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Ce collectif est le troisième dans une série dirigée par Silvia Marzagalli, auteure d’une étude magistrale sur le commerce bordelais. Les vingt textes rassemblés ici livrent aux lecteurs les résultats d’un colloque tenu il y a cinq ans à Paris. Les contributeurs, tous spécialistes de l’expansion européenne et des mondes coloniaux de l’époque moderne, posent ensemble des questions quant aux liens entre la gouvernance de territoires lointains et la construction et la diffusion de savoirs sur ces mêmes espaces d’outre-mer. Charlotte de Castelneau-L’Estoile et François Regourd signent une introduction fort efficace qui évoque le moment historiographique donnant l’impulsion à cette réflexion, ainsi que la volonté comparatiste qui la sous-tend. Ils soulignent notamment la possibilité d’une convergence fertile entre l’histoire des sciences et l’histoire politique. Alors que la première se « déseuropérise » tranquillement depuis la parution en 1967 de l’article « The Spread of Western Science » de George Bassala, Science, 156,3775 (mai 1967), et alors qu’elle s’ancre de plus en plus dans des contextes d’impérialisme ou de colonisation, l’histoire des sciences gagnerait, selon eux, à contempler plus directement les modalités concrètes de l’exercice du pouvoir colonial. Quant à l’histoire politique, qui se renouvelle tout autant, entre autres par l’abandon de trames téléologiques qui se déplacent depuis un « centre impérial » vers des « périphéries coloniales », elle s’enrichit tout autant, selon eux, lorsqu’elle s’attarde davantage au rôle des savoirs dans la constitution du pouvoir, et lorsqu’elle s’inspire de certains acquis de l’histoire des sciences, tel le constat de l’importance des réseaux.
Les lecteurs nord-américains trouveront dans Connaissances et pouvoirs une excellente porte d’entrée vers une histoire en construction. Des références toutes aussi récentes que difficiles d’accès, publiées surtout en Europe et en Amérique latine, fourmillent dans des notes en bas de page qui auront à elles seules une valeur inestimable. Pour les chercheurs oeuvrant plus particulièrement sur l’Amérique française, la prépondérance de textes portant sur des contextes espagnols (dont trois écrits en espagnol) ou portugais constitueront un bon point de départ pour d’éventuelles comparaisons, qu’il s’agisse des premières « découvertes », du rôle des religieux, missionnaires ou non, dans la connaissance ou la gestion du territoire, ou encore d’enquêtes et de projets d’État d’envergure. Jean-Michel Sallmann nous rappelle d’ailleurs dans sa conclusion que les réseaux de connaissances balisés par les Portugais depuis le xve siècle, et par les Castillans depuis le début du xvie (traités ici entre autres par Francesc Relaño et par Francisco Bethencourt) forgent un capital intellectuel qui sera exploité plus tardivement par les Français, Britanniques et Hollandais, et ce, en dépit de la politique portugaise du secret.
Certains textes transcendent dans la même veine les bornes d’un seul espace colonial. À partir de sources largement inédites, tirées d’archives espagnoles, mexicaines et portugaises, Mickaël Augeron révèle les nombreuses « complicités », parfois « forcées, parfois voulues » (p. 61) qui ont appuyé les expéditions huguenotes transatlantiques de la seconde moitié du xvie siècle : pilotes et puis colons ibériques, Amérindiens et enfin étrangers établis dans les colonies latino-américaines, contribueront par leur savoir aux expéditions montées par les marins huguenots à la recherche de profits.
Neil Safier relève d’autres trajectoires transatlantiques liant Français et Ibériques, plus ponctuelles, cette fois, et tissées au xviiie siècle – celle de l’envoi d’échantillons botaniques péruviens au Jardin du roi de France par des académiciens basés à Quito, et celle, reliée, de la traduction et de l’édition anonyme française des Commentarios reales (1609) de l’Inca Garcilaso de Vega. Pour Safier, l’Histoire des Incas, Rois du Perou (1744), illustre le rôle de l’imprimé dans la constitution du pouvoir impérial sur les populations amérindiennes. Si la dimension transimpériale de son argument demeure elliptique, son analyse des interventions éditoriales qui nuancent les propos originaux de l’Inca, est tout à fait suggestive.
En général, il incombe au lecteur de faire ses propres comparaisons à partir d’articles traitant de façon relativement hérmétique des cas français, portugais ou espagnols. Tout en étant un des rares auteurs à soulever la question des savoirs indigènes, par exemple, Gilles Havard se trouve certainement au diapason de ses collègues latino-américanistes lorsqu’il nous dépeint la « domestication intellectuelle » qui accompagne la transformation de territoires amérindiens en espaces impériaux. Des processus semblables sont en jeu dans trois siècles de chroniques franciscaines, évoqués ici par Mylène Péron, ou dans les efforts au xviiie siècle de cartographier les zones minières de l’intérieur brésilien, étudiés ici dans toute leur complexité politique par Claudio Damesceno Fonseca. Dans le cas de la Nouvelle-France, Havard trace l’émergence des savoirs « concrets des lieux et des hommes » qui faciliteront l’expansion française dans les Grands Lacs lorsque Jésuites, officiers militaires, traiteurs de fourrure et autres de leur trempe nomment les lieux, apprennent les langues et confectionnent tout un arsenal de cartes et de rapports.
François Regourd, de son côté, offre une mise en garde contre toute équation simpliste entre savoir et pouvoir, valable bien au-delà du contexte qui le préoccupe explicitement. Ni la véritable armée de botanistes, d’ingénieurs-géographes et de cartographes chargés d’enquêter sur la Guyane, ni les proches de l’Académie royale des sciences que le ministre français Choiseul affecte au gouvernement de l’établissement projeté pour Kourou, ne pourront empêcher l’expédition colonisatrice de 1763 de tourner au désastre. Des milliers de morts et la perte de millions de livres seront les principaux fruits de cette explosion d’érudition.
Les points de convergence et fils conducteurs que nous ne pouvons qu’évoquer rapidement ici rendent d’autant plus étonnantes, voire désolantes, les brèves remarques que consacre la conclusion de Jean-Michel Sallmann au monde colonial français. Dans les « immenses espaces de la Louisiane et du Canada », juge-t-il, il est « encore difficile de se repérer. Les Français n’ont d’ailleurs jamais dépassé le stade du premier repérage et l’on comprend bien pourquoi personne ne s’est beaucoup ému quand Louis XV abandonna les quelques arpents de glace du Canada en 1763 ou quand Napoléon vendit la Louisiane pour une bouchée de pain en 1803 » (p. 384). Voilà une boutade distraite qui est loin de concorder avec l’esprit d’enquête comparative animant ce volume dans son ensemble.