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Dans ce livre au titre significatif (Caught, capturée), Tamara Myers se penche sur le sort des adolescentes prises dans les rets d’un système judiciaire destiné à les protéger malgré elles. Ce champ de recherche a déjà été défriché, notamment par Jean Trépanier et Jean-Marie Fecteau, mais madame Myers veut y ajouter les catégories d’analyse de classe, de race et surtout de genre, c’est-à-dire les règles sociales différentes selon le sexe des personnes.
L’auteure distingue deux grandes périodes : l’ère des écoles de réforme (1869-1912) et celle de la Cour des jeunes délinquants (1912-1945). Son étude porte sur Montréal, première ville de la province à avoir disposé d’un tel tribunal, et se termine l’année où se produisent des incidents marquants dans deux écoles de réforme de filles.
L’auteure commence par exposer l’élaboration du système de justice concernant les jeunes délinquants à partir des premières lois, au xixe siècle, jusqu’à la création de la Cour juvénile de Montréal. Elle souligne un trait distinctif de la province de Québec : c’est à des communautés religieuses que l’État confie le soin de ces jeunes. Pendant une quarantaine d’années, on se contente d’incarcérer les moins de 16 ans dans des lieux différents des prisonniers adultes et d’employer des méthodes de réforme axées sur la religion et le travail.
Le chapitre 3 analyse le discours sur les jeunes filles modernes tenu de 1910 à 1945. À cette époque, un nombre grandissant d’adolescentes de la classe ouvrière entrent sur le marché du travail vers l’âge de 14 ans, et leur modeste salaire leur permet de profiter des loisirs commercialisés qu’offre la grande ville. Les réformistes et les experts sociaux appréhendent un glissement vers la prostitution, tandis que les ténors nationalistes s’inquiètent d’une indépendance qui mettrait en péril les valeurs familiales, fondements de la nationalité canadienne-française.
La Loi de 1908, qui entraînera la création de la Cour des jeunes délinquants de Montréal (CJDM) quatre ans plus tard, considère ces jeunes non comme des criminels, mais comme des enfants en difficulté qui ont besoin d’une aide passagère. La méthode prônée est celle de la probation et du maintien de l’enfant en milieu familial, sous la surveillance d’un officier de probation (OP). Deux changements majeurs marquent cette nouvelle ère. D’abord, le rôle accru des femmes : au Québec, elle ne peuvent accéder à la fonction de juge comme dans le reste du Canada, mais elles s’impliquent à titre d’officières de probation, de membres des comités qui conseillent le juge et de directrices du Girls’ Cottage Industrial School. Ensuite, le caractère professionnel que prend le travail social accompli en ce domaine, notamment par la communauté juive de Montréal.
À partir du chapitre 5, l’auteure exploite un échantillon de dossiers de la CJDM pour savoir quels critères servaient à classer une adolescente dans la catégorie « délinquante ». La comparaison des délits reprochés respectivement aux garçons et aux filles révèle la volonté des parents de contrôler la sexualité de ces dernières (la désertion, en particulier, est jugée plus grave pour les filles) et de maintenir leur autorité en exigeant d’elles la remise de leur salaire en plus de l’accomplissement des tâches domestiques.
L’auteure analyse ensuite les rapports des OP pour reconstituer les expériences sexuelles des jeunes délinquantes (dont l’âge limite est porté à 18 ans en 1942) telles que racontées par les intéressées et interprétées par les OP en termes d’immoralité. C’est là que l’ambivalence entre les mesures de protection et de punition lui semble le plus évidente. Même si des filles sont victimes d’un abus sexuel, elles doivent absolument jouir d’une réputation irréprochable, confirmée par un hymen intact, ou se présenter comme des victimes sans défense pour se gagner la sympathie de la Cour et éviter un séjour à l’école de réforme.
Le dernier chapitre porte sur les méthodes de réhabilitation. Il est presque entièrement consacré à l’expérience du Girls’ Cottage Industrial School, fondé en 1915 pour les filles protestantes et anglophones, et qui se voulait une maison de formation (training school) à caractère familial, et non un couvent ni une prison. Il ne comporte que de brèves comparaisons avec l’école de réforme Notre-Dame de Lorette, dirigée par les Soeurs du Bon-Pasteur de Montréal, toujours au détriment de cette dernière. L’auteure mentionne la résignation de la plupart des filles, mais se montre surtout sensible aux manifestations de révolte. Le livre se termine donc avec la mutinerie qui se produit à Notre-Dame de Lorette en 1945 et par une escapade des filles du GCIS qui entraîne la fermeture de cette maison en 1946, ce qui est une façon de souligner l’urgence de moderniser ces « prisons pour enfants ».
Tout au long de cet ouvrage, l’analyse de genre ressort clairement. D’abord, dans le caractère discriminatoire de la Loi des jeunes délinquants, en particulier l’amendement de 1924 relatif à l’immoralité sexuelle, qui concerne essentiellement les filles. Ensuite, dans le discours des experts qui trouvent normale la passivité féminine et culpabilisent les mères pour les écarts de conduite de leur fille. Enfin, l’auteure montre que le rôle important joué par les féministes maternalistes, les officières de probation et les directrices du GCIS n’a nullement créé un sentiment de solidarité entre ces femmes et les adolescentes dont elles s’occupaient. Toutes ces intervenantes ont contribué à entretenir une notion genrée de la délinquance.
Les recherches de l’auteure se sont arrêtées au seuil des maisons du Bon-Pasteur. De ce qui se passe derrière ces murs, elle n’a perçu que le contenu des documents officiels et les échos de l’agitation de 1945 racontée dans les journaux. Or, pour comprendre les sentiments des filles, la meilleure source d’informations consiste dans les dossiers que leur consacraient les responsables de ces établissements. L’auteure n’en fait pas mention. Peut-être ces archives sont-elles inexistantes ou inaccessibles pour la région et la période étudiées ? De tels dossiers, soigneusement conservés par les Soeurs du Bon-Pasteur de Québec, révèlent, à côté de cas propres à faire dresser les cheveux sur la tête d’une historienne féministe, d’autres concernant des adolescentes qui trouvent un substitut maternel dans la personne d’une religieuse, la protection contre un père incestueux et la possibilité d’acquérir un minimum d’instruction. Cela permet de nuancer l’idée très sombre que l’on se fait habituellement de cette oeuvre.
Ces archives confirment aussi ce que les dossiers de la CJDM ont révélé : qu’une grossesse hors mariage représentait une catastrophe pour les familles québécoises de ce temps. Ce que l’auteure qualifie de fautes mineures (désobéissance et sorties tardives) étaient vues par les mères comme les signes prémonitoires d’une sexualité active. Aussi faisaient-elles interner leur fille « avant que le grand malheur arrive ». L’auteure note qu’il n’était pas inhabituel à cette époque qu’une femme se marie enceinte. Mais même ces « mariages obligés » entachaient la réputation des familles, en plus d’hypothéquer les chances de bonheur conjugal, comme on peut le lire dans les courriers du coeur des années 1950 et 1960. À moins que les moeurs aient été fort différentes entre Montréal et le reste de la province ?
Le livre de Tamara Myers retiendra l’intérêt de la communauté historienne, à la fois par ce qu’il nous apprend de neuf sur le GCIS et les activités sociales de la communauté juive, et parce qu’il confirme l’utilité du concept de genre pour enrichir l’analyse historique.