Il y a un certain paradoxe entre la popularité dont l’histoire jouit au Québec et la présence des historiens et des historiennes sur la place publique. D’un côté, et il faut s’en réjouir, l’histoire n’a jamais bénéficié d’une aussi grande présence dans les médias audiovisuels. Les chaînes généralistes de télévision programment souvent des séries à caractère historique dont la plus récente, Le Canada, une histoire populaire, pour laquelle CBC et Radio-Canada ont consacré des sommes importantes. En outre, Radio-Canada mettait à l’affiche récemment un téléroman sur la grève de l’amiante de 1949, tandis que le film de Charles Binamé, Séraphin. Un homme et son péché, lancé à la fin de 2002, est devenu le plus gros succès de l’histoire du cinéma québécois. Autre manifestation de l’intérêt marqué pour l’histoire, on retrouve dans de nombreux pays des chaînes de télévision consacrées spécifiquement à l’histoire. C’est même le cas pour un marché relativement restreint comme le Canada français avec la chaîne Historia qui fait appel à la participation d’historiens. Les historiens de profession au Québec acceptent généralement de participer à ces émissions quoiqu’ils n’y consacrent pas, à notre avis, toute l’attention nécessaire. La vulgarisation exigée et le peu de reconnaissance que leur participation entraîne dans le milieu universitaire ne les incitent pas à y accorder la considération méritée. Leur énergie est bien davantage axée vers la production de travaux ultraspécialisés destinés à des revues dites scientifiques dont la diffusion est passablement réduite. Il leur apparaît beaucoup plus valorisant de faire progresser la recherche que de la diffuser dans le grand public. D’ailleurs, tout le modèle universitaire de promotion et de subvention les pousse dans ce sens. La reconnaissance des pairs va à des recherches de pointe publiées dans des revues spécialisées qui ne seront lues finalement que par un nombre très restreint de lecteurs. Cette tendance va même jusqu’à accorder un poids considérable à des articles publiés à l’étranger ou à des conférences présentées à l’extérieur du Québec. Ce rayonnement international serait le signe d’une grande compétence. Ce modèle issu des sciences dites exactes s’est maintenant étendu à l’ensemble des disciplines universitaires. Dans le cas des historiens, il est sûrement valable pour des spécialistes de l’histoire de l’Antiquité ou des États-Unis ou pour des sociologues qui se penchent, par exemple, sur la cohésion sociale. Leur sujet de recherche est commun avec des universitaires d’un peu partout dans le monde. Mais le modèle est loin d’être fondé en histoire québécoise ou canadienne, car il y a très peu de chercheurs à l’étranger qui s’intéressent à ce domaine de l’histoire. Pour le canadianiste, une conférence à l’étranger s’apparente souvent bien davantage à un travail de vulgarisation, car les auditeurs manquent généralement des connaissances de base nécessaires pour évaluer la prestation à sa juste mesure. De même, un article publié dans une revue étrangère n’est pas nécessairement un signe de qualité. À remarquer que mon raisonnement ne vaut pas pour des études comparatives entre le Québec-Canada et d’autres pays ou régions du monde. Ces travaux qui s’inscrivent forcément dans un contexte international enrichissent la compréhension de notre société. L’importance attachée au rayonnement extérieur dans le milieu universitaire me semble rendre les canadianistes moins disponibles à propager l’histoire dans leur propre milieu et notamment à se soucier du travail de vulgarisation. C’est une caractéristique récente des historiens professionnels, car nos devanciers, les Chapais, Groulx ou Brunet, travaillaient activement à faire connaître les conclusions de leur recherche à un public cultivé. À remarquer que je ne plaide pas pour que nous nous détournions d’un apport extérieur ou d’un rayonnement externe. C’est indispensable pour un milieu …
Conjuguer le passé au présent[Record]
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Jacques Rouillard
Département d’histoire
Université de Montréal