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Pendant plusieurs décennies, l’histoire économique a été caractérisée par une approche qui insistait davantage sur la récurrence et le comportement moyen que sur l’exceptionnel ou le remarquable. La biographie va à l’encontre de cette approche. Elle s’attache à des personnes ayant marqué une époque ou dont les activités ont eu une incidence à long terme sur la société ; bref, des personnes dont la mémoire a survécu à leur décès et qui, avant même que l’histoire s’en empare, ont fait l’objet de diverses publications, dithyrambiques autant que polémiques.
Dans le cas du monde patronal, la situation est d’autant plus intéressante que le patron occupe dans la société une position paradoxale : s’il a besoin de stabilité politique et sociale pour agir, en revanche les risques qu’il prend fragilisent ses assises et les entreprises qu’il crée suscitent souvent des remous, sans jamais bénéficier de la permanence des institutions publiques. Les trois ouvrages recensés illustrent bien ce propos. Ils sont consacrés respectivement à Max Aitken, à Hubert Biermans et à James Buchanan Duke. Le premier, avant de prendre le titre de lord Beaverbrook en Grande-Bretagne, figurait parmi les financiers les plus en vue au Canada sous le règne de Laurier. Le deuxième, d’origine hollandaise, lança et dirigea l’une des plus importantes usines de pâtes et papiers au Québec avant la Grande Guerre. Quant au dernier, il était déjà à la tête d’un groupe industriel américain combinant le tabac et la chimie lorsqu’il s’intéressa à l’aménagement du Saguenay et du lac Saint-Jean, afin d’y implanter un complexe industriel. Tous les trois vécurent leurs années les plus décisives entre 1890 et 1930.
Le patronat et le développement industriel au début du xxe siècle
De 1896 à 1914, l’Occident vécut une croissance économique forte, momentanément gênée par les crises de 1902 et de 1907. Il s’agissait d’un temps propice aux affaires, avec la mise en oeuvre de nouvelles techniques et l’exploitation de ressources naturelles dans des régions peu habitées. C’était le moment de prendre des risques, de miser gros, ce que beaucoup firent.
Max Aitken était de ceux-là. L’ouvrage qui lui est consacré est le fruit d’une recherche doctorale que Gregory Marchildon a menée à la London School of Economics and Political Science[1]. L’auteur nous prévient d’emblée que son livre n’est pas une biographie de lord Beaverbrook, mais une étude du boom financier sous Laurier, de 1896 à 1913, avec Max Aitken comme protagoniste (p. ix).
Né en 1879 au Nouveau-Brunswick, ce fils d’un ministre presbytérien délaissa ses études secondaires pour être agent d’assurances. En l’espace d’une dizaine d’années seulement, il deviendrait l’une des grandes figures du monde financier canadien et, à ce titre, l’un des représentants les plus en vue de sa génération qui vit tant de promoteurs et de spécu-lateurs s’enrichir selon des méthodes pas toujours louables. Ce sont justement ces méthodes que veut exposer Marchildon (p. 13).
Ce fut grâce à son métier d’agent d’assurances que le jeune Max pénétra dans le monde des affaires d’Halifax. Il devint le secrétaire privé d’un promoteur au faîte de sa carrière, John F. Stairs. Il apprit beaucoup à son contact, non seulement sur le plan des affaires mais aussi sur celui de la politique : député conservateur et supporter de Macdonald, Stairs rêvait d’une fédération protectionniste regroupant la Grande-Bretagne et ses colonies « blanches ». Aitken allait s’inspirer de cette vision.
Stairs confia à Aitken diverses missions financières, aux Antilles notamment, en plus de le nommer secrétaire de la banque d’affaires qu’il venait de fonder, la Royal Securities Corporation (RSC). À la mort de Stairs, Aitken s’affranchit du monde des affaires d’Halifax et établit des contacts avec le milieu financier montréalais[2], contacts qui lui permirent d’étendre le portefeuille de la RSC grâce à des investissements à Cuba et à Puerto Rico.
Dès 1906, Aitken s’établissait à Montréal où il épousait la fille d’un colonel bien en vue, Gladys Drury. La métropole allait constituer une étape cruciale dans son ascension. Avec la participation de jeunes recrues, comme Arthur Nesbitt et Izaak Killam, il y implanta une branche de la RSC et lança la Montreal Engineering Company. En même temps, il réorganisa le Montreal Trust. Puis, en 1908, il créa deux sociétés d’investissement : la Utilities Securities Company et la Bond and Share Company. De la sorte, il se retrouvait à la tête d’un groupe financier dont il se servirait pour provoquer, entre 1909 et 1911, la fusion d’une vingtaine de sociétés en trois unités : la Canadian Car and Foundry Company, la Steel Company of Canada et la Canada Cement Company. Cette dernière fusion causa bien des problèmes à Aitken. Bien que la Canada Cement devînt une entreprise profitable, la réputation de son promoteur souffrit beaucoup des diverses tractations pas toujours très probes qui menèrent à son établissement.
En 1910, Aitken se rendit à Londres où il établit des contacts financiers aussi bien que politiques. Lors des élections de 1911 au Canada, il pensa bien revenir se battre aux côtés de Borden contre la campagne de réciprocité des Libéraux. N’avait-il pas lancé un hebdomadaire conservateur, destiné à réserver « the Canadian market for the Canadian manufacturer » (cité p. 216) ? Toutefois, Sandford Fleming, du Canadian Pacific Railway, écrivit à Laurier pour dénoncer les manoeuvres d’Aitken dans la création de la Canada Cement. La presse s’empara de l’affaire, ce qui poussa Aitken à retourner définitivement en Angleterre pour ne plus s’occuper que d’entreprises de presse et de politique. Lord Beaverbrook était né.
Marchildon prend note du caractère peu scrupuleux, mais jamais illégal des opérations d’Aitken. Ce dernier avait pour habitude d’étudier avec soin les stratégies de ses prédécesseurs pour ensuite les améliorer (p. 239). Mû par un sens profond de l’aventure, ce qui l’amena à s’intéresser au domaine des affaires au Canada, puis à la politique en Grande-Bretagne, il bénéficia largement de l’ère Laurier, comme d’ailleurs bien d’autres de ses contemporains (p. 242-243).
L’analyse des manoeuvres d’Aitken qu’a réalisée Marchildon pourrait sans difficulté servir de modèle à de futures recherches. L’auteur a puisé dans les papiers de Beaverbrook aussi bien à Londres qu’à Fredericton et à Ottawa ; il a également consulté d’autres fonds, notamment ceux de Bennett. Il rend bien la férocité des alliances et mésalliances dans le monde des affaires à l’époque du Gilded Age. Parallèlement, il expose non seulement l’audace d’Aitken, mais aussi le fait qu’il appartienne à une génération autrement plus dynamique que la précédente. En bon financier, Aitken s’est constitué un réseau de collègues oeuvrant autant aux Antilles que dans les Maritimes, à Montréal et bientôt à Londres. C’est grâce à cette capacité de s’entourer d’alliés utiles que le jeune investisseur déploya ses stratégies innovatrices.
L’étude montre par ailleurs l’importance des relations entre le monde de la politique et celui des affaires au Canada avant 1914. Depuis son enfance, Aitken, fils d’immigrant écossais, baignait dans les idéaux impérialistes. Or, à ce propos, il nous semble que l’étude de Marchildon ne va pas assez loin. Certes, l’auteur expose clairement les positions et les interventions politiques d’Aitken. Toutefois, la lecture de son livre donne l’impression qu’il y avait, d’une part, Aitken le financier et, d’autre part, Aitken le politicien. Pourtant, il est permis de se demander dans quelle mesure les convictions politiques d’Aitken n’aident pas à comprendre ses stratégies d’affaires. Après 1911, Aitken, qui ne détestait pas la bataille, aurait pu se contenter de poursuivre sa vie de financier, au Canada comme ailleurs. Le succès de ses entreprises aurait sans aucun doute rehaussé l’image ternie qui fut la sienne au lendemain des élections. Plutôt, Aitken a choisi l’Angleterre et la vie politique. Par goût de l’aventure, comme le propose Marchildon ? Il nous semble que l’impérialiste, soucieux de maintenir l’empire britannique à la fine pointe du progrès économique, fut toujours présent chez Aitken. Sa stratégie a consisté à introduire au Canada des pratiques commerciales et financières qui avaient fait leur preuve ailleurs[3]. Ce faisant, Aitken a entraîné le Canada dans la voie des fusions qui caractérisaient les débuts de la seconde industrialisation. Ce genre d’opération n’est pas incompatible avec une vision impériale de la vie économique. Dans cette perspective, il n’y aurait pas eu de rupture entre l’entrepreneur canadien et le politicien britannique, mais un mûrissement.
Si le fait de s’entourer d’une équipe fiable était à la base des stratégies d’Aitken, le commandement des hommes constituait l’un des atouts d’Hubert Biermans, comme en fait état André Vermeirre dans son livre[4]. Cet ouvrage est l’oeuvre d’un médiéviste à la retraite qui, dans le cadre d’une recherche sur les immigrants, est tombé sur Hubert Biermans, personnage qui l’a fasciné. Il a décidé d’en tirer une biographie. Inutile de dire que le ton et l’approche sont foncièrement différents par rapport à ceux du livre précédent. Le traitement est plus élogieux et, puisque l’auteur n’est pas spécialiste d’histoire économique, plus superficiel quand il est question des activités de l’homme d’affaires.
Hubert Biermans est né en 1864 dans le sud-est des Pays-Bas. Fils de boulanger, il dut quitter l’école à 13 ans pour travailler. Rapidement, il trouva un emploi dans un chantier de construction, sous les ordres de l’ingénieur Florent Lapôtre, qu’il suivit ailleurs en Europe et en Afrique du Nord. Au fil des années, le jeune Biermans se rapprocha de son patron qui lui confia des tâches de plus en plus importantes. Fort de cette expérience, Biermans partit, en 1890, au Congo pour participer à la construction d’une voie ferrée reliant Matadi au Stanley Pool, sous la direction d’Albert Thys. Malgré les conditions difficiles, Biermans persista et, en 1892, il fut promu chef de section de pose des rails. C’est à ce titre qu’il poursuivit son travail jusqu’à l’inauguration de la ligne en 1898. Il eut donc amplement le temps de développer ses talents de meneur d’hommes.
De retour du Congo, Biermans continua d’oeuvrer pour le compte de Thys. Ce dernier créa en 1899 une société chargée de la gestion et du financement de ses projets, la Banque d’Outremer. En novembre de l’année suivante, Biermans se retrouva à Shawinigan, afin de vérifier l’état des investissements de la nouvelle banque dans une pulperie alors en construction. Voyant que le projet était viable, à la condition d’être soutenu par plus de capitaux, Biermans convainquit Bruxelles d’aller de l’avant. En retour, il devint chef de chantier puis directeur de l’usine.
Rapidement, Biermans comprit l’avantage d’intégrer la production de la pâte à celle du papier. Avec l’accord de la Banque d’Outremer, il constitua une nouvelle société, la Belgo Canadian Pulp and Paper Company, qui commença la production de papier en mars 1904. Biermans s’entoura d’une équipe composée de Belges et d’Américains et il participa de près à la croissance de Shawinigan, aux côtés de ses collègues d’autres entreprises établies dans la ville. En 1907, il épousa Berthe Lapôtre, la fille de son premier patron, et s’installa dans la jeune ville. Favorisant l’emploi de la population locale, il était apprécié des travailleurs. Il construisit des logements dans un quartier qui sera désigné sous le nom de Belgoville. Sa popularité se maintenant au fil des années, il finit par se présenter aux élections provinciales en 1919 à titre de candidat libéral indépendant. S’il reçut un soutien indéfectible de la part des Shawiniganais, les électeurs habitant le reste de la circonscription votèrent contre lui, ce qui lui fit perdre les élections.
Après la guerre, la Banque d’Outremer décida de se départir de ses investissements à Shawinigan, malgré l’avis contraire de Biermans. Elle le fit petit à petit, en l’espace de trois années, afin de permettre à ce dernier de constituer un syndicat pour racheter les titres. Toutefois, au milieu des années 1920, Biermans, qui ne voyait pas d’un bon oeil la surproduction qui s’annonçait dans le secteur, décida d’encourager le regroupement d’entreprises canadiennes, ce qui a conduit, entre 1926 et 1930, à la constitution de la Consolidated Paper Corp. En même temps, il vendit ses intérêts dans les papetières canadiennes et quitta définitivement Shawinigan.
Ce livre est bien écrit. Il insiste sur l’expérience congolaise et sur les aspects sociaux et familiaux de ce meneur d’hommes, ce qui présente un certain intérêt. Toutefois, il souffre de graves lacunes. La bibliographie et les sources font à peine deux pages, tandis que des pans entiers de la vie de Biermans restent mal couverts, notamment ses activités de directeur à Shawinigan[5], fait pour le moins gênant pour la biographie d’un homme d’affaires. Qu’est-ce qui a assuré le succès de la Belgo, société qui existe encore de nos jours ? Être meneur d’hommes dans un chantier est une chose, gérer une société en est une autre. Comment Biermans a-t-il compris aussi rapidement le fonctionnement d’une entreprise de pâtes et papiers ? Autant de questions sans réponse.
Néanmoins, malgré ses lacunes, le présent ouvrage n’est pas inintéressant. D’abord, son auteur décrit bien les relations humaines entretenues par son protagoniste. On devine sans difficulté toutes les stratégies adoptées par Biermans lors de son ascension sociale. On sent bien le poids qu’eut le Congo dans sa formation. Il aurait été intéressant de voir jusqu’à quel point Biermans a adapté au contexte shawiniganais les pratiques de meneur d’hommes qu’il avait acquises en Afrique car, s’il est une caractéristique qui marque les hommes d’affaires européens de cette époque, c’est bien le passé colonial de plusieurs[6].
Il est certain que pour Biermans, Shawinigan représentait beaucoup plus qu’un simple chantier. Devenu directeur d’usine, il sentait qu’il tenait là l’occasion rêvée pour accéder à l’univers patronal. La situation à Shawinigan s’y prêtait d’autant plus qu’un bon esprit d’équipe prévalait parmi les cadres et les directeurs des diverses entreprises en place. La Mauricie industrielle, en effet, ne relève pas de la volonté d’un homme seul, mais du concours de plusieurs, ce que le livre de Vermeirre montre bien (p. 61-65).
Cet esprit d’équipe, on ne le retrouve pas à la même époque dans le patronat qui régnait dans la région du Saguenay–Lac Saint-Jean. C’est un portrait tout différent que nous brosse David Massell de l’industrialisation de cette région[7]. Un portrait autrement plus détaillé, puisqu’il s’agit d’un livre tiré d’une thèse de doctorat soutenue en 1997 à Duke University. L’auteur a consulté les archives publiques américaines et canadiennes, en plus de différents fonds privés en Amérique du Nord et en Norvège, tout en menant une douzaine d’interviews auprès de témoins et de descendants des acteurs.
Le livre de Massell raconte les nombreuses péripéties ayant abouti, à la fin des années 1920, à la construction d’un complexe hydroélectrique devant alimenter en énergie la plus grande aluminerie du monde. Au coeur du processus, on retrouve James Buchanan Duke, industriel amé-ricain dont la famille avait fait fortune dans le tabac et qui avait diversifié ses activités du côté de la chimie.
L’histoire commence pendant les dernières années du xixe siècle, alors que l’inventeur ontarien Thomas L. Willson s’intéressa au Saguenay en vue d’y développer une usine d’électrochimie. Après avoir obtenu la concession de la Chute-à-Caron, il construisit une centrale de 18 000 HP sur la Shipshaw. Faute de capitaux adéquats, le travail progressait très lentement, cependant. C’est pourquoi, Willson, avec l’aide de William Chisolm, de l’Interstate Chemical Corp., contacta James Buchanan Duke.
Depuis le milieu des années 1900, Duke s’intéressait à l’électrochimie et, en particulier, à la fabrication du nitrogène. Il acheta maints brevets à cet effet, mais il ne disposait pas de la puissance énergétique nécessaire pour assurer une production adéquate. En visite au Canada, il se rendit avec son équipe à Chicoutimi. À la vue du Saguenay, tous furent séduits par cette énergie abondante à portée de main.
En octobre 1913, Duke déposa un projet évalué à 10 millions de dollars ; il avançait 8 millions, tandis que l’Interstate devait se procurer les 2 millions restants. Incapable de satisfaire à cette exigence, l’Interstate et ses fondateurs furent cependant écartés du projet et les droits riverains de Willson furent rachetés pour 377 000 $, entraînant sa ruine. En avril 1914, l’Interstate poursuivit Duke pour méthodes frauduleuses, mais faute de preuves, la poursuite fut rejetée.
Pendant ce temps, Duke négocia avec un autre promoteur local, Benjamin Scott, pour obtenir sa partie du Saguenay. Il promettait de racheter les droits de Scott à la condition qu’ils ne soient pas annulés par ceux des fermiers dont il fallait inonder les terres. Scott recueillit la majorité des signatures nécessaires. Il restait des poches de résistance, mais cela n’empêcha pas Duke de créer la Quebec Development Co., en vue d’exploiter les propriétés nouvellement acquises, tout en laissant à Scott le soin de convaincre les récalcitrants et de décrocher une subvention publique.
Le projet fut accueilli froidement à Québec. Des voix nationalistes se faisaient alors entendre, dénonçant le laxisme gouvernemental en matière de gestion des ressources naturelles. Avec l’arrivée de Gouin au pouvoir, Québec allait s’engager dans une voie plus interventionniste. Louis-Jules Allard devint ministre des Terres et Forêts ; en 1910, il lança le Service hydraulique avec, à sa tête, un jeune ingénieur, Arthur Amos. Rapidement, ce dernier vit les avantages (ne serait-ce que monétaires) pour le gouvernement d’intervenir avec plus d’autorité dans le secteur hydraulique.
Duke avait l’intention de construire en grand dans la région, selon les plans de son ingénieur W. S. Lee. Coût estimé de la centrale : 28 millions de dollars, pouvant générer 800 000 HP, soit la plus grande puissance du monde à cette époque, à la condition toutefois de transformer le lac Saint-Jean en une mer intérieure. Amos reçut diverses délégations d’hommes d’affaires et de politiciens favorables au projet de Duke, mais d’autres s’y opposèrent, dont William Price, qui avait tout à craindre de l’inondation pour son usine de pâtes et papiers, et plusieurs fermiers, que l’idée d’être expropriés n’enthousiasmait pas. Devant ces objections, Amos exigea de Duke qu’il paie un tarif pour l’utilisation de l’eau et que l’inondation des rives soit limitée.
Au lendemain de la guerre, la situation changea de manière radicale. D’un côté, Duke s’entendit avec Price ; et de l’autre, un nouveau gouvernement, celui de Taschereau, sourit aux visées de l’Américain. En juillet 1921, Price et Duke discutèrent avec Taschereau afin de dévelop-per la Grande Décharge. Pendant ce temps, le projet ralliait une proportion croissante de la population locale, y compris dans les villages qui lui étaient autrefois opposés. C’est que l’économie était mal en point en ce lendemain de guerre. Amos était désormais isolé et ses objections ignorées. En décembre 1922, Duke obtint la permission d’aménager le débit du Saguenay et de construire une centrale électrique d’une puissance minimale de 200 000 HP. Les travaux de construction du barrage purent commencer. En 1924 naquit la Duke-Price Power Company. La Grande Décharge avait nécessité 37 millions de dollars d’investissements à la fin de 1926. Comme le gouvernement s’opposait à l’exportation de l’électricité et que les grands marchés québécois étaient déjà sous l’emprise d’autres groupes, il fallait trouver de nouveaux clients : ce fut la grande aluminerie Alcoa. Duke étant mort le 10 octobre 1925, A. V. Davis prit le leadership du projet. Quelques fermiers protestèrent, mais en vain ; l’industrialisation avait désormais l’aval de Taschereau et de la population québécoise en général.
L’analyse de Massell est fort intéressante et s’appuie sur une recherche de grande qualité. Avec Duke, nous avons un Américain au sommet de sa position sociale misant sur une concurrence et un gouvernement faibles pour imposer ses visées gigantesques. À la différence d’Aitken ou de Biermans, il n’avait nullement besoin de percer socialement. L’ouvrage de Massel pose cependant problème en ce qui a trait à l’interprétation. D’abord, on s’explique mal la persévérance d’hommes d’affaires autour d’un projet qui mit tant d’années à se matérialiser (1897 à 1923). L’auteur passe trop rapidement sur cette question. Par ailleurs, Massell exagère le poids d’Amos à Québec, alors qu’il minimise celui de William Price au Saguenay. Tant que Price, qui était un personnage majeur de l’économie et de la politique non seulement au Saguenay, mais au Québec et bien au-delà[8], se sentait menacé par le projet de Duke, il s’y opposa. Mais une fois Price acquis aux mérites du projet, les obstacles disparurent à Québec pendant qu’Amos perdait toute puissance. Et sur ce point, on ne peut que reprendre les remarques émises par d’autres chercheurs avant Massell : le secteur public québécois ne représentait pas une force de taille à cette époque.
Entrepreneurship et histoire
La biographie n’aura jamais cet avantage de la sociologie qui consiste à fixer les contours d’une classe sociale, voire d’un simple groupe socioprofessionnel. En revanche, elle excelle pour repérer les individus qui comptaient dans la société et reconstituer les liens qu’ils utilisèrent pour réussir. Elle offre également un riche corpus de stratégies sociales et révèle les jugements des contemporains sur ce qui est acceptable ou non dans ces stratégies. Bref, elle complète l’analyse sociologique en permettant de reconstituer l’univers mental d’une époque et d’un lieu. D’où son intérêt pour l’historien.
Dans le cas des affaires, la biographie a l’avantage de fournir une analyse précise de l’entrepreneurship[9]. Les ouvrages recensés en font état, chacun à leur manière. Il ne fait pas de doute que les trois individus affichaient une grande force de caractère. Que ce soit à titre de meneurs d’hommes, comme Biermans, ou de négociateurs, comme Aitken et Duke, ces hommes avaient la capacité de faire plier les autres à leur volonté. À leur arrivée au Québec, ils manifestaient un esprit de décision et un goût du risque. Pour reprendre l’expression de Marchildon, ils aimaient plonger dans le « precipice of action » (p. 58). Cependant, faut-il réduire l’entrepreneurship à une simple question de personnalité ? Marchildon et Massell mettent en garde le lecteur à ce propos. Marchildon précise également qu’en aucun moment, il ne se réclame de la théorie des « grands hommes » ; son approche se veut plus contextuelle. Dans la même foulée, il dit prendre ses distances par rapport à la notion d’entrepreneurship, qui néglige trop les liens entre l’innovation et les formes d’organisation économique (p. xi-xii). L’homme d’affaires qu’il nous décrit utilisa à son plus grand profit le talent des autres, ce qui lui permit de gravir aussi rapidement les échelons de la société. Celui de Massell est fondamentalement darwinien. Loin d’être un bâtisseur, il s’empare du rêve des moins puissants que lui (p. 97-98).
Encore faut-il savoir comment ces hommes ont acquis autant de puissance. Plutôt que de délaisser le concept d’entrepreneurship, l’historien aurait intérêt à l’utiliser, car l’entrepreneurship est à la croisée entre les structures et les acteurs. Nous avancions en introduction que l’homme d’affaires a besoin d’évoluer dans un milieu stable pour prendre des risques. Cela suppose, outre l’initiative individuelle, l’assentiment plus ou moins tacite du milieu. Dans cette perspective, l’entrepreneurship ne saurait relever du seul individu ; il embrasse une réalité autrement plus complexe. C’est ce que montrent amplement les livres recensés.
D’abord, l’entrepreneurship n’est pas une simple affaire d’attitude. Il est également construction d’une position sociale. L’individu doit pouvoir être en mesure de matérialiser ses projets. Or, dans les trois cas que nous avons observés, tous partageaient un point commun : ils étaient des outsiders. Duke et Biermans n’étaient pas canadiens. Aitken et Biermans ne provenaient pas de la bourgeoisie. Et, à défaut d’études avancées, aucun ne possédait de qualification professionnelle, situation délicate à une époque où l’industrialisation favorisait la présence de dirigeants hautement qualifiés.
Aitken et Biermans durent utiliser diverses stratégies pour se faire valoir[10]. Dès le départ, ils eurent recours à une personne influente pour les aider à percer. Par ailleurs, une fois sur leur lancée professionnelle, Aitken et Biermans épousèrent des femmes issues de la bourgeoisie, ce qui consolidait leur ascension sociale. Le cas de Biermans est éloquent : il avait connu sa future épouse alors qu’il avait 19 ans. Mais à cette époque, Berthe, en plus d’être fiancée à un cousin, ne lui était pas accessible socialement. Biermans dut attendre la quarantaine pour l’épouser, au moment où il avait réussi à Shawinigan.
Le lieu choisi pour se lancer en affaires avait lui aussi une importance stratégique. Il fallait être éloigné des grands centres urbains, là où la bourgeoisie se serait montrée plus exclusive. Halifax, de plus petite taille que Montréal, permettait des contacts entre un agent d’assurances ambitieux et un homme d’affaires au sommet de sa carrière. Ce n’est qu’une fois bien lancé en affaires qu’Aitken se rendit à Montréal. Biermans n’a pas fait ses preuves à Bruxelles, mais ailleurs en Belgique et dans les colonies.
Pour les mêmes raisons d’excentricité sociale, il devenait utile pour ces hommes de cultiver des alliances, voire des réseaux. Biermans, afin de maintenir le niveau social qu’il avait acquis, avait besoin de s’intégrer au milieu d’affaires canadien. Aitken, pour sa part, dut son ascension non pas tant aux rudes batailles qu’il a livrées à ses aînés qu’à la collaboration avec des collègues du même âge. Quant à Duke, on pourrait croire qu’il était au-dessus des alliances et des stratégies sociales. Toutefois, le fait qu’il n’ait pas intégré un réseau influent au Canada explique en partie les délais subis avant de réaliser ses projets. En effet, au départ, il s’associa à des individus sans réel pouvoir. Eût-il rencontré William Price plus tôt que sa situation aurait été différente.
En plus de reposer sur des stratégies sociales, l’entrepreneurship a un caractère collectif. Les projets qui valurent richesse et renommée à ceux qui les concrétisèrent ne leur appartenaient pas en propre. Aitken et Duke ne furent pas les premiers à tenter le coup. Avant eux, il y eut Fleming et Willson, qui injectèrent une part substantielle de leur fortune dans les mêmes projets, et qui échouèrent. Souvent, les projets précédaient ceux qui les matérialiseraient.
Ce caractère collectif est renforcé par le fait que tout projet devait reposer sur des études aussi complètes que possible. Cette particularité rend les promoteurs dépendants d’hommes plus qualifiés qu’eux pour les conseiller. Les succès de Aitken, Biermans et Duke, comme l’ont fort bien avancé leurs biographes, dépendaient de la grande compétence de leurs assistants et lieutenants qui exécutaient leurs ordres. Derrière l’homme, il faut chercher l’équipe.
Le montage financier nécessaire à la réalisation du projet devait lui aussi avoir des assises élargies. Aitken n’aurait pu faire ses fusions sans mobiliser bien des membres de l’élite financière de Montréal. Biermans, jusque dans les années 1920, devait obtenir l’aval de la Banque d’Outremer chaque fois qu’une décision importante devait être prise. Duke perdit de précieuses années avant de trouver un partenaire indépendant financièrement et qui jouissait d’une forte influence dans la capitale provinciale.
Enfin, une étude de l’entrepreneurship ne saurait faire abstraction du milieu dans lequel il se déploie. Le Québec de cette époque favorisait un entrepreneurship fort, voire agressif. La législation consacrée aux affaires était souple. Les méthodes de certains pour rassembler des capitaux ou écarter des concurrents en choqua d’ailleurs plus d’un. Les nombreuses poursuites en justice dont font état Marchildon et Massell aboutirent cependant à des impasses pour les plaignants. Par ailleurs, l’administration publique fédérale, tout autant que provinciale, était incapable d’intervenir dans des dossiers complexes comme l’aménagement des terri-toires ou la surveillance des pratiques financières. Loin d’être incompétents, plusieurs fonctionnaires avaient une grande culture[11], mais ils n’avaient pas à leur disposition une bureaucratie digne de ce nom. Très souvent (et c’était le cas d’Amos), leur intervention était ponctuelle, voire isolée.
Cette faiblesse administrative donnait du poids à la politique, terrain idéal, tout comme les affaires, pour l’affirmation de fortes personnalités. Faire le saut des affaires à la politique et réciproquement caractérisait la vie politique canadienne. Aitken opta tout naturellement pour la politique, mettant les affaires au second plan. Biermans se laissa tenter une fois par l’aventure électorale. Seul Duke, qui ne résidait pas dans le pays, ne toucha pas à la politique canadienne. Et tous étaient entourés par des collègues qui, tout en faisant des affaires, avaient également un pied dans la politique.
Au-delà des liens avec le monde politique, il y avait les Québécois eux-mêmes, pour la plupart ouverts aux grands projets, dans la mesure où ils ne remettaient pas en cause les valeurs et les avantages acquis. Derrière Duke et ses associés locaux, de Willson à Price, se retrouvait une population locale qui se montra d’abord réticente puis ouverte à l’aménagement du Saguenay et du lac Saint-Jean. Il fallut composer avec elle, obtenir son consentement, recueillir patiemment les signatures de tous les fermiers riverains.
Si Biermans connut le succès à Shawinigan, c’est que ses ouvriers ne demandaient pas mieux que de se battre avec lui pour le succès d’une usine leur permettant de travailler chez eux plutôt qu’à l’étranger. Aitken, pour sa part, fut surpris de la virulente campagne menée contre lui lors de l’élection de 1911, campagne qu’il ne maîtrisait pas. Il n’est pas impossible qu’une fois en Angleterre, cette mésaventure l’ait incité à se mêler de près au monde de la presse tout en poursuivant ses ambitions politiques. N’avait-il pas compris que le pouvoir réel ne pouvait faire abstraction du social ?
En somme, l’entrepreneurship, comme nous le montrent amplement les biographies d’hommes d’affaires, ne saurait reposer sur les seules qualités d’un individu. Il s’inscrit dans un tissu social et institutionnel spécifique. Il est certain que le Québec d’avant 1930 était propice à la venue de fortes personnalités. La génération suivante allait toutefois être d’une tout autre trempe, plus diplômée et plus carriériste, recourant à des stratégies plus consensuelles qu’agressives. C’est du moins l’hypothèse que permettent de formuler les analyses de type sociologique[12]. Reste à voir si la production de plusieurs biographies consacrées à cette génération en confirmera la validité.
Appendices
Notes
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[1]
Gregory P. Marchildon, Profits and Politics. Beaverbrook and the Gilded Age of Canadian Finance (Toronto, University of Toronto Press, 1996), xxxiv-348 p.
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[2]
Parmi ces contacts, on compte Frederick S. Pearson. À ce sujet, on consultera C. Armstrong et H. V. Nelles, Southern Exposure : Canadian Promoters in Latin America and the Caribbean, 1896-1930 (Toronto, University of Toronto Press, 1988).
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[3]
La Montreal Development Corp. n’est pas sans rappeler les différents holdings créés dans les années 1890 par le groupe belge Empain. La Bond & Share fait écho à la Electric Bond & Share, une filiale de General Electric Co. lancée en 1905 afin d’acquérir les titres d’entreprises d’électricité, notamment en Amérique latine.
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[4]
André Vermeirre, Hubert Biermans : du Congo à Shawinigan (Sillery, Septentrion, 2001), 185 p.
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[5]
C’est ainsi que l’auteur ne mentionne pas que le projet de papeterie fut d’abord refusé par Bruxelles en 1902 et que Biermans prit alors le risque de fonder une société fermière pour louer et gérer l’entreprise. Cette situation dura jusqu’en 1906 et fut un succès. La Banque d’Outremer racheta alors la société fermière. Jean-Pierre Charland, Les pâtes et papiers au Québec, 1880-1980. Technologies, travail et travailleurs (Québec, Institut québécois de recherche sur la culture, 1990), 110.
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[6]
Sur le colonialisme et le monde des affaires, on consultera notamment D. Barjot, D. Lefeuvre, A. Berthonnet, S. Coeuré, dir., L’électrification Outre-Mer de la fin du xixe siècle aux premières décolonisations (Paris, Société française d’histoire d’Outre-Mer/Fondation EDF, 2002).
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[7]
David Massell, Amassing Power. J. B. Duke and the Saguenay River, 1897-1927 (Montréal, McGill–Queen’s University Press, 2000), xxviii-302 p.
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[8]
Il est intéressant de constater que les trois ouvrages ici analysés le mentionnent à un titre ou un autre. À Québec, il possédait une luxueuse maison sur la Grande Allée et il était perçu comme l’entrepreneur le plus riche et le plus puissant de la capitale. H. V. Nelles, The Art of Nation-Building. Pageantry and Spectacle at Quebec’s Tercentenary (Toronto, University of Toronto Press, 1999), 19 et 151.
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[9]
Notion selon laquelle la croissance économique serait due principalement à la capacité d’innover des entrepreneurs.
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[10]
Duke, héritier d’un imposant empire familial, n’eut pas un tel souci.
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[11]
Il était fréquent, à Ottawa aussi bien qu’à Québec, que des hommes de lettres accèdent à des postes de fonctionnaires. Ce fut le cas, notamment, d’Errol Bouchette. Voir A. Lacombe, Errol Bouchette 1862-1912, un intellectuel (Saint-Laurent, Fides, 1997).
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[12]
Par exemple, C. Bellavance, Le patronat de la grande entreprise en Mauricie, 1900-1950, mémoire de maîtrise (études québécoises), Université du Québec à Trois-Rivières, 1983.