L’importance que revêt le territoire aux yeux des autochtones est souvent affirmée par les discours politiques des intéressés et est parfois reconnue par les cours de justice. Le caractère essentiel des relations qu’un groupe entretient avec cet espace, pour le maintien de sa culture et pour son bien-être général, a été démontré chez de nombreux peuples algonquiens, notamment par les chercheurs en sciences sociales. Il n’avait jusqu’alors que très peu été prouvé, du moins dans des ouvrages publiés, pour le cas des Algonquins. Au pays des peaux de chagrin s’attache à réparer ce manque, avec force et conviction. Ce livre est coécrit par quatre auteurs : deux anthropologues, un médecin et un Algonquin passionné par sa culture. Deux de ces auteurs ont participé à la rédaction d’un précédent ouvrage collectif, Terra incognita des Kotakoutouemis. L’Algonquinie orientale au xviie siècle, qui porte sur la délimitation historique des frontières géopolitiques des Algonquins et qui est paru la même année et aux mêmes presses que Au pays des peaux de chagrin. Celui-ci se présente donc comme la suite d’une première thèse, où était amorcée en conclusion une étude sur la déconstruction sociale découlant des bouleversements vécus par les Kitcisakikininis, membres de la bande de Kitcisakik, depuis le xixe siècle. Au pays des peaux de chagrin reprend donc la recherche là où elle s’était antérieurement arrêtée. L’objectif de ce livre est, comme l’indique son titre, de « cerner l’occupation et l’utilisation du territoire en fonction de la transmission des terrains de chasse au sein des familles de Kitcisakik depuis le début du xxe siècle » (p. 3), en se basant sur des informations recueillies lors d’une enquête de terrain effectuée en 1999. Afin de replacer ces données dans leur contexte, le livre est divisé en trois parties. La première s’attaque au débat théorique sur le régime foncier algonquien, débat que les spécialistes connaissent comme étant la controverse « Speck contre Leacock », des noms de leurs plus fameux contradicteurs. Examinant chaque argument des deux parties, de leurs partisans respectifs et de leurs successeurs, les auteurs s’intéressent particulièrement aux modalités de transmission des terrains de chasse, aux leaders des maisonnées et à l’échange des prérogatives entre chasseurs. À la lumière des stress écologiques ayant affecté l’Abitibi-Témiscamingue au cours du xixe siècle, ils montrent l’influence de contraintes externes dans le changement du mode de production, tout en prenant en compte le système de croyances et les pratiques traditionnelles pour analyser certaines persistances. Ils font enfin le point sur la notion de « propriété » (p. 27, 103-106), étrangère à la mentalité algonquine, lui substituant celle « d’accès aux ressources » (p. 27), définie par Adrian Tanner quand celui-ci parlait de « droit d’usufruit ». Ainsi, ils replacent dans leur contexte social les usages de production et expliquent les résistances des Kitcisakikininis à céder ou à morceler leur territoire, ce qui revenait, pour ces derniers, à faillir à une « obligation d’honneur » (p. 105). Cela éclaire aussi les raisons pour lesquelles les Kitcisakikininis ont refusé, à plusieurs reprises, de voir accorder à leur communauté le statut de réserve : pour « [conserver] l’assurance que le territoire ne serait pas amoindri » (p. 107). La deuxième partie relate, à partir du début du xixe siècle, « La conquête de l’Abitibi-Témiscamingue », région du Québec où se situent la communauté de Kitcisakik et les terrains de chasse de ses membres. Sont examinés le pillage précoce (et toujours en cours) des forêts, ravagées par la coupe, les feux, la construction du chemin de fer et les privilèges considérables accordés aux compagnies et …
LEROUX, Jacques, Roland CHAMBERLAND, Edmond BRAZEAU, Claire DUBÉ, Au pays des peaux de chagrin. Occupation et exploitation territoriales à Kitcisakik (Grand-Lac-Victoria) au xxe siècle (Québec/Gatineau, Les Presses de l’Université Laval/Le Musée canadien des civilisations, 2004), 255 p.[Record]
…more information
Marie-Pierre Bousquet
Département d’anthropologie
Université de Montréal