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En continuité avec l’ouvrage publié en 1999, Challenging Professions : Historical and Contemporary Perspectives on Women’s Professional Work (UTP), par Elizabeth Smythe, Sandra Acker, Paula Bourne et Alison Prentice, cet ouvrage continue d’explorer les multiples facettes de l’accès des femmes au travail professionnel, et notamment à une profession sanctionnée par des études universitaires. Ce premier livre se caractérisait surtout par des articles autonomes (biographies collectives, récits personnels, analyses de groupes professionnels) et on avait souligné justement que s’il avait révélé les principaux aspects de la problématique, une synthèse vraiment éclairante sur les plans conceptuel et historique se faisait encore attendre. Ce nouvel ouvrage cependant ne s’intéresse pas uniquement au genre et élargit la question au développement même de la formation professionnelle au niveau universitaire.
L’introduction des directrices cible sept questions qui rassemblent les articles proposés, dans la problématique globale d’examiner les processus qui ont implanté dans les universités les principaux cheminements professionnels. Après quoi ? Quand ? Pourquoi ? Comment ? Par qui ? Pour qui ? Contrôlé par qui ? Les différents programmes professionnels ont-ils fini par être administrés dans les universités ? Toutes ces questions ne sont pas traitées également et dans tous les chapitres, mais un chapitre théorique éclairant, de Bob Gidney, permet de saisir la complexité de cet ensemble d’études particulières. Gidney démontre que le passage de la formation traditionnelle (on the job training) à la formation universitaire, quelque part au tournant du xxe siècle pour les principales professions, a discrédité en quelque sorte les modèles de formation en usage auparavant, et que ce discrédit s’est trouvé nourri par le rôle des professeurs d’université dans la recherche historique, qu’elle ait été effectuée par les professionnels eux-mêmes ou par les « experts » des sciences de l’éducation. Accessoirement, il démontre que la grande quantité de recherche effectuée en éducation, notamment sur les processus d’apprentissage, a eu peu d’effets sur la formation professionnelle universitaire et qu’on a continué à valoriser, aux dépens de la formation pratique, les savoirs théoriques qui sous-tendent l’exercice des professions. La re-conceptualisation de la formation professionnelle, en préférant la « science » à la « technique », a suscité de nouvelles tensions entre les deux types de savoir, tensions qui ne sont pas encore résolues au début du xxie siècle. Les « faits » qui sous-tendent cette interprétation sont choisis principalement dans l’histoire de la formation professionnelle des universités ontariennes, mais les notes infrapaginales font état des études principales qui ont été faites au Québec.
Toutefois, il semble que ce chapitre stimulant l’aurait été davantage si l’auteur avait pu pousser l’analyse plus loin en démontrant par exemple que cet envahissement de l’université par les multiples programmes professionnels avait contribué à la transformation globale des universités qui ont adopté de plus en plus le modèle historique développé par les universités américaines et a lancé les universités canadiennes vers le statut d’entreprise. Elles deviennent, selon la terminologie de Michel Freitag, des « universités fonctionnelles », diminuant de ce fait le rôle de la connaissance, comme réalité transcendantale, importante en dehors de toute application, et par conséquent l’influence des facultés des Arts et des Sciences traditionnelles. Malgré ce bémol, la lecture de ce chapitre est passionnante !
Les chapitres subséquents proposent des aperçus éclairants sur les clientèles et les formations de plusieurs programmes professionnels de niveau universitaire. Le premier de ces chapitres n’aborde pas du tout la question du genre puisqu’il concerne l’établissement de la première faculté de théologie en Ontario, sous l’angle de la formation pratique qui était exigée des futurs pasteurs anglicans, profession alors rigoureusement masculine. William Westhall démontre que dans le désir d’obtenir des pasteurs dotés d’un diplôme universitaire, l’évêque Strachan a sabordé l’institution pratique qui avait été mise en place à Coburg de 1852 à 1862.
Cathy James démontre avec clarté comment les responsables de la formation universitaire en service social ont eu tendance à discréditer le savoir « féminin », issu de la pratique des travailleuses sociales formées par les organismes qui avaient été mis sur pied dans le vaste mouvement de réforme sociale qui envahit l’Amérique du Nord au début du xxe siècle. Il est cependant curieux qu’elle ne fasse pas mention d’une recherche de James Struthers : « “Lord, Give us Men !” Women in Social Work in English Canada 1918-1950 », paru dans le Journal de la Société historique du Canada en 1983, où on apprend que pour obtenir des cadres masculins, les responsables étaient parfois disposés à sacrifier la formation universitaire des étudiants en service social.
Le chapitre signé par Wyn Millar, Ruby Heap et Bob Gidney est rempli d’informations passionnantes sur la clientèle des écoles de médecine, de génie et d’art dentaire durant la première moitié du xxe siècle. Plusieurs idées reçues sont contredites et les auteurs démontrent à quel point les clientèles de ces trois écoles, négligées par toutes les études précédentes sur le développement de l’Université de Toronto, sont constituées de cohortes différentes des facultés traditionnelles. L’approche comparative de trois écoles distinctes oblige ainsi à nuancer toute généralisation sur l’histoire de l’université et démontre l’affirmation proposée plus haut que la formation professionnelle a contribué à transformer l’université.
Le chapitre de Ruby Heap et Ellen Scheinberg s’intéresse plus spécifiquement à la question du genre, car il examine la présence des filles dans les programmes de Sciences appliquées entre 1939 et 1950. Utilisant l’approche qualitative, il démontre que toute tentative de reconstituer les progrès des étudiantes dans les secteurs catégorisés « masculins » doit aller au-delà des seules données quantitatives. Il démontre aussi que le milieu universitaire était beaucoup plus ouvert que le milieu professionnel à la présence des femmes, au moment où celles-ci pénétraient, par petits groupes, dans l’univers des sciences appliquées.
Alison Prentice signe un article moins strictement rattaché à la problématique de l’ouvrage, puisqu’elle s’intéresse aux femmes qui deviennent professeur d’université dans les domaines de la physique et de l’histoire. Mais comme l’indique le titre, c’est justement l’aspect professionnel de leur carrière qu’elle a tenté de découvrir par des entrevues avec les femmes qui ont oeuvré dans ces deux domaines. Curieusement, la physique a semblé plus « ouverte » que l’histoire à l’origine, mais par la suite, l’entrée des femmes en histoire s’est faite plus facilement qu’en physique.
Jean Mackenzie Leiper examine les expériences des étudiantes en droit de plusieurs facultés ontariennes, sous l’angle de la classe et du genre. Elle observe que ce milieu de formation est lent à se défaire de sa séculaire tradition de « society of learned gentlemen ».
Deux chapitres examinent deux professions traditionnellement féminines et abordent des questions plus étroites. Linda J. Quincy analyse l’impact des infirmières volontaires, durant la Première Guerre mondiale, sur le développement de la profession d’infirmière. Tracey L. Adams rapporte l’évolution de la profession d’hygiénistes dentaires en Ontario, laquelle, apparue dans la faculté d’art dentaire, a été mutée au niveau du « vocational college » durant les années 1970. En quête de statut et d’autonomie, les hygiénistes dentaires travaillent en ce moment à transformer leur formation en baccalauréat. Toutefois, on comprend mal pourquoi les directrices ont choisi d’inclure dans leur ouvrage un chapitre sur le « birth control » aux Indes durant les années 1930. Cette problématique, par le caractère hautement controversé à l’époque, est plutôt éloignée de l’ensemble du volume.
En dépit de la variété des perspectives adoptées, cet ouvrage ouvre d’intéressantes perspectives de recherche. On ne peut que regretter que de telles études n’aient pas encore été entreprises au Québec, ailleurs que dans le champ du domaine paramédical, par les études de Nadia Fahmy-Eid. Des études particulières sur la médecine, le droit, le service social, entre autres, sont en ce moment disponibles et une vue d’ensemble sur la situation québécoise permettrait de vérifier si les constats observés au Canada anglais se retrouvent au Québec.