Article body

L’étude de la surdité comme phénomène social et historique amène forcément les chercheurs à puiser à diverses disciplines des sciences humaines. Nous en avons un exemple dans le volume publié l’an dernier par Nathalie Lachance, anthropologue et chercheure associée à l’Université de Sherbrooke. Ce volume dépasse largement les limites de l’anthropologie et, en fait, la première partie (soit 111 pages) constitue une étude historique de la surdité en France, aux États-Unis et au Québec. Non seulement cette explication historique est-elle nécessaire pour rendre compréhensibles les théories développées en deuxième partie, mais l’analyse anthropologique qui suit enrichit le regard historique posé sur la réalité sourde.

Jusqu’aux années 1960-1970 environ, l’histoire des sourds reste étroitement associée à l’espace scolaire des pensionnats spécialisés qui avaient été créés pour eux sur le modèle de l’école fondée par l’abbé Michel de l’Épée à Paris au xviiie siècle. Cela a naturellement amené les historiens qui se sont penchés sur cette histoire à l’étudier du point de vue institutionnel, puisque les sourds eux-mêmes ont généré peu de sources écrites qui nous sont parvenues. Lachance étudie la construction de cet espace identitaire que sont devenus les pensionnats au fil des siècles dans le cadre européen et nord-américain. Dans les deux cas, les écoles ont servi au rassemblement des personnes sourdes et ont permis la construction d’une identité forte axée sur les langues signées, même lorsque l’usage de celles-ci était interdit dans les écoles. Une communauté minoritaire porteuse d’une culture a émergé dans ces pensionnats, définissant pour elle-même un territoire et se donnant des mécanismes de transmission à l’intérieur des institutions scolaires.

Un phénomène semblable s’est produit au Québec, où le climat particulier de l’éducation confessionnelle lui a donné une couleur distincte. L’auteure n’examine pas l’Institution Mackay qui existait à Montréal pour les sourds protestants, car cela ne correspond pas à son terrain. Cependant, son étude de l’histoire des deux institutions catholiques montréalaises, de leur fondation à leur transformation en institutions gouvernementales durant les années 1960-1970, permet de se faire une excellente idée du caractère identitaire de ces écoles pour les personnes sourdes au Québec. L’auteure observe l’interaction de trois forces principales : celle du religieux, du politique et du groupe sourd lui-même. Elle examine pour ce faire les lieux particuliers où ces trois groupes interagissent autour des institutions, soit les activités parascolaires, sportives et le cercle Saint-François-de-Sales qui regroupe les anciens se réunissant régulièrement à l’Institution des garçons. Lachance analyse les rapports de pouvoir entre ces anciens et les religieux en charge du Cercle et observe le processus d’émancipation progressive des sourds à partir des années 1950 et plus massivement à partir de la disparition des institutions et de leur réseau de soutien après 1970.

Son analyse historique se poursuit après la transformation des pensionnats dans la foulée du mouvement de mainstreaming des années 1970 qui a amené l’éventuelle fermeture de l’un et de l’autre et la profonde transformation de ce que le gouvernement appelle « l’offre de services » à la population sourde, passée sous la responsabilité du ministère de la Santé et des Affaires sociales. Ce passage d’un univers éducatif à celui de la réadaptation n’a pas eu seulement un impact administratif. Les sourds ont dû inventer de nouveaux lieux de rassemblement, de nouvelles organisations pour faire valoir leurs revendications auprès des instances gouvernementales et se battre pour ne pas complètement perdre l’accès aux lieux identitaires que les bâtiments des anciennes institutions sont restés pour eux. Plusieurs de ces campagnes de revendication demeurent d’actualité ; Lachance en analyse l’origine avec finesse.

La deuxième partie de l’ouvrage porte plus spécifiquement sur la recherche de « terrain » menée par Lachance auprès d’une trentaine de personnes impliquées dans le domaine de l’éducation « bilingue-biculturelle », certaines entendantes et d’autres sourdes. De larges extraits des entrevues illustrent les attitudes variées qui ressortent en ce qui concerne la place à donner aux personnes sourdes dans leur propre éducation. Le terrain ramène ici à cette dimension éducative qui constitue l’une des revendications principales des communautés sourdes de par le monde. Celles-ci cherchent à se construire un espace autour d’une éducation donnée en signes, la langue formant le noyau identitaire de la communauté et de la culture. L’accent ici ne porte pas sur le handicap physique, mais sur une vision culturelle caractérisée par une différence linguistique. Au sujet de cette culture, l’auteure discute des diverses définitions — toujours insatisfaisantes — qui en ont été données jusqu’ici. Un certain consensus existe autour de l’identification de traits propres aux personnes sourdes et à leur manière d’interagir. Toutefois, l’énumération de ces traits constitue trop souvent une explication de ce qu’est la culture sourde. Sans donner de définition opératoire, l’auteure remet en question le caractère essentialiste de cette vision d’une culture figée, à l’image de Graham Turner qui avait ouvert un débat à ce sujet dans les pages de Sign Language Studies en 1994. Plutôt que de tenter une définition perpétuellement boiteuse, Lachance préfère délimiter les contours de cette culture en examinant son territoire et ses mécanismes de transmission, ce qui est d’ailleurs plus utile pour comprendre la culture en tant que phénomène dynamique. C’est d’ailleurs ce qui a motivé son choix d’axer ses entrevues de terrain sur la question de l’éducation bilingue-biculturelle plutôt que sur la culture ou les traits culturels. Ce choix méthodologique s’est avéré fort heureux et révèle un portrait de la communauté sourde et de ses interactions avec le groupe entendant comme un ensemble de négociations jamais pleinement résolues.

Le portrait qui se dégage de l’ouvrage est celui d’une communauté de personnes diverses dans ses manifestations et ses allégeances, mais unie par des mécanismes et des lieux identitaires forts au coeur desquels on retrouve la langue des signes du Québec. Cette dernière ne s’est formalisée que récemment (au début des années 1980) et n’est pas sans suggérer des parallèles avec la montée du nationalisme québécois, ce que l’auteure n’aborde pas directement. Les deux mouvements trouvent cependant des racines à un fonds commun de revendications identitaires né après la Seconde Guerre mondiale et qui a trouvé des manifestations diverses à l’échelle de la planète. On ressort de ce travail avec l’impression claire que la question sourde concerne tous ceux qui s’interrogent à propos de questions identitaires à cause des dynamiques de définition identitaire, de marginalisation, d’exclusion et de construction d’une fierté de groupe qui s’y manifestent.

Le volume est d’un accès facile et le choix d’avoir placé en première partie un survol historique permet aux non-initiés de rapidement saisir les grandes lignes de force de l’histoire des personnes sourdes dans le monde atlantique. L’analyse de la deuxième partie peut ainsi se dérouler de manière thématique sans que le lecteur perde ses repères. Une note d’édition s’impose toutefois : on aurait souhaité que les images, qui sont regroupées ici et là, soient disséminées au cours du texte ; cela aurait permis une meilleure compréhension de leur pertinence. Les biographies de personnes importantes dans le monde sourd qui sont fournies à la fin de l’ouvrage ne sont pas qu’objet de curiosité : elles donnent une bonne idée d’une culture où les relations personnelles sont d’une importance primordiale et ne sont pas sans intérêt pour la recherche. Enfin, une bibliographie étoffée et à jour fait de cet ouvrage un incontournable pour tout chercheur qui veut entrer dans le fascinant monde de l’histoire des communautés sourdes québécoises. Cette étude contribue également à nuancer les interprétations reçues en histoire de la surdité qui prennent trop souvent les réalités sourdes étatsuniennes pour un modèle applicable à l’ensemble de l’Occident ; ce faisant, Lachance enrichit ce champ de recherche et suggère plusieurs pistes fructueuses pour aborder l’histoire des groupes minoritaires.