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C’est un vaste programme que proposaient à leurs invités Gilles Gagné, Jean-Jacques Simard et Simon Langlois, en organisant le deuxième séminaire Fernand-Dumont en 2003. Notant que, durant les années précédentes, de nombreux essais et débats avaient porté sur la question du « Canada français, de ses gloires et de ses misères », ils ont invité plusieurs chercheurs à réfléchir et discuter ensemble durant deux journées d’études. Tenter de cerner la nature du Canada français est une entreprise d’envergure. Quatre thèmes ont été choisis pour tenter d’y parvenir : naissance et essor du Canada français ; le Canada français : entre messianisme et Grande Noirceur ; la Francophonie canadienne et le multiculturalisme ; le Canada français aujourd’hui : mort, résurrection, continuité ou héritage ?
Quelques idées centrales traversent ces séances d’étude et donnent son unité au livre. Il apparaît dès les premières pages que la religion catholique, à travers ses diverses manifestations, est l’un des principaux marqueurs identitaires du Canada français, au point que, comme le souligne Jean-Philippe Warren, celui-ci ne serait pas concevable en dehors de l’Église (p. 147). Mais pour Louis Rousseau, la place de la religion dans la construction identitaire du Canada français ne se réduit pas à l’organisation cléricale. Il affirme que la construction religieuse de la nation canadienne-française se fait grâce à un travail de mythologisation [sic] et de ritualisation qui donne sens à la destinée collective, ce qui donne lieu à une véritable religion civile au sens utilisé par Robert Bellah (p. 25) : une mythologie (notamment celle de Dollard), avec ses rituels festifs occasionnels ou récurrents et ses injonctions normatives appuyées sur des modèles héroïques.
Pour la plupart des participants au séminaire, si cette hypothèse d’une religion civile au Canada français apparaît opérationnelle, elle demande à être nuancée ou, à tout le moins, précisée. Pour Raymond Lemieux, par exemple, cette religion civile ne renvoie plus au courant intégrateur des religiosités propres à un système pluriel comme celui des États-Unis, mais à la réalité d’une religion hégémonique sur le terrain de l’imaginaire identitaire canadien-français, par sa capacité même d’assumer la confrontation à l’autre imaginaire que constitue l’étranger. Pour Fernande Roy, la religion civile serait le produit de l’idéologie cléricale, puisque ce sont des membres du clergé et des laïques inféodés qui fusionnent le social et le religieux. L’hypothèse lancée par Rousseau aura donné lieu aux discussions les plus fertiles de ces deux journées d’études, sans pour autant que les intervenants aient fait le tour du sujet. On attend avec impatience d’autres travaux sur la question.
Lors de la deuxième séance, Lucia Ferretti a elle aussi rappelé l’importance de l’Église catholique au Canada français dans un texte qui, comme le souligne Martin Meunier, fait preuve d’une interprétation nuancée et émancipée de l’orthodoxie et qui, à ce titre, compte parmi les plus intéressants et les mieux articulés du recueil. Si l’Église s’est maintenue jusqu’aux années 1960, souligne Ferretti, c’est aussi parce qu’elle a longtemps rempli ses fonctions symboliques et sociales d’une manière que, dans son ensemble, les Canadiens français ont jugée appropriée. Certes, ses impératifs de conformité et son cléricalisme excessif ont représenté des contraintes. Mais cette Église a eu une insertion réelle et profonde dans la nation. Elle a promu un modèle de société moderne à sa façon, fondée sur la communauté, issue du milieu et favorable aux Canadiens français. Ce sont ces mêmes valeurs, mais laïcisées qui marqueront la Révolution tranquille.
Ces deux communications, en explorant les liens entre identité canadienne-française et religion catholique, ont su déborder du cadre des études institutionnelles pour montrer l’importance culturelle et sociologique de l’Église canadienne-française.
Deuxième axe de ce livre, celui de la « mémoire honteuse » associée à l’héritage du Canada français – selon la formule de Joseph Yvon Thériault –, et notamment à la Grande Noirceur. Selon Gérard Bouchard, trois attitudes sont possibles face à la Grande Noirceur : en nier l’existence ; l’amplifier au point d’en faire l’objet d’une mémoire honteuse ; ou alors essayer de la reconnaître pour ce qu’elle a été, en la renvoyant au passé auquel elle appartient et en l’insérant dans la dynamique du monde atlantique. Pour Bouchard, la mise en perspective montre que le Québec s’est comporté durant ces années comme d’autres sociétés au dossier historique semblable. Ce qu’il faut chercher à expliquer, c’est cette représentation négative de leur passé que les Québécois cultivent. Selon ce chercheur, ce n’est d’ailleurs pas le propre du Québec : les petites nations qui ont longtemps été dominées restent pénétrées du sentiment de leur fragilité et cultivent cette mésestime de soi.
Plusieurs intervenants, comme Gilles Paquet, par exemple, dénoncent avec véhémence le traitement accordé aux années précédant la Révolution tranquille dans l’historiographie. Mais, comme le soulignent Lucia Ferretti et Jean-Philippe Warren, l’interprétation négative de la Grande Noirceur semble être surtout un problème générationnel. N’y avait-il pas, pour une certaine génération, celle des « modernisateurs », adéquation entre histoire et projet politique (modernisateurs), soulève Warren, une adéquation qui n’existe plus aujourd’hui ? Et comme le mentionne Ferretti, les historiens d’aujourd’hui tissent de nouveaux liens avec les années précédant la Révolution tranquille, comme le montrent des travaux récents.
Ceux que les sujets discutés précédemment intéressent trouveront leur compte dans ces actes de colloque. Mais, si ces deux journées d’études ont donné lieu à d’intéressantes discussions et ont mis en évidence des pistes à explorer, il reste tout de même que la lecture de l’ouvrage dans son ensemble est loin d’être aussi enlevante. Les communications présentent un intérêt très variable. À ce sujet, une présentation plus complète des intervenants aurait été souhaitable, elle aurait éclairé certains débats ou propos. Par ailleurs, la formule choisie – une communication suivie d’un commentaire et d’une période de débat – quoiqu’elle permette aux auteurs de préciser leur pensée, est très lourde. On finit par en perdre le fil. La transcription en langue parlée des échanges les rend difficiles à suivre, et les questions non résolues (comme celles de la nature et de la période historique du Canada français, par exemple) laissent le lecteur sur sa faim. On finit même par se questionner sur l’utilité de l’ensemble. Ces lacunes sont dues à la nature même des actes de colloque, lorsqu’ils sont publiés de façon intégrale. Sans doute aurait-il été préférable que les organisateurs demandent aux intervenants de reprendre leur communication en intégrant les précisions apportées par les discussions. Le recueil y aurait gagné en profondeur et en intérêt.