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Le dernier livre de Marcel Bellavance aborde la question du nationalisme sous l’angle — décidément très en vogue — de l’histoire comparée. Se réclamant de l’essai, l’ouvrage entend replacer l’expérience québécoise dans le contexte occidental, surtout européen, au « siècle des nationalités ». L’auteur reproche particulièrement à l’historiographie « dominante » des Rébellions de ne pas avoir fait cet exercice et de proposer ainsi une lecture réductrice et négative de l’épisode patriote. Faisant du nationalisme un trait de la modernité à part entière, sinon fondamental, Marcel Bellavance présente la trajectoire québécoise comme un rendez-vous manqué avec l’Histoire. Le projet des Patriotes, indissociablement libéral et national, serait un exemple précoce du mouvement de libération nationale qui déferle sur l’Europe jusqu’à l’avènement de la Société des Nations. Mais, à la suite de l’échec des Rébellions, le nationalisme apolitique sur lequel se replie la « coalition cléricale conservatrice » apparaît d’autant plus marginal que les États-nations européens se multiplient après 1848 et que le droit à l’autodétermination des peuples triomphe en 1919. Cet abandon des revendications nationales, aussi précoce que singulier, cette adhésion à la « Confédération » et au paradigme de la survivance relèguent « […] la nation canadienne au rang de minorité ethnique […] » (p. 208). La crise de la conscription lors de la Première Guerre mondiale montre encore une fois combien cette démission condamnait « […] le peuple à d’incessants combats pour le respect de droits bafoués et à une interminable souffrance identitaire » (p. 33). Voilà en gros la thèse défendue dans ce livre, dont une version préliminaire paraissait dans cette revue en 2000.
Une bonne part de l’argumentation repose sur une approche comparée qu’il convient d’expliciter. L’auteur ne se contente pas de confronter la trajectoire québécoise aux mouvements nationaux européens pour en dégager un certain nombre d’éléments de convergence (chapitre 1). Il entend vérifier s’il existe plus qu’une « […] forte probabilité de filiation entre l’objectif d’autodétermination de nombreux peuples européens et la quête d’indépendance des Canadiens » (p. 206). Il examine donc les travaux d’historiens et de « quelques théoriciens » de la nation ou du nationalisme (chapitres 2 et 3), ce qui lui permet d’établir une grille d’analyse comparative. Il n’est pas certain cependant que ce « cadre référentiel » puisse servir à « […] quiconque entreprendrait une histoire comparée des nations et du nationalisme » (p. 146). Contrairement à ce que l’auteur laisse entendre, la nation et le nationalisme font l’objet, dans la littérature scientifique, de visions beaucoup plus contrastées, parfois même ontologiquement opposées. J’ai peine à croire, par exemple, que Benedict Anderson, évoqué au passage, serait d’accord avec l’idée que la nation soit un agrégat d’éléments constitutifs, objectifs, qui ne demandent qu’à être observés empiriquement, quitte à s’enquérir par la suite de l’existence d’une conscience nationale, l’autre dimension plus subjective de la nation (notamment p. 40, voir aussi p. 118 pour le cas bas-canadien). Cette tendance à minimiser la variété ou les divergences de conception de la nation ou du nationalisme me paraît affaiblir le projet scientifique de l’auteur qui s’évite ainsi de justifier plusieurs choix de conséquence pour la démonstration.
Dans la même veine, le choix des comparaisons n’est pas anodin. Par exemple, les trajectoires du Nouveau Monde ne font pas partie de la discussion car, depuis 1760, seuls les Canadiens sont confrontés à la « domination étrangère », celle des « Anglais ». Marcel Bellavance juge donc plus pertinent d’examiner ces « peuples dominés ou dispersés de l’Europe [qui], l’un après l’autre, allaient accéder à l’indépendance » (p. 26). Non seulement des cas intéressants comme la Belgique sont assez rapidement écartés de la comparaison, mais la pertinence des Amériques et de la particularité coloniale n’est pas sérieusement débattue (je pense notamment aux travaux de Louis-Georges Harvey). En dernière analyse, l’exercice de comparaison qui articule les deux derniers chapitres du livre sert surtout à juger les élites québécoises à l’aune d’un modèle de développement propre à « tout mouvement d’émancipation nationale ». En choisissant surtout le cas des « nations sans histoire » qui accèdent au concert des États-nations, l’expérience québécoise ne pouvait qu’apparaître sous un jour favorable (les Patriotes) ou défavorable (la coalition cléricale conservatrice), pire, normale ou anormale. Derrière le luxe de convergences et de corrélations se profile en fait une interprétation qui laisse peu de solutions de rechange aux acteurs historiques, sinon que de suivre ou non la marche de l’Histoire (voir notamment p. 93).
C’est sur cette base que l’historiographie canadienne de l’épisode patriote reçoit quelques fleurs mais surtout de nombreux reproches. Si certain(e)s historien(ne)s trouvent grâce aux yeux de l’auteur (particulièrement Paquet et Wallot ou Bernier et Salé), d’autres comme Fernand Ouellet, Elinor Kyte Senior, Susan Mann et peut-être surtout Allan Greer sont critiqués sur plusieurs fronts. Dans l’ensemble, la critique porte sur la négation d’un véritable nationalisme libéral, légitime, non exclusif, essentiellement politique, dont les Patriotes canadiens auraient été porteurs. Marcel Bellavance attire avec raison notre attention sur le malaise ou la perception négative dont le nationalisme semble être trop souvent nimbé. Il est vrai que les horreurs commises à l’époque contemporaine au nom d’un nationalisme rien moins que raciste incitent à la prudence. On comprend d’ailleurs que l’auteur prenne bien soin de définir la nation comme une réalité essentiellement culturelle, faisant du nationalisme une entreprise politique de différenciation et d’affirmation de cette réalité mouvante et inclusive, entreprise historiquement datée. Du reste, Marcel Bellavance présente le nationalisme patriote comme un projet intégrateur, c’est-à-dire capable d’inclure l’autre (l’Anglais). On peut s’étonner tout de même de l’absence d’échos aux débats actuels sur la place de l’identité culturelle dans la sphère civique (notamment à l’école). D’autant plus qu’on sait très bien que ce qui apparaît comme intégration pour les uns, peut être ressenti comme assimilation par les autres (je pense au sentiment d’aliénation de la communauté anglophone québécoise face à l’enseignement de l’histoire nationale, du moins s’il faut en croire Brian Young — dans R. Comeau et B. Dionne, dir., À propos de l’histoire nationale, 1998, 57-64). Ayant enseigné à de futurs professeur(e)s dans le cadre du programme d’éducation à la citoyenneté, je m’interroge en fait sur les implications actuelles de cette nette valorisation du « projet intégrateur » des Patriotes…
Sans revenir sur les protestations du principal intéressé (RHAF, 53,4 (2000) : 603-604), je trouve la critique adressée à Allan Greer non seulement injuste mais très révélatrice d’une démarche comparative qui m’apparaît finalement plus contraignante que stimulante. Que le rôle des élites patriotes ait été sous-estimé par Greer, je le crois volontiers. Mais faut-il rejeter, dans un mouvement de balancier, l’importance de la dynamique locale dans ces phénomènes complexes et riches impliquant « la masse » ? L’ouvrage tout récent de Gilles Laporte semble indiquer que l’exercice n’est pas vain, que les têtes d’affiche patriotes ont effectivement joué un rôle dans l’agitation de certaines paroisses, mais beaucoup moins pour d’autres régions dotées d’un leadership local dynamique et plus autonome, marquées par un « agenda » qui leur était également particulier.
Le dernier chapitre de l’ouvrage aborde l’attitude des élites québécoises et canadiennes à partir du printemps des peuples. L’objectif principal serait de comprendre pourquoi les élites « cléricales conservatrices » abandonnent « les grands idéaux de leur siècle » et acceptent « pour leur peuple le statut de nation subordonnée ? » (p. 149). Mais, au bout du compte, il m’a semblé que l’auteur cherchait moins à comprendre qu’à faire ressortir à quel point celles-ci avaient manqué le bateau depuis au moins la Confédération. Une partie de l’explication repose sur la manipulation ou la supercherie dont elles se seraient rendues coupables, et ce, alors même que Marcel Bellavance reproche à Fernand Ouellet ce type d’interprétation à propos des leaders patriotes (notamment p. 181). Encore une fois, le parcours québécois est surtout posé comme anormal, conjugaison de la situation internationale et des vexations ou agressions venant du Canada anglais entre 1867 à 1918, année de l’émeute de Québec (voir particulièrement p. 199).
En somme, s’il faut saluer la perspective comparée pour laquelle cet ouvrage milite avec enthousiasme (un peu trop parfois ?), je ne suis pas convaincu que la méthodologie et l’interprétation « normalisante » qui y sont proposées se révèlent une avenue stimulante pour la recherche.