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Groulx réhumanisé
Le livre de Michel Bock commence par cette phrase de Lionel Groulx écrite en 1935 : « Le fait dominant de la vie française d’Amérique, au cours du siècle dernier, c’est, sans doute, sa dispersion. Le Canada français ne saurait plus se définir comme une expression géographique limitée aux frontières du Québec. » (p. 11)
La thèse de Michel Bock, dans ce grand ouvrage sur Lionel Groulx, pourrait être réduite aux conséquences d’une telle affirmation. Groulx advient à la vie intellectuelle dans le demi-siècle qui suit la Confédération canadienne, période qui voit une émigration massive – dispersion – des Canadiens français en dehors de leur implantation historique dans la vallée du Saint-Laurent : vers l’Ontario et l’Ouest canadien, vers la Nouvelle-Angleterre. Assumer ce fait dominant contraint Groulx à opter pour une conception non territoriale, non structurelle et non étatique de la nation. Une large part de son oeuvre consistera d’ailleurs à démontrer comment le Canada français est en continuité historique avec la grande aventure que fut l’Amérique française. La dispersion du fait français en Amérique s’inscrit ainsi dans le destin providentiel de cette petite nation en Amérique, comme d’ailleurs la Confédération canadienne de 1867, destin qui est celui de témoigner partout en Amérique du Nord de la civilisation française et catholique.
La fidélité de Groulx aux minorités françaises fut dès lors indéfectible. Il réprimandera George-Étienne Cartier pour ne pas avoir défendu l’école française et catholique, dès le début de la Confédération, dans la question des écoles du Nouveau-Brunswick, en 1871. Il utilisera toutes les tribunes mises à sa disposition pour dénoncer le règlement XVII en Ontario et pour mobiliser l’ensemble de la nation contre cette tentative de bloquer les plans de son expansion providentielle. Dans l’après-guerre, les néo-nationalistes et certains jeunes historiens issus de son sérail, notamment Michel Brunet, annonceront la fin du Canada français et le nécessaire abandon du poids mort qu’étaient devenues les minorités hors frontières. Groulx ne se résoudra toujours pas alors à souscrire à une nation réduite aux frontières de la Province de Québec.
Pour Michel Bock, en effet, Groulx ne saurait être le père des souverainistes d’aujourd’hui, car toute sa démarche s’inscrit contre le « provincialisme ». S’il n’est pas aussi enflammé qu’Henri Bourassa dans sa promotion d’un nationalisme canadien c’est que, pour lui, la nation est avant tout une idée spirituelle et le pacte canadien n’a de validité qu’en autant qu’il permet le déploiement de la civilisation canadienne-française. D’où d’ailleurs son flirt avec l’État français d’Amérique, immédiatement après la Première Guerre mondiale, moment où il croit que le Canada est susceptible de s’effondrer face aux forces centrifuges qui proviennent principalement du Canada anglais, moment où il cherche une autre façon politique de réaménager le déploiement de la nation française d’Amérique.
Cette thèse est relativement convaincante et on serait porté à adhérer au jugement que portaient les membres du jury lors de la remise du Prix du gouverneur général à l’essai de Michel Bock : « En analysant de façon originale un aspect négligé de la pensée de Lionel Groulx, le jeune auteur réfute solidement l’idée que les minorités doivent être considérées comme un poids mort. » Ce jugement est toutefois trompeur. On pourrait penser, à l’encontre de la thèse de Michel Bock, que le Groulx vieillissant du début des années 1960 n’a pas su bien saisir l’évolution de la société qu’il étudiait. La dispersion du Canada français hors de son foyer historique de la vallée du Saint-Laurent, qu’il annonçait en 1935, serait chose révolue en 1960, la nation s’étant à nouveau repliée géographiquement dans la vallée du Saint-Laurent. Les néo-nationalistes auraient eux mieux saisi cette transformation en redéfinissant la nation autour de l’identité québécoise.
Mais là ne réside pas, à mon avis, le grand intérêt de la thèse proposée par Michel Bock. Elle réside plutôt dans la démonstration qu’existe chez Groulx une démarche cohérente qui permet de comprendre le cheminement de sa pensée, démarche toujours utile aujourd’hui pour comprendre non uniquement les minorités françaises, mais aussi les enjeux identitaires du Québec contemporain. On sait, et Michel Bock le rappelle, que Lionel Groulx a été la cible particulière des historiens modernisateurs du Québec qui ont fait de lui le prototype d’un nationalisme dépassé, fermé et ethnique, exactement l’envers du nationalisme québécois, moderne, ouvert et civique. Le récent ouvrage de Gérard Bouchard, Les deux chanoines (Boréal, 2003), est exemplaire à cet effet. Il présente un Groulx impuissant, une sorte de monstre de la pensée indigne d’être classé dans le panthéon des penseurs de la nation. Michel Bock au contraire réhumanise Groulx, il présente une pensée qui, malgré ses contradictions, tente de déchiffrer l’aventure d’une « mission civilisatrice » à travers l’histoire du peuple français d’Amérique.
Car, pour Bock, ce qui constitue le fil conducteur de l’oeuvre de Groulx c’est la « conception organique de la nation » (p. 21). Ne concluons pas immédiatement à une conception essentialiste de celle-ci, même si certaines envolées de Groulx nous y invitent. C’est l’idée de la tradition qui, chez Groulx l’historien, construit la nation. Et comme il le dit lui-même : « À parler net, qui dit tradition, dit continuité, avance constante, enrichissement perpétuel : et, par cela même l’on ne saurait concevoir de tradition, que la tradition vivante. » (p. 102) C’est ainsi que sa critique de l’universalisme individualiste qui « réduit l’homme à un être déraciné et faisant fi du contexte national et culturel qui l’avait vu naître » (p. 92) a d’étranges similitudes avec la critique actuelle de la mondialisation néolibérale.
On touche ici il me semble l’étonnante postérité de Groulx. Honni des penseurs de l’identité québécoise, il ne cesse pourtant, un demi-siècle après la mort du Canada français, de hanter la pensée sur le Québec. C’est que sa question habite encore le Québec. Le fait de vivre ensemble sur un même territoire fonde-t-il, pour parler comme Fernand Dumont, des « raisons communes » suffisantes pour prétendre être une nationalité (Raisons communes, Boréal, 1995) ? Groulx croyait que non et qu’il fallait appuyer cette prétention dans l’histoire d’une tradition. Il n’a jamais pu se contraindre à lire l’expression de l’identité québécoise comme un pur rapport instrumental au territoire. En ce sens il eut raison, et ceux qui ont cru après lui, comme l’a rappelé récemment Jacques Beauchemin, que l’histoire était de trop (L’histoire en trop, la mauvaise conscience des souverainistes québécois, VLB, 2002), que la fin empirique du Canada français – l’évacuation des minorités du référent national – signifiait la fin de la question existentielle du Canada français ont eu tort.
C’est là l’un des grands mérites du livre de Michel Bock, rappeler que la question de Groulx reste la question du Québec.