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L’histoire environnementale s’interroge sur la dynamique des interactions entre la société et son milieu, sur les plans matériel, organisationnel et symbolique. La désignation du champ est relativement neuve, les praticiens s’accordant pour lui donner un peu plus de trente ans[2]. Au Québec, peu se sont revendiqués de cette appellation. Sans nous engager dans une chasse aux précurseurs, reconnaissons que des travaux, parfois très anciens, relevant tantôt de la géographie historique, tantôt de l’histoire économique et sociale, des études urbaines ou des sciences naturelles, s’intéressent aux rapports sociaux à la nature et les appréhendent dans une perspective diachronique[3]. Là où l’histoire environnementale affirme sa nouveauté, c’est dans son traitement de l’environnement qui cesse d’être uniquement un ensemble de caractéristiques physiques à l’arrière-scène des changements sociaux et économiques et qui devient un objet où s’imbriquent l’analyse du changement social et celle de la transformation des milieux biogéophysiques. L’abondante historiographie de l’exploitation et de la mise en valeur des ressources naturelles, des modalités d’occupation du territoire et de la transformation du paysage doit alors être complétée par des travaux où sont étudiés les changements des régimes de représentation de la nature en rapport avec les transformations environnementales, que celles-ci résultent ou non de l’action humaine. L’histoire environnementale ouvre alors de nouvelles perspectives pour cerner les enjeux contemporains entourant les modifications du milieu, pour comprendre les conflits récurrents sur l’allocation et la protection des ressources et pour saisir la complexité et l’historicité des représentations et des usages sociaux de l’environnement. Ce numéro thématique de la Revue d’histoire de l’Amérique française illustre une telle richesse, que ce soit en fonction de la diversité des terrains sondés, des problématiques articulées ou des méthodes mobilisées par les praticiens de l’histoire environnementale.
La diversité des terrains de cette historiographie en construction se comprend en fonction des temporalités et des espaces étudiés. Fille de son temps, l’histoire environnementale, bien que née dans la mouvance environnementaliste des années 1970, ne saurait limiter ses intérêts à la seule « crise » environnementale contemporaine. Certes, l’intensification de l’exploitation des ressources naturelles et la généralisation des phénomènes de pollution industrielle font des transformations écologiques récentes un terrain d’études privilégié. Si certains se plaisent à voir dans l’histoire environnementale un effet de mode, ne lui nions pas la capacité de dégager l’historicité des enjeux contemporains. Ainsi pouvons-nous voir dans des articles ici présentés une mise en scène de la catastrophe naturelle et sa mobilisation dans l’espace public à l’époque de la Nouvelle-France, ou encore une sensibilité, chez les premiers occupants des îles du Saint-Laurent, à la capacité du milieu de se régénérer. Ces deux études démontrent également que l’étude des rapports sociaux à l’environnement peut prendre appui aussi bien sur le temps court du cataclysme que sur la longue durée de l’adaptation humaine au milieu à travers les contextes de civilisation[4]. Mais là où nous souhaitons surtout attirer l’attention des lecteurs, c’est vers l’appréciation complexe du fait naturel que propose l’histoire environnementale et vers la multiplication conséquente des terrains d’études. Que ce soit l’effacement de ruisseaux dans un environnement bâti en milieu urbain, l’inscription de rivières dans une infrastructure militaro-industrielle, la domestication littéraire d’un milieu sauvage et de ses habitants ou l’industrialisation d’une forêt colonisatrice, les études ici rassemblées révèlent le caractère construit et hybride d’un environnement pluriel. Loin de privilégier la « nature sauvage » – la wilderness américaine –, exempte des distorsions anthropiques, ou un milieu rural qui, bien que modifié écologiquement, serait garant d’une nature distante de la civilisation machiniste[5], les praticiens de l’histoire environnementale ont abandonné la thèse dite du déclin – une approche originelle caractéristique du champ qui postulait implicitement l’existence d’un paradis perdu et dénonçait toutes perturbations écologiques résultant de l’action humaine – pour plutôt s’intéresser aux modalités d’imbrication du culturel et du naturel dans le paysage[6]. Même si l’intervention humaine sur le milieu biogéophysique ne conduit pas nécessairement à une dégradation de l’environnement, le paysage n’en porte pas moins la marque indubitable et, souvent, indélébile. Cette seconde nature étant précisément l’expression d’une culture, il s’agit alors de déconstruire ce paysage, d’en retracer les ramifications matérielles et discursives et de saisir comment l’environnement – réel et idéel – est constamment négocié et reconstruit. Il faut reconnaître enfin, que ni l’appréhension de la nature, ni ses manifestations ne vont de soi. La nature, pas plus que la culture, ne se prête à une définition aisée.
En réalisant la difficulté de distinguer clairement les sphères humaines et non-humaines et en appréhendant le rôle de la nature dans la légitimation d’un ordre social, nous voyons se profiler une série de problématiques autour de cette notion polysémique. Instrument de domination, autant dans ses formes discursives que matérielles, la nature – ainsi articulée – posséderait pour certains une puissance analytique aussi importante que peuvent avoir les concepts de classe, de race ou de genre. En effet, il appert que la nature est constamment un enjeu de lutte, que ce soit en tant que ressource à acquérir, territoire à accéder ou représentation à imposer dans l’espace public[7]. Délimiter ce qui relève du culturel et ce qui relève du naturel est précisément l’expression de rapports de forces[8]. Certains insistent alors pour mettre en évidence la dimension normative de la nature et revendiquent son intégration au concept de pouvoir pour démontrer qu’il s’agit bien d’une force active du changement social et économique. D’autres y voient là un mimétisme s’arrimant trop étroitement sur les modèles développés par l’histoire sociale ou l’histoire des genres et qui aurait pour conséquence de limiter l’histoire environnementale à de l’analyse de discours. S’ils reconnaissent que le genre, les classes et l’ethnie participent au façonnement des rapports sociaux à la nature, ils proposent de fonder plutôt l’originalité de l’histoire environnementale sur l’étude des fondements matériels – biogéophysiques et écologiques entendons-nous – des changements sociaux analysés[9]. L’histoire environnementale chercherait alors dans les transformations du milieu, les fondements de sa méthode et de sa contribution historiographique, pour démontrer que la nature est un agent actif du façonnement du passé[10]. Ainsi l’histoire ferait-elle des phénomènes écologiques un acteur à part entière pour saisir comment l’environnement, dans ses manifestations contingentes, module des faits sociaux, de la même manière que l’action humaine façonne le paysage.
Nous ne chercherons pas ici à résoudre le débat, mais soulignerons l’intérêt d’analyser les interactions réciproques entre l’environnement et la société, et de voir comment l’étude de ces deux entités repose sur des méthodes et des sources communes. En effet, il serait vain de s’attaquer à un objet aussi complexe que le changement environnemental en se privant des pratiques de disciplines voisines en sciences sociales et de celles, moins fréquentées, des sciences naturelles[11]. Champs de recherche carrefour, l’histoire environnementale parvient à surmonter les oppositions entre les « deux cultures » par sa propension à combiner sciences humaines et sciences naturelles[12]. À défaut d’offrir une synthèse équilibrée qui traiterait symétriquement des trois éléments – matériel, institutionnel et idéel – de la narration de l’histoire environnementale, la plupart des articles ici rassemblées les abordent tous mais en privilégient un. Tout en puisant dans un matériau « dur », ils proposent une lecture critique du savoir naturaliste. Enfin, on notera la mise à contribution de spécialistes de la géographie physique, de la géographie historique, de l’anthropologie, des études urbaines, de l’histoire des sciences et de l’histoire publique.
Les articles de ce numéro thématique de la RHAF présentent de nouveaux objets – le tremblement de terre, la reforestation, la rivière, le guide indigène, les eaux usées – qui donnent prise sur des enjeux touchant les inégalités sociales et culturelles – les injustices environnementales, la continentalisation de la socio-économie québécoise, ou la formation de l’État et de son territoire. Une longue liste de desiderata pourrait clore cette introduction en indiquant des thèmes qu’il reste à traiter en regard des avancées de l’histoire environnementale ailleurs dans le monde. Il suffit de constater que l’Amérique française constitue en soi un vaste terrain à sonder en histoire environnementale, ne serait-ce que parce que, fait de culture et de société à géographie variable, elle demeurera difficile à cerner sur le plan écologique.
Appendices
Note biographique
Stéphane Castonguay
Il est titulaire de la Chaire de recherche du Canada en histoire environnementale du Québec et membre du Centre interuniversitaire d’études québécoises à l’Université du Québec à Trois-Rivières. Il est l’auteur de plusieurs articles sur l’histoire des sciences agricoles et écologiques, sur les politiques de la recherche au Canada ainsi que sur la mondialisation des phénomènes écologiques. Il a publié Protection des cultures, construction de la nature. L’entomologie économique au Canada 1854-1959 (Septentrion, 2004) et, en collaboration avec Camille Limoges, François Blanchet, Tome I. L’étudiant et le savant (VLB éditeur, 2004), et dirigé la publication du collectif Positionner le Québec dans l’histoire environnementale mondiale (Nota Bene, 2006).
Notes
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[1]
René Hardy et Christine Hudon ont commenté des versions préliminaires de cette introduction. Je remercie également la directrice de la RHAF et son comité de rédaction d’avoir ouvert les pages de leur revue à ce « front pionnier de l’histoire », Jacques Le Goff, « Préface », dans Robert Delort et François Walter, Histoire de l’environnement européen (Paris, Presses Universitaires de France, 2001), iii.
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[2]
Sur les origines du champ, ses livres fondateurs et leur contexte de production, voir Richard White, « American Environmental History : The Development of a New Historical Field », Pacific Historical Review, 54,2 (1985) : 298-301. J. R. McNeill nous offre un portait exhaustif du champ. J. R. McNeill, « Observations on the Nature and Culture of Environmental History », History and Theory, 42,1 (2003) : 5-43.
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[3]
Pour un bilan de l’histoire des rapports sociaux à la nature du Québec contemporain, voir Stéphane Castonguay, « Faire du Québec un objet de l’histoire environnementale », Globe, 29,1 (2006).
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[4]
Sur les durées en histoire environnementale, voir François Walter, « L’historien et l’environnement : vers un nouveau paradigme », Nature, Sciences, Sociétés, 2,2 (1994) : 31-39. À cette diversité de temporalités, il faut bien sûr joindre celle des échelles spatiales. Voir Dan Flores, « Place. An Argument for Bioregional History », Environmental History Review, 18,4 (1994) : 1-19 ; Jean-Claude Robert, « L’histoire environnementale et l’historiographie du Québec », Globe, 29,1 (2006) ; Richard W. Judd, « Writing Environmental History from East to West », dans Ben A. Minter et Robert E. Manning, Reconstructing Conservation : Finding Common Ground (Washington, Island Press, 2003), 19-31.
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[5]
William Cronon, « The Trouble with Wilderness ; or, Getting Back to the Wrong Nature », dans William Cronon, dir., Uncommon Ground. Rethinking the Human Place in Nature (New York, Norton, 1995), 69-90.
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[6]
Simon Schama, Landscape and Memory (New York, Vintage Books, 1995).
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[7]
David Arnold, The Problem of Nature (Oxford, Blackwell, 1996).
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[8]
Ted Steinberg, « Down to Earth : Nature, Agency, and Power in History », Journal of American History, 107,3 (2000) : 798-820.
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[9]
Ellen Stroud, « Does Nature Always Matter ? Following Dirt Through History », History and Theory, 42 (décembre 2003) : 75-81. Ces propos, récemment énoncés dans un numéro thématique de la revue History and Theory, reprenaient les termes d’un débat présenté quelque quinze ans auparavant lors d’une table ronde et repris dans un autre numéro thématique, cette fois dans le Journal of American History, 76,4 (1990) : 1087-1147.
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[10]
Donald Worster, « Seeing Beyond Culture », Journal of American History, 76,4 (1990) : 1142-1147.
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[11]
C’est ainsi que la climatologie, par exemple, Emmanuel Le Roy Ladurie, Histoire humaine et comparée du climat. Canicules et glaciers. XIIIe-XVIIIe (Paris, Fayard, 2004), et la dendrochronologie, par exemple, E. Corona, « Xylology and Forest History », et M. P. Cohen, « Bristlecone Pines and Tales of Change in the Great Basin », dans Mauro Agnoletti et Steve Anderson, dir., Methods and Approaches in Forest History (Oxon, CAB International, 2000), 233-240, 241-250, pour ne nommer que celles-là, ont rejoint les sciences auxiliaires de la pratique historienne.
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[12]
Donald Worster, « The Two Cultures Revisited : Environnmental History and the Environmental Sciences », Environment and History 2,1 (1996) : 3-14. Sur le dépassement nécessaire de la séparation entre les sciences de la nature et celles de la culture, voir Philippe Descola, « L’anthropologie de la nature », Annales HSS, 57,1 (2002) : 9-25.