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Il n’est pas facile d’interpréter l’intérêt considérable que suscite récemment Lionel Groulx parmi les chercheurs. Bien qu’il ne se soit jamais entièrement absenté de notre champ de vision, les études de son oeuvre se multiplient à un rythme étonnant depuis quelques années. En 2003, en même temps que le livre controversé de Gérard Bouchard (Les deux chanoines), deux autres ouvrages, ceux de Frédéric Boily et de Marie-Pier Luneau, ont été consacrés à ce personnage qui semble déclencher autant de débats et de polémiques dans la mort que dans la vie. La fascination que nous continuons d’éprouver pour le chanoine découle peut-être de la distance qui sépare les contemporains que nous sommes de sa tradition intellectuelle, à moins que cette distance, pour reprendre une hypothèse de Boily, ne soit moins grande qu’il n’y paraît. Autrement dit, si notre regard continue de se porter vers lui, est-ce dû à l’étrangeté ou, au contraire, à la familiarité de sa pensée ? Boily et Luneau nous proposent deux études originales et stimulantes – quoique fort différentes – de l’oeuvre de Lionel Groulx, le premier cherchant à réinterpréter les fondements et les implications de son nationalisme, la seconde préférant plutôt analyser sa contribution au développement de l’institution littéraire canadienne-française. Manifestement, tout n’a pas encore été dit sur le chanoine, bien au contraire.

Après le livre de Jean-Pierre Gaboury (Le nationalisme de Lionel Groulx), publié il y a plus de trente ans, et celui de Bouchard, l’ouvrage de Frédéric Boily est le troisième à offrir une interprétation synthétique de l’idéologie de Lionel Groulx, qu’il étudie surtout à partir de son oeuvre publiée. Les résultats sont fort intéressants. L’auteur réfute la thèse (soutenue, notamment, par Esther Delisle) selon laquelle le nationalisme de Groulx serait une idéologie « racialiste » dans le sens strict, thèse qui, explique-t-il, nous empêche de prendre la mesure de l’influence qu’il exerce encore auprès des intellectuels du Québec. Bien qu’il ne faille pas nier la part (variable) de racisme et d’antisémitisme que pouvait contenir sa pensée, celle-ci aurait davantage convergé vers la conception « organiciste » et romantique de la nation qu’avait déjà développée le philosophe allemand Herder. Ainsi, la logique fondamentale du nationalisme de Groulx n’était pas « raciale » mais « culturaliste ». La nation groulxiste était analogue à un organisme ou à un être vivant et évoluait, depuis sa « naissance » à l’époque du Régime français, sous l’influence de l’environnement dans lequel elle s’était enracinée. Les premiers Français sont donc devenus, selon Groulx, des Canadiens français, évolution qu’une conception strictement raciale de la nation, en figeant dans le temps et à jamais ses caractéristiques, n’aurait pu admettre. Groulx, en dernière analyse, rendait l’appartenance à la nation canadienne-française tributaire de facteurs d’ordre culturel plutôt que racial ou biologique. En étaient membres ceux qui partageaient la tradition canadienne-française, où qu’ils fussent. Selon Boily, seule la « logique culturaliste herdérienne » permet de comprendre l’idéologie groulxiste. Dans un même ordre d’idées, l’auteur impute la xénophobie occasionnelle de Groulx, non pas à une forme quelconque de « racialisme biologique », mais plutôt à la difficulté qu’éprouvaient les Canadiens français, dans le contexte nord-américain, à assimiler les autres groupes ethnoculturels.

Boily fait aussi le point sur plusieurs autres questions, dont le rapport entre catholicisme et nationalisme dans l’édifice conceptuel du chanoine. Bien que l’auteur qualifie d’emblée ce rapport d’« ambigu », il explique pourtant avec raison que la conviction de Groulx que les nations étaient de création divine venait effectivement résoudre l’antinomie qui pouvait exister entre culture et foi, entre le profane et le spirituel (on aurait voulu, toutefois, que l’auteur développe davantage cette idée centrale du nationalisme groulxiste). L’organicisme de sa pensée faisait en sorte, également, qu’il assignait différentes fonctions aux membres du « corps » national. Ainsi, les élites jouaient le rôle de tête pensante de la nation et héritaient de la responsabilité d’agir en tant qu’éveilleurs de conscience, fonction qu’elles ne pouvaient accomplir que dans la mesure où elles recevaient une éducation nationale suffisante. Le chapitre que consacre l’auteur à la pensée politique de Groulx souligne fort justement que les historiens ont été beaucoup trop préoccupés par la question de son « séparatisme ». Groulx était, d’abord et avant tout, un nationaliste. L’organicisme de sa pensée le conduisait à définir la nation canadienne-française en marge de tout cadre territorial ou politique défini, ce qui reléguait au second plan, dans son oeuvre, la question du statut constitutionnel du Québec. Boily rejette aussi l’idée, soutenue, entre autres, par André J. Bélanger, que la pensée de Groulx était apolitique en raison du seul fait qu’elle opposait une fin de non-recevoir à la politique partisane. S’il est vrai que Groulx subordonnait le politique au national, l’évolution des Canadiens français s’inscrivait clairement dans un cadre politique, cadre qui pouvait même servir de tremplin à leur émancipation nationale, pour peu qu’on sût l’utiliser correctement.

Boily nous propose, somme toute, un ouvrage solide qui analyse de manière intelligente et nuancée l’idéologie de Lionel Groulx dans certains de ses aspects les plus importants et délicats. Mais le défi de la synthèse est grand. Il est sans doute inévitable qu’il pousse l’auteur à liquider parfois trop rapidement des questions complexes qui mériteraient peut-être un plus long développement ou une démonstration plus étoffée. Prenons, par exemple, la question de la relation entre les minorités françaises et le Québec dans l’éventualité de la rupture du lien fédéral. Boily indique que selon Groulx, « puisque la question du fait français concerne l’ensemble du Canada et une partie de l’Amérique, prôner le séparatisme constituerait un démantèlement du peuple canadien-français » (p. 123). Groulx, comme l’affirme fort justement l’auteur, dissociait le national du politique. Le cadre politique et constitutionnel dans lequel évoluait la nation était impuissant à en modifier la nature profonde (l’exemple des Franco-Américains aurait été, sur ce point, révélateur). Une lecture plus attentive de l’enquête de L’Action française qui déclencha la querelle de l’État français en 1922 – et en particulier de l’article de Rodrigue Villeneuve sur les minorités – aurait fourni quelques précisions utiles sur cette question. Il est possible aussi que l’auteur conclue trop vite, par ailleurs, que Groulx tenait « en horreur la démocratie parlementaire » et ses institutions (p. 110). Certes, le chanoine n’était pas un démocrate, mais c’était peut-être moins le parlementarisme qu’il déplorait que la politique partisane et, surtout, l’idée que le peuple, et non la Providence, était souverain. Après tout, le panthéon de Groulx incluait des parlementaires tels que La Fontaine et Bourassa qui avaient su, d’après lui, utiliser les institutions démocratiques avec sagesse et discernement. Finalement, on doit s’interroger sur l’idée que « [l]a pensée de Groulx peut être vue sur bien des plans comme une variante nord-américaine des grands courants théoriques du vieux continent » (p. 214) et en particulier de la philosophie de Herder, d’autant plus que l’auteur reconnaît lui-même qu’il est peu probable que le chanoine ait lu le philosophe allemand (p. 25). La question des influences intellectuelles de Groulx, tant européennes que nord-américaines, demeure en suspens (et déborde, ajoutons-le à la décharge de l’auteur, le cadre de cette étude).

Ce ne sont là que des reproches relativement mineurs. La partie la plus controversée de ce livre est certainement le dernier chapitre qui tente de démontrer en quoi certains aspects de la pensée de Groulx demeurent toujours présents dans l’univers intellectuel du Québec contemporain. On croyait avoir complètement rompu avec le chanoine ? Il n’en est rien, nous dit Boily. Le spectre de Groulx continue de hanter les milieux intellectuels de deux manières. D’une part, l’organicisme de sa pensée serait présent dans celle de plusieurs intellectuels des cinquante dernières années, dont les membres de l’École historique de Montréal, ainsi que Fernand Dumont et Serge Cantin, voire Charles Taylor. D’autre part, bon nombre de ces mêmes intellectuels, auxquels Boily associe même Gérard Bouchard, partageraient la conception que cultivait Groulx de l’histoire pour en faire un instrument de mobilisation nationale. Un tel rapprochement entre Groulx et l’auteur des Deux chanoines ne manquera pas d’en surprendre plusieurs. Mais on doit se demander s’il est possible d’imputer l’organicisme de ces intellectuels à l’influence de Groulx (Boily reconnaît, par exemple, que dans le cas de Taylor, cette conception des choses lui est venue d’une lecture directe de Herder). Par ailleurs, lorsqu’on compare la pensée des intellectuels contemporains que nomme l’auteur et celle de Groulx, est-il possible de déterminer la part relative des éléments de rupture et de continuité ? De telles questions n’enlèvent rien, toutefois, à cette réflexion stimulante qui ne manquera pas de provoquer de nombreux débats.

Pour sa part, Marie-Pier Luneau pose un regard très critique sur le parcours littéraire de Groulx dans un ouvrage qui diffère de celui de Boily tant par l’objectif qu’elle se fixe que par sa démarche et ses sources. En analysant environ 6000 lettres échangées par Groulx et de nombreux acteurs du champ littéraire, Luneau cherche à comprendre la façon dont cet écrivain plus que prolifique s’est hissé au sommet du monde des lettres au Canada français. Sa thèse est simple : la notoriété de Groulx ne serait pas due, nécessairement, à la qualité de ses ouvrages, mais plutôt à une stratégie consistant à cultiver habilement son propre « mythe », celui du « berger » dont l’unique préoccupation aurait été de veiller au bien-être de son troupeau, c’est-à-dire le peuple canadien-français. Luneau a recours au modèle d’Alain Viala, selon lequel deux stratégies littéraires s’offrent aux auteurs en herbe : celles du « succès » (auprès du grand public) et de la « réussite » (auprès de la critique). D’après Luneau, Groulx a emprunté la première avant de passer, tardivement, à la seconde.

En quatre chapitres correspondant à autant de tranches chronologiques dans le parcours professionnel de Groulx, Luneau brosse le portrait d’un auteur publicisant sans vergogne ses propres ouvrages, usant de procédés parfois douteux pour les écouler et réclamant critiques et commentaires auprès de ses amis et collaborateurs les plus proches. Face à la critique officielle, Groulx préférait forger une alliance avec le « petit peuple », se croyant investi d’une mission, celle de relever le sens national de son « troupeau » envers et contre la pédanterie des élites bonne-ententistes. Au début du siècle, le jeune écrivain pouvait veiller plus ouvertement au succès commercial de ses premiers ouvrages (souvent publiés à son propre compte), mais à partir des années 1920, le domaine de l’édition obtiendrait plus d’autonomie en se professionnalisant, l’obligeant, du coup, à faire montre d’une plus grande discrétion. Groulx, toujours inquiet du succès de ses ouvrages, serait plus que jamais contraint de recourir à la pseudonymie afin d’en faire la propagande. Luneau nous présente un Groulx dont le manque de transparence, pour ne pas dire l’hypocrisie, ne semblait pas le plus mignon de ses péchés : tout en se défendant, extérieurement, de s’intéresser à des questions aussi bassement matérielles que le succès commercial de ses livres, il faisait des pieds et des mains, dans les coulisses, pour en favoriser la vente et se ménager la critique.

Et il remporta le pari, conclut l’auteure. Grâce à ses propres efforts de propagande, Groulx était devenu, durant les années 1920, une vedette du monde littéraire, prodiguant conseils et encouragements aux auteurs en herbe tout en cultivant publiquement son image de créateur incorruptible et de « berger » dont l’unique souci était l’avenir des siens. Cependant, après la Deuxième Guerre mondiale, de nombreuses lézardes apparurent dans l’alliance qu’il avait cimentée avec son public. La jeune génération lui préférait dorénavant de nouveaux auteurs plus modernes, ses livres se vendaient moins bien, son âge se faisait sentir. Selon Luneau, Groulx effectua un revirement stratégique, l’auteur à succès adoptant subitement la stratégie de la réussite. Dans ses Mémoires, rédigés durant les années 1950 et 1960, il fit grand cas des honneurs et des accolades qu’il reçut, dès lors, des grands de ce monde. Mais en même temps, il comprenait bien qu’on cherchait à le classer parmi les « classiques » d’une autre époque. Son troupeau l’avait abandonné. Groulx, selon Luneau, aurait donc fort mal vieilli. Incapable d’accepter que le monde qu’il avait connu était sur le point de disparaître, il se serait réfugié dans l’amertume.

Le grand mérite de cet ouvrage – qui est écrit, par ailleurs, dans une langue vive et colorée – est d’avoir reconstitué une partie de l’histoire de l’édition au Canada français et de mettre au jour les différentes stratégies littéraires qui s’offraient aux auteurs de la première moitié du siècle, stratégies que Groulx semble avoir maîtrisées avec beaucoup de doigté pendant plusieurs décennies. Si on peut s’interroger sur le ton parfois un peu ironique de l’auteure et sur l’opposition plutôt dichotomique qu’elle établit entre les stratégies du « succès » et de la « réussite », elle utilise toutefois judicieusement une source que les historiens, malgré les nombreuses études qu’ils ont consacrées à Groulx et à sa mouvance intellectuelle au fil des ans, ont encore peu exploitée, soit sa correspondance personnelle. Un livre comme celui-ci réussit à nous convaincre que les études se limitant aux écrits publiés, « officiels », du chanoine ne permettent de brosser qu’un portrait partiel, voire imparfait de son oeuvre et de son parcours. En effet, sa correspondance nous révèle un individu beaucoup plus angoissé et humain que le mythique berger dont il cherchait lui-même à cultiver l’image. Le lecteur aurait souhaité, cependant, que l’auteure décrive plus méthodiquement l’évolution du contexte intellectuel dans lequel baignait Groulx, de même que la teneur de ses idées. Abstraction faite de quelques commentaires plutôt limités sur le caractère passéiste de sa pensée, l’idéologue, dans cet ouvrage, semble souvent s’éclipser devant le producteur de livres au sens strict.

Ces reproches n’enlèvent toutefois rien à cette étude qui prouve, avec celle de Boily, la fécondité du regain d’intérêt qu’on constate pour l’oeuvre du chanoine au sein d’une nouvelle génération de chercheurs. Ces ouvrages ont aussi le mérite de révéler quelques-uns des vides que la « groulxologie » n’a toujours pas comblés, en particulier celui qui a trait aux influences et à la formation intellectuelles de Groulx. Cette question, qui demeure entière, attend toujours sa monographie.