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Cet ouvrage, issu d’une thèse soutenue en 1997 à l’Université du Québec à Montréal, retrace l’histoire de la Jeunesse ouvrière catholique féminine (JOCF). Les grandes problématiques qui traversent la réflexion de Lucie Piché touchent à la nouveauté — ce qu’elle appelle le « potentiel novateur » — des mouvements d’action catholique spécialisée dans les années 1930, particulièrement pour les jeunes ouvrières, ainsi qu’à la question des rapports sociaux de sexe. Le premier questionnement l’amène à faire l’histoire de la JOCF, non en évaluant ses réalisations concrètes, mais en se penchant plutôt sur ce que l’expérience de l’Action catholique a pu amener à ses membres. Quant aux rapports sociaux de sexe, Lucie Piché tâche d’évaluer dans quelle mesure les membres de la JOCF les ont contestés ou endossés, selon le cas. Ces deux problématiques sont liées entre elles, en cela qu’elles sont tournées avant tout vers les changements à travers le temps, ce qui accentue le caractère dynamique de cette histoire.
Au fil d’une histoire générale de l’organisme, qui n’a pas fait l’objet de recherches historiques intensives jusqu’ici (p. 14-22), l’auteure aborde successivement les origines et la structure de la JOCF (chapitre II), sa composition sociale (chapitre III), son cheminement idéologique (cha-pitre IV), ses positions sur la condition de jeune travailleuse (chapitre V) et, enfin, ce que la JOCF a pu représenter pour ses membres, soit un moyen nouveau de s’insérer dans la sphère publique (chapitre VI). Les premiers chapitres constituent avant tout une introduction essentielle à l’histoire de la JOCF, base sur laquelle Lucie Piché a pu construire le reste de l’ouvrage, qui comporte la plus grande part d’originalité. Ainsi, elle explique comment la JOCF est passée, des années 1930 aux années 1960, du corporatisme au socialisme démocratique — avec, entre ces extrêmes, deux transitions liées à la fois aux transformations sociales qu’a connues le Québec et aux crises internes à la JOCF (p. 131-178). Une fois l’évolution idéologique de l’organisme mise en lumière, elle poursuit en analysant les positions ambiguës de la JOCF face au travail ouvrier féminin. En effet, tout en regroupant des jeunes travailleuses, la JOCF défend une vision du monde suivant laquelle « la famille constitue le point d’ancrage et les femmes, la pierre d’assise » (p. 179). On peut envisager d’entrée de jeu le type de contradictions auxquelles les membres de la JOCF vont faire face, elles qui ne répondent pas nécessairement à ce canon. Lucie Piché réussit cependant à donner de la cohérence à la question, en soulignant les aménagements et les compromis apportés à cette vision du monde qui concorde peu avec ce que vivent les jocistes. Le dernier chapitre, enfin, s’attarde à la facette éducative de la JOCF : l’éducation sociale et religieuse reçue par les jocistes, mais aussi celle qui est prodiguée par elles, sur la place publique.
En introduction, Lucie Piché insiste sur l’importance d’explorer, dans l’étude de la JOCF, les « avenues qui laissent [...] place à la transformation des rapports sociaux » (p. 9). Elle est effectivement très attentive à cerner à la fois les constantes et les éléments de changement au sein de la JOCF, son analyse fine des discours de militantes et de membres du clergé lui permettant de suivre l’évolution de l’idéologie portée par l’organisme et de la situer dans les transformations de la société québécoise durant une période clé de son histoire. Sa recherche constitue par ailleurs une nou-velle fenêtre sur l’histoire des petits centres urbains au Québec, car elle étudie un mouvement qui a eu moins de retentissement à Montréal qu’à Québec, Sherbrooke, Trois-Rivières, Chicoutimi et Joliette (p. 100). De plus, elle porte une attention particulière aux différences et adaptations régionales souhaitées par les élites cléricales au sein de la JOCF. Il fait bon de lire une étude où la vie ouvrière en dehors de Montréal occupe la place centrale ; Femmes et changement social au Québec nous rappelle que l’histoire sociale des petites villes du Québec est encore à faire.
L’auteure établit par ailleurs un équilibre adroit entre l’histoire institutionnelle et structurelle de l’organisme et celle des individus et groupes le composant, passant de l’organisation comme telle aux volontés du clergé et aux réactions des militantes. Cette manière de faire donne une idée plus globale des diverses facettes de l’histoire de la JOCF. On aurait néanmoins préféré que son regard se pose plus longuement sur la vie « ordinaire » des jocistes, de même que sur les aumôniers de sections, ce qui aurait pu être fait par une étude d’une section en particulier. Peut-être Lucie Piché est-elle ici tributaire des sources disponibles ? La quantité d’images qui figurent dans le livre donne à penser que ce n’est pas nécessairement le cas : la plupart des activités évoquées sont en effet abondamment illustrées, mais sont rarement commentées ou analysées. Or, certaines d’entre elles, par exemple cette image de deux jocistes en pèlerinage au Cap-de-la-Madeleine (p. 243) ou encore les photos de journées d’études (p. 265) et de réunions, qui donnent une impression d’atmosphère informelle au sein des sections, auraient mérité une telle attention.
Au niveau de l’approche conceptuelle, on peut se questionner sur l’usage du concept de négociation (p. 9-10). Selon l’auteure, ce concept serait utile pour comprendre l’adhésion des jeunes ouvrières à une association catholique qui, de manière en apparence contradictoire, leur permet de « s’affirmer socialement ou d’acquérir une formation qui leur est déniée par ailleurs », tout en les amenant à endosser l’idée de la différence sexuelle et de la complémentarité des rôles comme principe organisateur de la société (p. 10). L’usage de ce concept est certes intéressant pour comprendre les raisons du militantisme des jocistes, mais il est trop rapidement délaissé par l’auteure et je ne suis pas certaine qu’il s’applique absolument à la JOCF. En effet, d’abord, Lucie Piché ne donne aucunement à penser que les jocistes avaient envie de s’émanciper de l’Église ou du discours qui cantonnait les femmes à la famille — elle reconnaît même n’avoir trouvé aucune trace de censure cléricale dans les archives de la JOCF, ce à quoi l’on aurait pu s’attendre si ces femmes avaient vraiment cherché à négocier. Ensuite, y a-t-il contradiction flagrante entre le fait d’endosser le discours de la complémentarité et de la différence sexuelle, tout en s’insérant dans la sphère publique ? Au moment de la fondation de la JOCF, au début des années 1930, deux générations de féministes s’étaient succédé en tenant de tels discours. S’ils avaient encore été en vigueur au sein de l’organisme durant les années 1950 et 1960, alors que la réalité sociale était tout autre, le concept de négociation aurait pu s’avérer utile pour comprendre la persistance de l’organisme. Mais Lucie Piché relève bien, pour ces décennies, des changements dans le discours de la JOCF sur la place et les droits des femmes sur le marché du travail et dans la société en général. Globalement, il me semble que la contradiction relevée donne à penser que l’Église catholique était le seul véhicule du conservatisme dans le Québec des années 1930 et 1940, ce qui rend improbable une attitude socialement conservatrice de la part des jocistes. N’y a-t-il pas une possibilité qu’elles aient adhéré, en partie du moins, à ce courant ambiant ?
En terminant, Femmes et changement social au Québec a une grande valeur comme ouvrage général sur la Jeunesse ouvrière catholique féminine, particulièrement en ce qui a trait aux idéologies véhiculées par l’organisme des années 1930 aux années 1960. Le chapitre qui étudie le passage du corporatisme au socialisme démocratique (p. 131-178) est probablement le plus important de l’ouvrage ; Lucie Piché manie habilement les éléments de « l’air du temps » et les éléments de controverse interne pour dresser une histoire des idées de la JOCF qui est des plus intrigantes.