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Jean-Philippe Warren aborde les années marxistes-léninistes (1973-1983) au Québec d’un oeil empathique, malgré les dénonciations et actes de contrition qui constituent, pour l’essentiel, le discours historique sur cette période. Alors que la tendance intellectuelle inciterait plutôt à écrire un de ces « livres noirs » aussi complaisants à l’égard du présent qu’ils sont critiques du passé, Warren a le grand mérite de sortir l’étude des « m.-l. » du placard de notre mémoire pour en dégager des enjeux pour la compréhension de la société québécoise des quarante dernières années. Comme le rappelle l’auteur, « dans sa diversité et son éclatement, l’extrême gauche répondait à sa façon à des questions qui animaient […] l’ensemble de la jeunesse québécoise, qu’elle soit issue des groupes populaires, des partis souverainistes ou des nouveaux courants intellectuels » (p. 17).

Comment faire sens, demande Warren, de « l’engagement subjectif » de ces quelques milliers de jeunes intellectuels québécois, pourtant assoiffés de liberté, d’égalité et de justice, dans l’exténuante « servitude volontaire » du dogme stalinien, incarné principalement à cette époque par la Chine de Mao ? La question de départ est fascinante et avait été abordée, quoique d’une façon plus informelle, par Jean-Marc Piotte il y une quinzaine d’années. Cela dit, l’auteur déviera un peu de ce problème de « l’engagement subjectif » pour se consacrer essentiellement, d’une part, à l’histoire organisationnelle du mouvement lui-même et, d’autre part, aux grandes causes qui en expliquent le développement et le déclin.

Le premier chapitre tente de comprendre pourquoi les jeunes militants étudiants, nationalistes et socialistes, ont laissé tomber leurs associations participatives et réformistes, fondées dans le contexte revendicateur du milieu des années 1960, pour s’organiser en mouvement bolchevique semi-clandestin à partir de 1972-1973. Le constat d’un blocage de la société québécoise après les échecs successifs de la grève des cégeps, de l’opposition au bill 63 et du coup de force d’octobre 1970 (sans oublier la déception du FRAP et la « trahison » du PQ) pousse de nombreux militants à prendre conscience du manque d’organisation pratique et surtout théorique de la gauche radicale québécoise. Puisque, selon un militant de l’époque, « ce n’est pas la crise qui fait défaut », mais « la pensée juste et l’organisation efficace » (p. 58), il s’ensuivra une course effrénée à l’orthodoxie bolchevique, principalement entre le groupe En lutte ! de Charles Gagnon et la Ligue communiste (marxiste-léniniste) du Canada de Roger Rashi. Une bonne partie du chapitre 2 est donc consacrée à l’évolution de ces deux organisations.

On comprend sans peine, au chapitre 3, pourquoi les marxistes-léninistes rejettent toute alliance avec les principaux mouvements contestataires de l’époque, c’est-à-dire les mouvements féministe et nationaliste. En effet, ces mouvements, en accordant la primauté à des « contradictions secondaires » (rapports de sexe et de nation), représentent une déviation « révisionniste » et « bourgeoise » à l’égard de la ligne orthodoxe centrée sur la « contradiction première » que constituent les rapports de classe. C’est par ce qu’on appelait « l’agit-prop », c’est-à-dire les activités d’agitation et de propagande identifiées par Lénine dans Que faire ?, que les militants tentent d’imposer cette ligne d’interprétation aux membres potentiels, de même qu’à la société civile. À cet égard, la course à l’infiltration et au noyautage de la société civile, entre les organisations m.-l. concurrentes, fait d’importants dommages collatéraux dans les rangs des syndicats, des groupes d’animation sociale, des collectifs d’entraide, etc. Les institutions d’enseignement supérieur ne sont pas épargnées non plus.

Ce n’est que dans la dernière partie de ce chapitre que l’auteur se consacre plus spécifiquement à l’étude de « l’engagement subjectif » des militants au sein de la « contre-culture » maoïste. Cette culture s’appuie sur un « rigorisme prolétarien » qui impose au jeune militant, généralement étudiant au cégep ou à l’université, une lutte perpétuelle contre ses « tares » petites-bourgeoises. Cette révolution culturelle permanente intérieure passe par de longues séances de formation, des « stages » dans les milieux populaires et d’humiliantes confessions publiques d’inspiration stalinienne. Une fois complètement purgé de la culture de l’ennemi, le membre entre dans une culture « prolétarienne » totalisante où il se met entièrement au service de l’organisation, ce qui implique de rompre définitivement avec les appartenances passées, à commencer par la famille.

Le dernier chapitre est consacré à l’effondrement du marxisme-léninisme à partir de 1982. D’abord, les organisations infiltrées sont à bout de patience et expulsent un à un les m.-l. de moins en moins mobilisés. À l’intérieur même des groupes maoïstes, les membres rechignent à la rigoureuse discipline de parti, alors que l’enthousiasme collectif semble manquer dans le contexte de la crise socio-économique et politique qui touche le Québec postréférendaire. Warren n’insiste pas sur la question nationale, toutefois, bien que les griefs des membres soient réels au lendemain du référendum et, surtout, du rapatriement unilatéral de la constitution. Plus important, selon lui, la crise des régimes socialistes, la crise économique, la culture du consumérisme et la montée de ce que Jacques Beauchemin appelle la société des identités. Signe des temps, En lutte ! se désintègre en trois « caucus », les ouvriers, les femmes et les gais et lesbiennes en 1982 (p. 175).

En conclusion, Warren propose une « interprétation à plusieurs niveaux » pour comprendre les raisons de la servitude volontaire chez une partie des jeunes Québécois des années 1970. À ce moment, il me semble que l’auteur bascule dans une sorte de fonctionnalisme sociologique qui m’apparaît un peu contradictoire avec la perspective herméneutique revendiquée à quelques reprises (p. 189). Selon Warren, les transformations rapides de la Révolution tranquille ont créé de l’anomie en affaiblissant les valeurs collectives associées à la culture catholique, aux vieux repères idéologiques et aux institutions traditionnelles. Après tout, le Québec de la Révolution tranquille n’a-t-il pas fait la promotion, plus qu’ailleurs, d’une « idéologie qui visait la dissolution de toutes les institutions, sinon du principe d’institution lui-même » (p. 197) ? Les militants, frappés par la crainte de la « pulvérisation du social », auraient donc remplacé l’utopie de la chrétienté idéale par celle de la société sans classe, le culte de la personnalité (Jésus) par celui d’une autre (Mao), les cadres d’action du catéchisme catholique par ceux du catéchisme léniniste, la communauté charnelle paroissiale par celle de l’organisation, etc. (p. 190 et ss).

Même si Warren est conscient des simplifications qu’apporte cette perspective, d’autant plus qu’on ne parle ici que d’une infime minorité de la population québécoise, les nuances sont présentées trop rapidement pour que l’impression d’ensemble en soit vraiment affectée (p. 196-197). Soulignons toutefois les réflexions ciblées, et à mon avis plus porteuses, sur la trajectoire de ces jeunes de milieux modestes qui sont, pour la plupart, de la première génération familiale à avoir accès aux études supérieures (p. 195, 201-203). Mais ces réflexions, tout comme celles sur la faible tradition de l’extrême gauche au Québec (p. 198), auraient mérité d’être mieux appuyées. Malgré ces réserves, l’ouvrage de Jean-Philippe Warren réussit globalement à envisager cette période trouble de l’histoire de l’extrême gauche « sans complaisance » et « sans acrimonie ». En évitant l’écueil des condamnations péremptoires, et en éclairant l’apathie actuelle à la lumière des engagements passés, Warren parvient en bonne partie à réintégrer la mémoire de cette tradition politique radicale dans une réflexion plus large sur notre condition historique.