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Ce livre est la réédition, partiellement actualisée et globalement plus fouillée, de l’une des oeuvres les plus indispensables de Marcel Trudel, L’esclavage au Canada français, publiée en 1960. Un cédérom contenant le Dictionnaire des esclaves et de leurs propriétaires au Canada français, déjà publié par le même auteur en 1990, l’accompagne. Comme dans le récent Mythes et réalités dans l’histoire du Québec (2001) où, par exemple, il réévaluait à la baisse l’action de l’intendant Talon, Trudel, historien rigoureux mais franc-tireur, se plaît à revisiter certains clichés tenaces qui s’attachent à l’histoire et à l’identité des Québécois. Il s’efforce ici de briser le tabou de l’esclavage tout en comblant un énorme vide historiographique. Il nous révèle ainsi que des années 1680 à 1834, sous le Régime français puis sous le Régime britannique, l’esclavage existait officiellement au « Québec ». « Nous qui nous sommes toujours pris pour un peuple de missionnaires et de spiritualistes », affirme l’auteur, dans une coutumière séance d’« autocritique », « nous n’arrivons pas à admettre que nous ayons connu un passé colonial semblable à celui des États-Unis » (p. 344).
Trudel a toujours revendiqué une approche objective, scientifique, parfaitement dégagée de l’idéologie. Son écriture n’est pourtant pas neutre, et la rhétorique du « nous », bien qu’assumée, le souligne assez grossièrement : « nos ancêtres », « chez nous », « notre esclavage », « notre histoire », « les esclaves d’ici », etc. (je souligne) ; une telle prose rappelle que Trudel fut un admirateur de Lionel Groulx. C’est cette même posture nationaliste qui le conduit à restreindre géographiquement son étude de l’esclavage au seul Canada – et à délaisser la Louisiane.
Bien que dépoussiéré, l’ouvrage de 1960 n’est pas totalement actualisé. Il est ainsi question des « dollars de 1960 » (p. 208-209). Certains termes désuets, voire racistes, ont heureusement disparu. Le sous-titre « Les sauvages arrivent un à un » a par exemple été remplacé par « L’arrivée des Amérindiens esclaves » (p. 23). Mais on pourra regretter que ce toilettage lexical n’ait pas été accompli de fond en comble : ainsi voit-on apparaître de-ci de-là, et sans guillemets, les termes « nègre », « négrillon », « tribu sauvage », « grande sauvagerie », etc. On note aussi une certaine pudibonderie, comme si l’auteur continuait d’avoir peur, en 2004, de choquer ses lecteurs : pour évoquer les liaisons sexuelles entre Blancs et esclaves (indiens ou africains), il parle de « débauche » (p. 255), de « folies » (p. 256), et il assène : « ne nous scandalisons pas » (p. 335) !
Pour Trudel, l’esclavage au « Québec » n’est pas une aberration puisqu’il constituait une pratique courante des puissances coloniales européennes au xviiie siècle ; mais l’historien, à raison, n’en cherche pas moins à identifier les caractères particuliers de cette institution sur les rives du Saint-Laurent. Si Louis XIV, dès 1689, a autorisé l’importation d’esclaves africains au Canada, c’est en 1709, avec l’ordonnance publiée par l’intendant Raudot, que la mise en servitude d’Indiens (souvent nommés « Panis ») et de Noirs y acquiert un caractère légal. Cet esclavage n’a toutefois rien à voir avec celui pratiqué dans les colonies continentales britanniques du Sud (Virginie, Carolines…), dans les Antilles ou même en Louisiane (pays des Illinois compris), où se développent au même moment des sociétés proprement esclavagistes. L’auteur comptabilise en effet, sur une période de deux siècles, quelque 4200 esclaves, dont 2683 Indiens et 1443 Noirs : un total « ridiculement faible » (p. 91). Cette faiblesse est liée à l’éloignement géographique du Canada par rapport au marché antillais et plus fondamentalement à l’absence d’impératif économique. L’esclave est « une bête de luxe » (p. 116) ; en acquérir relève d’« une manie somptuaire » (p. 142).
L’estimation de Trudel (4200 esclaves), qui s’en tient strictement à la documentation disponible – forcément lacunaire, comme il l’admet justement (p. 91) – peut paraître conservatrice. Selon l’historien Brett Rushforth (« ”A Little Flesh We Offer You“ : The Origins of Indian Slavery in New France », William and Mary Quarterly, LX,4 (2003) : 777-808), la population servile n’aurait pas été loin de correspondre à 5 % de la population totale de la colonie laurentienne, soit plusieurs centaines d’individus au début du XVIIIe siècle. Rushforth soutient en outre que les esclaves, en plus d’apaiser la soif de prestige des propriétaires français, jouèrent un rôle non négligeable pour pallier le manque de main-d’oeuvre qui affectait le Canada.
Trudel parle de l’« affection réciproque des maîtres et des esclaves » (p. 180) et qualifie même l’esclavage canadien de « familial » (p. 330). Cet adjectif ne s’applique sans doute pas à toutes les situations et ne rend pas compte du déracinement ou de la marginalité de nombreux esclaves, mais force est de constater que les Africains et les « Panis » du Saint-Laurent ne subissent pas la violence des maîtres inhérente aux sociétés esclavagistes.
De façon salutaire, Trudel pourfend aussi le tabou du métissage. La partie sur les unions mixtes (chapitres 10 et 11) est d’ailleurs l’une des plus « augmentées » en regard de l’édition de 1960. Ces unions ont lié des Canadiens à des Indiennes mais aussi, ce qui est plus original, des Canadiennes à des Noirs.
Il aurait été bon de mettre en perspective la fluidité socioculturelle ainsi décrite – grande autonomie des esclaves, bienveillance des maîtres, métissage… – en la comparant plus systématiquement avec la situation louisianaise (travaux de Gwendolyn Midlo Hall, de Thomas N. Ingersoll, de Cécile Vidal, etc.). Cette maîtrise incomplète du champ historiographique est plus flagrante encore pour tout ce qui relève de l’histoire des Autochtones. Trudel note très justement que les sociétés indiennes étaient esclavagistes avant l’arrivée des Européens mais on aurait aimé qu’il approfondisse l’étude du complexe culturel autochtone de la guerre de capture, de l’adoption et de la servitude. Signalons à cet égard l’absence de référence aux travaux de D. K. Richter, de W. A Starna et R. Watkins et de R. Viau consacrés aux Iroquoiens. Par ailleurs on était en droit d’attendre une réflexion plus poussée sur l’origine exacte des « Panis ». Trudel aurait pu utilement s’appuyer sur la carte de Marquette de 1673-1674 ou sur celle de Jean-Baptiste Louis Franquelin, qui distingue en 1688 plusieurs groupes des Plaines pouvant correspondre aux dits « Panis » : Panimaha, Panetoca, Pana, Paneake et Paneassa. Comme l’a remarqué Douglas R. Parks (dans R. J. DeMallie, dir., Handbook of North American Indians, 13 : Plains, 2001, 544), le terme « Panis », dans ses différentes variantes, renvoie non seulement aux futurs Pawnees, mais aussi à des tribus comme les Arikaras ou les Wichitas.
Au final, et en dépit de quelques réserves, on se réjouira de la réédition d’un ouvrage de référence, l’un de ceux – comme souvent avec Marcel Trudel – qui marquent l’historiographie.