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Nous attendions cette étude depuis vingt ans. La voici, sous une noble couverture, aux couleurs d’ébène et de bourgogne qui évoquent ces belles reliures d’antan. À l’intérieur se dresse le bilan le plus complet à ce jour de la vie musicale sous le Régime français. Oui, nous disent les auteurs, cette vie a existé, en voici les traces débusquées dans les archives à travers le Québec. Découvertes de traités, méthodes et instructions, de partitions imprimées et manuscrites, d’instruments ; relecture de textes connus ou plus rares dans lesquels les auteurs détectent des témoignages, des noms de musiciens, d’amateurs et de mécènes, des lieux, des institutions. Un inventaire donc qui permet de reconstruire le rôle qu’a tenu la musique dans cette jeune société implantée en Amérique, à défaut de pouvoir en faire un véritable récit historique, les sources étant malheureusement trop « disparates et discontinues » pour pouvoir établir une chronologie soutenue des faits (p. 16).
Deux auteurs principaux et quatre collaborateurs sont à l’origine de ce projet. Jean-Pierre Pinson, musicologue et spécialiste de la pratique musicale (performance practice) à l’époque baroque, a dirigé durant une quinzaine d’années des recherches sur la pratique du plain-chant en Nouvelle-France. Il ouvre ici la première partie de l’ouvrage consacrée à la musique religieuse et nous fait découvrir la pratique musicale des Jésuites, des Sulpiciens, des Ursulines, des Hospitalières et celle de la Congrégation Notre-Dame, et présente l’organisation des rituels religieux tant à la Cathédrale et au Séminaire de Québec que dans les humbles églises paroissiales et les petites écoles. Deux collaborateurs complètent cette première partie : Érich Schwandt, claveciniste et spécialiste de la musique ancienne qui a longuement étudié les archives des communautés religieuses féminines au Québec, dresse un portrait complet des activités musicales chez les Ursulines et à l’Hôtel-Dieu de Québec, et Paul-André Dubois, historien et spécialiste du chant religieux en langue amérindienne, étudie la pratique religieuse dans les missions canadiennes.
Élisabeth Gallat-Morin, claveciniste et musicologue, qui a découvert en 1978 le fameux Livre d’orgue de Montréal dissimulé dans les archives du notaire Jean-Joseph Girouard (1795-1855) au Centre de recherche Lionel-Groulx, couvre le volet de la musique profane dans la deuxième partie du volume consacrée à la musique en société. Elle présente les danses, les concerts, les représentations théâtrales et les acteurs de la vie musicale : fonctionnaires, officiers, seigneurs, marchands, d’une part et d’autre part les musiciens de métier et les enseignants. Et pour montrer que cette petite société se veut un « miroir » de l’Ancienne France, elle propose un parallèle avec la société de l’Ancien Régime, particulièrement en province, à la même époque, espérant ainsi apporter une contribution au tableau d’ensemble à la pratique musicale française (p. 406). L’éminent chercheur Conrad Laforte, spécialiste de la chanson folklorique, termine cette seconde partie par une synthèse des recherches sur la chanson française de tradition orale en Amérique du Nord. Les auteurs ont confié à François Filiatrault, professeur de psychologie au cégep de Saint-Laurent et communicateur apprécié pour ses commentaires radiophoniques sur la musique ancienne, le soin de préparer les documents iconographiques et les nombreux encarts biographiques qui permettent au lecteur de situer rapidement les musiciens cités tout au long du texte. Enfin, douze annexes reproduisent des textes anciens auxquels réfère Pinson dans son analyse, un tableau chronologique des occurrences musicales retracées par Gallat-Morin et une compilation des chansons de canotiers préparée par Laforte. Les soixante pages de notes et la bibliographie qui complètent les différents chapitres témoignent du travail minutieux et de la rigueur intellectuelle des auteurs. Une discographie invite le lecteur à entendre le « paysage sonore » de la Nouvelle-France.
Au-delà cette immense compilation des faits, les chercheurs partagent leurs réflexions autour d’un certain nombre de questions soulevées en cours de route. Par exemple, Pinson s’interroge sur les témoins pour savoir « qui parle, comment et pourquoi » et sur l’ambiguïté du vocabulaire en apparence fort simple, tel ces mots « dire, chanter, chant, musique, musicien, entendre » (p. 27, 28, 29). Gallat-Morin déplore que les sources, plus abondantes et mieux conservées pour la musique religieuse, soient plus éparses en ce qui concerne l’étude de la musique profane (p. 287-288). Et Dubois n’hésite pas à questionner les concepts d’authenticité, de métissage et les lectures parfois réductrices de l’histoire, affirmant que « la musique d’apostolat nous rappelle qu’aux changements survenus dans les sociétés autant amérindiennes qu’euro-américaines a souvent présidé la loi de l’échange » (p. 279). Enfin, les auteurs soulignent dans leur conclusion que si la Nouvelle-France fut d’abord une terre de transfert, elle fut aussi un lieu de mémoire qui absorba certaines traditions de la pratique musicale baroque alors que celles-ci avaient disparu d’Europe (p. 441-446).
Nous ne pourrions terminer cette recension sans parler de l’outil de recherche exceptionnel que constitue l’index préparé avec soin par Pinson. Uniquement thématique, cet index constituera en lui-même la porte d’entrée à cette étude pour de nombreux chercheurs, je pense plus particulièrement aux historiens intéressés à compléter leurs analyses par des chronologies comparatives. Ils trouveront ici une vingtaine de sujets précis sous lesquels on pourra repérer tous les noms de personnages, lieux, instruments cités.
Cette démonstration qu’il existait bel et bien une vie culturelle et musicale dans cette communauté des « terres froides » devait inévitablement passer par une énumération systématique des faits retracés dans les sources, mais à lire cette petite phrase de l’introduction (p. 16) qui fait rêver, on comprend que les auteurs ont également voulu donner un sens à la découverte de ces débris du passé : « Tout se passe comme si les immigrants, en s’embarquant pour l’Amérique, s’étaient posé la question de ce qu’ils devaient emporter sur un île déserte, dévoilant ainsi beaucoup d’eux-mêmes, de leur société et de leur temps. »
Qu’apporterions-nous aujourd’hui si nous devions faire de même ?