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Que signifie l’expression « vivre en ville » ? Une telle question renvoie, toutes disciplines confondues, que ce soit en sociologie, en anthropologie, en géographie ou en histoire, aux formes et aux expressions de la vie quotidienne. « Vivre en ville » fait référence aux pratiques sociales, aux interactions vécues par les gens et à tous les éléments de l’environnement ou du cadre de vie qui conditionnent le rapport à la ville. Les formes architecturales et les types d’habitat en constituent des aspects privilégiés puisqu’ils tracent les limites spatio-temporelles de la vie quotidienne de tous citadins. Le concept d’espace vécu est utilisé dans ce sens en géographie pour croiser les dimensions objectives de l’espace physique, autrement dit le cadre de vie, et les dimensions subjectives, qui renvoient aux perceptions et aux représentations, afin de comprendre les comportements, les pratiques sociales et les rapports aux lieux. Le « vivre en ville » peut également être abordé suivant une approche historico-économique, pour chercher comment les activités économiques et les structures sociales qui les ont accompagnées, ont laissé des traces dans le paysage urbain et la mémoire sociale de la ville. Le présent ouvrage est très certainement orienté vers cette conception de la vie en ville.
Le recueil dirigé par Serge Jaumain et Paul-André-Linteau privilégie ainsi une telle lecture économique du phénomène urbain. Le portrait historique général met en scène l’organisation de la vie économique, les formes de production, notamment les types d’entreprises, les manufactures et les ateliers, pour suivre les évolutions sociales et les formes du paysage urbain. Si les structures économiques et sociales sont abordées dans ce recueil, comme le signalent les directeurs dans leur introduction, c’est pour souligner les fractures et les grandes mutations qui ont jalonné l’histoire des deux villes, Montréal et Bruxelles. Le recueil permet de porter, en effet, un regard croisé entre ces deux villes, parfois en juxtaposant des études sur des thèmes particuliers comme la place des femmes dans la ville ou les grands magasins, parfois en les comparant dans un même article, comme c’est le cas pour le développement urbain.
La proposition de comparaison s’ouvre sur l’étude de l’évolution de Montréal que présente Paul-André Linteau, qui propose un cadre méthodologique comparatif, partant des grandes tendances et visant les « continuités et ruptures ». Il apparaît alors une lecture privilégiée en trois volets, les bases économiques, les caractéristiques démographiques et les structures sociales, chargée de révéler des ruptures qui surviennent notamment lors des phases de restructuration économique, et se traduisant par une évolution de l’organisation spatiale des activités et de la recomposition des rapports sociaux. Reprenant la même grille d’analyse, Claire Billen montre comment la rupture des années 1960 fut marquante pour les deux villes, mais que le statut de capitale et la concentration des institutions européennes ont protégé Bruxelles. On serait tenté de se demander, en écho à la conclusion de Billen, si la marginalisation du Québec et par le fait même de Montréal, dans le système fédéral canadien, n’a pas approfondi les crises et les ruptures que les auteurs soulignent avec force.
Claire Poitras et Jean Collin mettent en perspective la construction de l’espace métropolitain montréalais, montrant l’évolution territoriale et administrative en illustrant six trajectoires de périurbanisation. Cette démonstration minutieuse et éclairante de la constitution de banlieues de la région montréalaise ne trouve hélas pas d’équivalent bruxellois. La deuxième partie, intitulée « La ville des femmes », privilégie à son tour une lecture économique de l’évolution du cadre urbain, tout en abordant la place des femmes dans l’histoire. Éliane Gubin constate d’ailleurs l’invisibilité des Bruxelloises dans les études historiques ; elle dégage par la suite les processus d’émancipation économique des femmes, à travers une analyse des spécialisations et de la mobilité professionnelles. Le chantier de l’histoire des Montréalaises, que propose Denyse Baillargeon, opère du double point de vue du travail et des sociabilités. Pour la première fois dans l’ouvrage affleurent les dimensions vécues du « vivre en ville ». Valérie Piette et Magda Fahrni abordent, par la suite, les femmes et la ville en temps de guerre, celle de 1914 pour la première, celle de 1939 pour la seconde.
Des dimensions plus physiques de l’urbain sont également traitées : la gestion de l’eau (Chloé Deligne, Michèle Dagenais et Claire Poitras), le parc urbain comme espace public (Claire Billen, Michèle Dagenais), les vitrines et les grands magasins (Michèle Comeau et Serge Jaumain). L’article de Sylvie Taschereau propose une analyse spatio-temporelle des commerçants et manufacturiers juifs de Montréal, depuis leur arrivée d’Europe de l’Est et jusqu’à la formation d’espaces juifs repérables dans le cadre urbain, certes spécifiques, mais en interaction avec les autres composantes de la société montréalaise. Une lecture fascinante présente, en parallèle, le rôle des banques et celui de la famille.
Ce projet d’histoire comparative est méritoire. Il s’inscrit dans le cadre d’une collaboration ancienne entre deux équipes de recherche ancrées dans leur milieu mais disposées à confronter les approches et à tester des grilles communes. Ces équipes semblent également disposées à identifier d’autres pistes de comparaison. La proposition d’inscrire leurs travaux à venir sous l’angle de la vie quotidienne vient tout naturellement à l’esprit.