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Avec cet ouvrage, Lucia Ferretti dresse une histoire institutionnelle qui a pour objectif de « nourrir la réflexion sur la place qu’ont historiquement occupée les religieuses dans l’Église et la société québécoise, sur le soutien apporté aux enfants et aux familles pauvres en l’absence de vigoureuses politiques étatiques de redistribution de la richesse collective, et sur ce qu’a été puis est devenue la culture dominicaine comme forme spécifique de la vie religieuse » (p. 14).
Au chapitre 1, l’auteure présente les débuts du projet, de l’inspiration de Marie de la Charité à Québec à la fondation concrétisée, au début du xxe siècle, par Marie de la Croix à Trois-Rivières. Pour réaliser leur idéal dominicain, les premières soeurs sont prêtes à servir, nourrir et blanchir plus de 300 personnes (prêtres, séminaristes et élèves). Filles de cultivateurs issues de familles très nombreuses et très chrétiennes, ce sont souvent des orphelines qui, à regret, ont quitté l’école tôt. Certaines ont également connu la vie urbaine et le rythme des manufactures. Ce profil prépare les Dominicaines du Rosaire à une vie religieuse de durs labeurs, vie compensée par une quête spirituelle intense. Leur état de semi-claustration explique l’importance du chapelain de la congrégation, notamment pour établir les contacts avec l’extérieur. C’est pourquoi les abbés Panneton, austère mais débrouillard, puis Bourgeois, ami de Duplessis et promoteur infatigable des oeuvres enfantines de la congrégation, ou encore l’abbé Rivard, pionnier de l’éducation spécialisée au Québec, sont des figures centrales dans l’histoire de la communauté.
Au chapitre 2, l’historienne démontre que les dominicaines jouent un rôle crucial dans la société industrielle de Trois-Rivières d’avant l’État-providence, au moment où l’exode rural suscite d’immenses besoins. Sans orientation professionnelle définie, les soeurs s’ouvrent graduellement à divers engagements. Grâce aux prieures générales successives, la congrégation connaît en effet une expansion rapide : ouverture ou prise en main d’orphelinats, patronages, travaux domestiques dans diverses maisons religieuses, etc. Le succès de ces oeuvres dépend à la fois de la volonté de l’Église de contrôler les établissements d’hébergement, de la disponibilité sociale du travail des religieuses et de l’absence de volonté gouvernementale à cet égard.
Au chapitre 3, Lucia Ferretti explique que, de 1930 à 1960, malgré une apparente continuité, un courant réformiste commence à sourdre. La conversion de l’Église au personnalisme convie les religieuses non plus à l’anéantissement mais à un épanouissement plus personnel ; le financement des oeuvres dominicaines dépend de plus en plus de l’État ; le rapport des dominicaines aux enfants évolue et, dans leurs institutions, la vie quotidienne est réorganisée pour favoriser une ambiance plus familiale. Il n’est pas anodin de voir les orphelinats changer de nom et devenir, par exemple, Ville-Joie Saint-Dominique. Alors que le débat public sur la valeur du placement institutionnel des enfants en difficulté s’amplifie, des réformes sont d’ailleurs envisagées sinon, « comme l’abbé Bourgeois le pressent, c’est un pan entier de l’inscription sociale de l’Église qui risque de s’écrouler » (p. 115).
Comme le montre Lucia Ferretti, d’autres transformations sociales se font imminentes, car les années 1950-1960 sont celles où « la société canadienne-française découvre le bien-être qu’apporte l’aisance même très modeste, tout le discours public, celui des psychologues, des éducateurs, des médias, n’en a plus que pour la “reine du foyer”, l’épouse attentive, la mère d’une belle petite famille installée dans un home de banlieue. Même les prêtres s’y mettent, qu’on pense aux abbés trifluviens Albert Tessier et Henri-Paul Carignan ou au dominicain Marcel-Marie Desmarais. Une décennie de tyrannie domestique contre laquelle les femmes se rebelleront dix ans plus tard, mais qui, pour l’instant, a surtout pour effet de détourner les jeunes de la vie consacrée » (p. 93-94). Devant la décroissance des effectifs, Rome impose d’ailleurs le regroupement des instituts : c’est ainsi que naît l’Union canadienne de Saint-Dominique de la fusion des congrégations de Trois-Rivières et de Québec. En 1967-1968, une nouvelle congrégation sera formée sous le nom de Dominicaines de la Trinité.
Enfin, au chapitre 4, l’auteure démontre à quel point, de 1970 à 1980, les dominicaines se réinventent. L’écoute des signes des temps, le vieillissement des membres de la congrégation, l’étatisation obligent celles-ci à inventorier, à comptabiliser et à mesurer leurs oeuvres. En 1972, l’ancienne Loi de l’Assistance publique est abolie et la direction des établissements profondément modifiée. « Autre transformation radicale : l’instauration de toute une structure interne de gestion et de travail, les fameux “organigrammes”, qui enserrent des femmes habituées à en mener large » (p. 141). Ces remises en question entraînent chez certaines la demande de leur sécularisation. Ainsi s’estompe progressivement des institutions la présence des religieuses.
Les dominicaines ne sont pas pour autant absentes des grandes causes sociales, car l’esprit du concile les a aussi dynamisées : la congrégation ne manque pas de projets, notamment en lien avec l’éducation de la foi et le ressourcement spirituel. L’appel missionnaire se fait également entendre, au Pérou et aux Philippines où de nombreuses jeunes filles sont attirées par la vie religieuse.
En conclusion, Lucia Ferretti souligne que la congrégation « a su s’adapter aux forces qu’il lui reste et dégager une nouvelle manière d’incarner la tradition dominicaine, dans son apostolat comme dans sa manière d’être » (p. 162). Au-delà de la simple charité ponctuelle, elle veut désormais s’attaquer aux causes de la pauvreté et de l’injustice en participant aux activités et divers comités de justice sociale de la Conférence religieuse canadienne. « Une vieillesse sans démission, donc. Ni nostalgie. Les soeurs ont vu de trop près les misères des enfants pauvres et les insuffisances de la société tout au long du xxe siècle : et même si, à l’époque, elles ne le ressentaient pas toujours ainsi, elles ont aussi subi bien trop l’exploitation et la condescendance de l’Église d’autrefois pour regretter le passé » (p. 167).
À travers le récit de la congrégation de Trois-Rivières, l’intérêt de l’ouvrage de Lucia Ferretti est justement d’avoir su décrire cette tension entre le « terrible quotidien » et la spiritualité dominicaine. Cet équilibre entre l’oubli radical de soi et le service aux autres, l’auteure a su en rendre compte avec sensibilité, sans apitoiement ni complaisance. Les soeurs dont elle parle y apparaissent dynamiques et solidaires, malgré les rudes conditions auxquelles elles sont astreintes et le peu de reconnaissance de leurs actions. C’est à une vision nuancée, « de l’intérieur », à laquelle nous convie Lucia Ferretti.