l’Église[55]. Mais il est trop tard. La période d’attente et d’optimisme a profondément changé les mentalités en matière de planification familiale et influencé, par le fait même, les comportements contraceptifs de la population. Humanae Vitae signe la coupure entre l’Église catholique et une grande partie de la population. En témoigne une enquête menée en 1968 par le CPFQ dans le Photo-Journal, dont les résultats sont éloquents : 88,5 % des répondants, en grande majorité des catholiques, trouvent l’encyclique discutable ou inacceptable, 56 % affirment ne pas se sentir obligés, en conscience, de s’y soumettre et seulement 3 % ont abandonné toute méthode de contraception ou opté pour une technique licite[56]. Le CPFQ, qui tente d’éviter cette déchirure depuis quelques années, doit, en pleine commotion, se prononcer sur ce document controversé.

En l’absence du président, alors en stage au Chili, le comité conseil rédige un communiqué à l’intention des médias. Prudemment, il évite de se prononcer sur le contenu de l’encyclique et affirme qu’il continuera, dans le respect total de la liberté des consciences, « à fournir toute forme d’aide qu’il peut apporter à la population québécoise en matière de planification des naissances[57] ».

Serge Mongeau, quant à lui, rédige un télégramme plus critique. Il ne cache pas sa déception devant un texte pontifical qui, sans tenir compte de l’avis de la commission pontificale à qui avait été confié le dossier, « consacre une vision de la sexualité périmée qui a déjà causé trop de mal ». S’exprimant au nom du CPFQ, il mentionne que le Centre, en profond désaccord avec cette attitude antidémocratique, poursuivra « son travail d’éducation et de démocratisation de la planification familiale grâce à la diffusion de méthodes contraceptives efficaces qui sont plus naturelles pour le couple que des méthodes rythmiques qui, lorsque imposées, risquent de rompre l’union de nombreux couples[58] ». Puis, de retour au pays, il poursuit sa critique dans ses chroniques du Photo-Journal et rédige, en collaboration avec André Cormier, un employé du CPFQ, une réponse à Humanae Vitae, qui est publiée en 1969 sous le titre de Paul VI et la sexualité[59]. Cet ouvrage reprend le texte de l’encyclique dans son intégralité en y intercalant les réflexions et commentaires qu’il inspire aux auteurs.

La publication de l’encyclique représente une période difficile pour le CPFQ qui, en dépit de la condamnation des méthodes de contraception artificielle (condom, pilule, stérilet, etc.) par l’Église catholique, poursuivra son action de diffusion de la planification familiale. Ce refus des prescriptions de l’encyclique ne s’est toutefois pas fait sans compromis, notamment avec le gouvernement du Québec, dont la collaboration est nécessaire à la survie du Centre. Pour accorder sa subvention pour l’année 1968-1969, le ministère de l’Éducation exige en effet que le CPFQ offre, dans ses sessions de formation, une information objective sur le contenu de l’encyclique[60]. Sans réclamer une conformité à l’enseignement pontifical, le ministère explique que la subvention provient de l’argent de contribuables majoritairement catholiques[61]. Le Centre prend donc l’initiative de présenter Humanae Vitae de façon objective. Il présente également sa position, qui en est une d’incompréhension devant l’argumentation du pape mais de respect des consciences individuelles. Encyclique ou pas, le Centre n’a pas l’intention de baisser la garde et se fait toujours un devoir d’informer la population « qui a le doit de savoir ». Serge Mongeau parvient malgré tout, suite à l’encyclique, à conserver une liberté d’opinion et d’action malgré l’influence encore bien présente d’une Église catholique pourtant fragilisée.

Malgré les divisions qui finissent par naître au sein du comité conseil, ce n’est pas ce qui emportera le Centre, mais plutôt un conflit de travail : en 1972, la syndicalisation des employés du CPFQ entraîne d’importants conflits internes et la démission de la direction. Le CPFQ se voit donc contraint de fermer ses portes. Mis en tutelle par le gouvernement, la plupart de ses fonctions et employés sont transférés au ministère des Affaires sociales et à l’Université du Québec à Montréal[62].

Conclusion

Portées par la jeunesse, les années 1960 sont une époque de profonds bouleversements sociaux et culturels. Partout dans le monde occidental, contraception et avortement sont l’objet de réflexion. Au Québec, on assiste au rejet des valeurs familiales traditionnelles par une population qui envisage la sexualité d’une nouvelle façon : l’arrivée sur le marché de méthodes contraceptives plus efficaces participe à la transformation de la vision du couple, dont on reconnaît que l’épanouissement ne repose pas seulement sur la construction d’une famille. Face à ce nouveau courant de pensée individualiste, l’Église catholique cherche à sauvegarder la famille, qu’elle considère comme la cellule de base de la société. L’intervention accrue de l’État et des travailleurs sociaux laïques favorise toutefois l’élaboration d’une nouvelle vision, plus sociale que morale, du contrôle des naissances.

Lors de la création du CPFQ, si la table est mise pour un changement profond des mentalités, il reste que la société est encore bien divisée sur la question. Sa naissance et son succès démontrent toutefois qu’une partie de l’intelligentsia catholique et certains intervenants sociaux estiment urgent d’agir auprès des couples mal informés. Ils témoignent aussi que de nombreux couples sont prêts à recevoir ce message et cherchent à s’émanciper d’une morale que plusieurs jugent abusive. Ainsi, l’étude de ce mouvement fait non seulement référence à un enjeu important caractérisant les années 1960, soit la lutte pour le droit à la contraception pour tous, mais aussi, d’une manière plus globale, à la distance que la population prend peu à peu vis-à-vis de l’Église catholique.

Pourtant, malgré l’état de crise dans lequel se retrouve l’Église catholique au cours des années 1960, elle semble conserver une influence morale importante sur la population et les autorités au sujet de questions aussi privées que la sexualité conjugale et la planification des naissances. Ainsi, Serge Mongeau a dû chercher à contourner cette influence qui s’étendait jusqu’aux membres du comité conseil du Centre. Tout au long des années 1960, il a tenté de favoriser le consensus entre les divers organismes et individus membres de ce comité. Il y a généralement réussi, et cela dans un contexte de profonds bouleversements culturels sur ces questions si sensibles. Il a aussi su conserver le soutien de l’État québécois, qui, même en cette période de Révolution tranquille, s’est montré extrêmement soucieux de respecter les positions de l’Église catholique. Ce n’est qu’en fin de période que Mongeau laisse percer son impatience.

L’originalité de Serge Mongeau tient au fait qu’il a surtout privilégié les aspects psychosociaux de la planification familiale et qu’il a fait intervenir les travailleurs sociaux, jugés plus aptes à interagir avec les couples de milieux défavorisés, que l’on disait à l’époque les plus touchés par le problème. Sans confronter les valeurs de la population catholique, il a également cherché à faire évoluer les mentalités sur la question. Cette stratégie fut certainement gagnante puisque l’État québécois a impliqué le CPFQ dans le processus de préparation d’une politique de planification familiale au début des années 1970.

Cette prudence de Serge Mongeau pourrait être perçue comme le reflet d’une connivence du directeur du Centre avec la culture ambiante. Tout comme la société dans laquelle il évolue, il est lui-même un homme en transition. Par son désir de mettre sur pied une politique familiale permettant la venue au monde d’enfants désirés, il participe de la culture catholique. D’un autre côté, par sa volonté de donner un meilleur accès à la population à une contraception efficace et celle de ne plus faire reposer le couple sur la fondation d’une famille, il se montre tributaire du courant de pensée individualiste qui monte. Le CPFQ nous apparaît donc comme le véritable reflet de la société dans laquelle il se trouve : en pleine transition, il participe de la culture catholique dans laquelle il baigne et qui est elle-même en bouleversement, mais il revendique aussi de profonds changements, notamment la légalisation de la contraception et de l’avortement.