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Gérard Bouchard poursuit ici une réflexion amorcée il y a quelque trente ans autour de la notion de désarticulation dans l’histoire sociale du Saguenay, reconduite par des travaux sur l’américanité, la genèse des sociétés neuves, les imaginaires collectifs et l’expérience de l’écriture romanesque. Ces travaux l’ont mené à chercher des mythes fondateurs susceptibles d’articuler une pensée canadienne-française. Il a trouvé quantité de mythes et d’utopies, aucun véritablement fondateur, et quantité de contradictions qu’il a voulu penser. Après avoir exploré les voies théoriques du dépassement des contradictions dans Raison et contradiction. Le mythe au secours de la pensée (2003) et identifié trois types de pensée qui prétendent surmonter ces contradictions, G. Bouchard a mis à l’épreuve ses outils analytiques dans Les deux chanoines. Contradiction et ambivalence dans la pensée de Lionel Groulx (2003). Il en poursuit l’usage dans le présent volume en scrutant la pensée qui préside à la promotion de la colonisation, puis la pensée d’Arthur Buies, d’Edmond de Nevers, d’Édouard Montpetit, de Jean-Charles Harvey, avant de faire un bref retour sur les critiques formulées à l’endroit de sa précédente analyse sur Groulx.
La définition des trois types de pensée retenus est cruciale pour comprendre l’argumentation de l’auteur. La pensée radicale force et impose une cohésion en supprimant un des pôles du contradictoire et en créant une représentation homogène et fermée. La pensée organique maintient le contradictoire mais tente de l’accommoder et de l’articuler en créant un principe de résolution, un mythe efficace. La pensée fragmentaire ou équivoque maintient le contradictoire et la désarticulation dans un montage d’énoncés concurrents ou divergents où le syncrétisme annonce l’inefficacité des mythes convoqués.
Une analyse et des conclusions de cette importance commandent une attention critique à leur mesure. Mon propos portera sur quatre aspects méthodologiques – la périodisation, le choix des penseurs, le type de questions posées, le rapport entre les types de pensée et la production des mythes - et sur la raison de cette impuissance de la pensée.
La périodisation séculaire retenue – 1850-1960 – laisse tomber la période 1760-1850 où deux événements, la Conquête et la Cession puis les Rébellions de 1837 et de 1838, constituent des marqueurs aussi importants que la Révolution tranquille et posent évidemment la question de la construction même de la pensée au Québec et celle de son « impuissance » à la suite de 1760 et de 1837 et 1838. Ce choix peut avoir des répercussions sur la compréhension des types de pensée (p. 258, la Révolution tranquille, terminus ad quem, fut-elle le seul moment de levée – partielle et temporaire – de la pensée fragmentaire ?) et sur la recherche d’explications de cette pensée impuissante.
La justification du choix des penseurs tient à l’importance de ceux-ci, jaugée à leur rayonnement (p. 10). On pourrait penser que compte tenu de la « puissance » qui est demandée à ces penseurs – des systèmes de pensée « astreints à la règle de cohérence » (p. 82, 243-244), des formulations « de propositions globales » (p. 10) -, l’auteur aurait regardé du côté de penseurs autrement investis dans le politique, avec des carrières publiques durables, bref des figures de la taille de Groulx. On pense à Papineau, à Garneau, à Dessaulles, à Hector Fabre, à Asselin, à Laurendeau, si l’on ne retient que des libéraux, radicaux ou modérés, comme le fait l’auteur, sauf pour le cas de Groulx. Le panthéon constitué pose évidemment la question de la représentativité, soulevée par l’auteur à propos de Buies seulement et dont il pense qu’il fut « un intellectuel assez représentatif [mes italiques] de la pensée canadienne-française de son temps » (p. 82). Les penseurs retenus ont-ils vraiment eu comme projet premier de « penser ou de repenser la nation » (p. 10) ? La méthode utilisée par G. Bouchard ne permet pas de le dire, les thèmes retenus pour chaque auteur n’étant pas pondérés, hiérarchisés. Comment, par exemple, tous les centres d’intérêt de Harvey se subsument-ils en constantes qui, mieux identifiées et sériées, pourraient réduire la dimension fragmentaire d’une pensée et faire apparaître la voix propre, la cohérence de Harvey ? Il est intéressant d’observer que c’est chez des penseurs qu’il n’a pas étudiés que G. Bouchard trouve des formes de pensée radicale : l’assimilation chez Parent, l’annexion chez les libéraux (Papineau, Dessaulles ?), l’ultramontanisme version Laflèche, l’indépendance absolue, le refus global (p. 247-248).
Autre considération méthodologique : le type de questions posées. Le lecteur cherchera sans doute à comprendre le statut et les a priori de la question posée à propos de Buies, par exemple : « n’aurait-on pu attendre un discours plus agressif, des revendications de pouvoirs, une critique anti-impériale, une visée politique quelconque pour les Canadiens français ? » (p. 80). Au-delà de la formule rhétorique, un historien « attend-il » quoi que ce soit ? Question du même ordre relative à ces penseurs : peut-on leur demander une cohérence plus ou moins immédiate, même durant leur propre vie (p. 70), que le sociologue historien peut exiger de lui-même lorsque, des décennies plus tard, il leur pose ses questions ?
Aucun des types de pensée analysés par G. Bouchard ne mène à des mythes mobilisateurs, efficaces, non dépresseurs. Parmi ces types de pensée définis par l’auteur, quel serait celui qui pourrait mener à des mythes efficaces, porteurs, fondateurs ? Un type, une configuration de types ? Poser cette question équivaut à chercher à voir le rapport entre un type de pensée et la production de mythes efficaces et à se demander ce que serait un type de « pensée puissante ». À pensée fragmentaire, mythes fragmentés ; à pensée impuissante, mythes impuissants ? On comprendrait peut-être mieux le sens de cette pensée « impuissante » si l’auteur avait donné des exemples de pensée « puissante » en Europe, aux États-Unis, en Amérique latine. Pour comprendre le propos de l’auteur, le renversement du titre serait-il éclairant : La pensée puissante : mythes nationaux canadiens-français accomplis ? Le non-dit de cette analyse et de cet essai graviterait-il autour de cette idée ?
Le lecteur saisira rapidement que, dans cette oeuvre de maturité, les questions identifiées et posées sont irrécusables, cruciales. Qu’en est-il donc de cette « pensée impuissante », de ce contradictoire élevé au statut de mythe (mobilisateur ?) ? J’y vois une variante de « l’ambivalence » identitaire que j’ai documentée et analysée et que Jocelyn Létourneau a reprise et interprétée autrement (p. 252-253). Comment surmonter cette impuissance, ce contradictoire ? On peut certes affirmer que la thématique de « la reconquête » est plus présente dans l’histoire du Québec que celle de la survivance (p. 249, 252) – piste prometteuse qu’il faudrait documenter plus avant et thématiser. On peut faire observer que la Révolution tranquille fut « un recul des vieilles ambivalences » (p. 258) et reconnaître qu’une nouvelle pensée fragmentaire s’est imposée avec la décennie 1990 (p. 260). G. Bouchard indique en conclusion des pistes susceptibles moins de lever l’ambivalence et le contradictoire que de les comprendre plus avant. Ces pistes ne semblent pas passer par l’analyse de la pensée (impuissante ou puissante) d’autres penseurs ni par le recours à la méthode du présent ouvrage. Certaines – le rapport aux dépendances, les contradictions entre le relèvement de la nation, la « supériorité intellectuelle » et les lents progrès de l’instruction (p. 245, 255) – ont été explorées, et en particulier celle, fondamentale pour le propos de l’auteur, des raisons et circonstances de la prévalence au Québec du nationalisme culturel sur le nationalisme politique à visée souverainiste.
Une piste intéressante à suivre pour comprendre la raison de l’impuissance de la pensée se trouve peut-être dans la reprise de l’idée de désarticulation que l’auteur a explorée dans ses premiers travaux. Chose certaine, l’analyse de G. Bouchard laissera le lecteur sur un face à face qui est, me semble-t-il, le non-dit de cette ambivalence : y a-t-il un autre mythe mobilisateur que la souveraineté personnelle et politique qui soit capable de « casser la pensée circulaire », la pensée ambivalente et impuissante ? Quelle pensée ou quel type de pensée y donnerait accès ?