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Le livre de Louise Vigneault ne porte pas tant sur l’art de Borduas, Sullivan et Riopelle, comme le titre pourrait le laisser croire, que sur les positions des artistes, rapportées non à leur histoire personnelle mais à celle du Québec. L’identité se définissant dans un rapport à l’autre, l’auteure se demande quels furent les autres en regard de qui s’est définie la modernité artistique au Québec.

L’approche anthropologique nous a […] permis d’effectuer un déplacement de l’objet d’étude des oeuvres vers les artistes eux-mêmes, en tenant compte de leur sentiment d’appartenance à leur communauté et à la manière dont ce sentiment a été vécu dans le processus de création. (p. 15)

L’artiste moderne, à la recherche de son authenticité personnelle, pour l’auteure, ne peut qu’être marginal dans une société minoritaire comme le Québec. Pour mieux saisir cette difficulté d’être, Vigneault présente, dans un premier chapitre, l’art « canadien » de la première moitié du xxe siècle, le « régionalisme » québécois et celui du Groupe des Sept, dont les rapports à la nature et à la société étaient diamétralement opposés et relevaient, selon elle, de sociétés respectivement minoritaires et majoritaires.

Puis, vers le milieu du siècle, au Québec, surgit le groupe automatiste, dont trois figures emblématiques sont présentées. Borduas servit doublement de passeur entre les générations : par son travail d’enseignant et par son leadership au sein du groupe automatiste, il fut celui par qui une certaine modernité advint au Québec. Mais surtout, Borduas acquit après sa mort une véritable aura, liée à la difficulté de porter le changement dans une société dominée.

Vigneault rattache Riopelle à la figure du trickster, qui sans cesse déjoue l’attente et dont on ne sait si c’est par folie ou par sagesse. Riopelle déjà nous entraîne ailleurs : il « ébranle le mythe de l’artiste moderne » (p. 298) et, par son côté ironique, est postmoderne.

Enfin, Sullivan pousse l’automatisme à un degré non atteint par ses collègues masculins grâce à la danse, où tout le corps est emporté par le mouvement automatiste. L’auteure cependant insiste beaucoup sur la peinture, que Sullivan délaissa, et ne fait qu’évoquer la sculpture à laquelle l’artiste consacra de nombreuses années. Bref, la carrière de Sullivan n’est pas suivie jusqu’à la fin, alors même que son interdisciplinarité aurait permis de voir autrement le travail automatiste. Mentionnons que Vigneault reproduit dans son livre un texte de Sullivan, « La danse et l’espoir » (1948).

En résumé, « à travers leur quête de reconnaissance, les artistes progressistes du Québec ont revendiqué non seulement leur droit d’exprimer leur potentiel individuel, mais également leur besoin quasi vital de faire reconnaître leur position spécifique en tant que Sujets minoritaires aliénés tant par leurs propres élites que par la présence de l’altérité sur le plan politique ». (p. 24-25)

L’analyse du travail de Sullivan fait apparaître à la fois la force et la faiblesse de l’approche de Vigneault. Sullivan, en un sens, déjoue au moins autant les attentes que Riopelle, le trickster, par ses allers-retours entre disciplines (peinture, danse, sculpture) et entre la vie privée et publique. À mon sens, l’auteure surinterprète la figure autochtone dans l’oeuvre de Sullivan. Cela est dû en partie à sa stratégie d’écriture, qui lui fait introduire ses éléments interprétatifs au fur et à mesure ; procéder autrement l’aurait obligé à repérer d’emblée les éléments fondamentaux de l’imaginaire québécois — entreprise périlleuse —, et les autres déterminations de celui-ci, en plus de la domination.

En fait, dans l’analyse de la position — et de l’oeuvre — des artistes étudiés, aussi importante que la domination de la société québécoise est la notion de primitivisme. Vigneault rapporte cette domination à l’art d’avant les Automatistes et aux difficultés, voire aux empêchements, que ceux-ci ont rencontrés dans l’accession à la modernité, et le primitivisme à la façon de dépasser ces difficultés. Le primitif prend au Québec deux figures, essentiellement, l’Amérindien et le coureur des bois ; ces figures sont présentes dans le travail de Borduas et de Sullivan et dans le travail, mais surtout dans la posture, de Riopelle. La modernité artistique s’affirme paradoxalement par le recours au primitivisme et, de la sorte, par un refus apparent de la raison, se distinguant ainsi de la modernité philosophique. C’est que le primitivisme est conçu par les artistes comme authenticité, comme vérité d’un peuple colonisé. Si l’identité québécoise en général se redéfinit par rapport au Canada anglais, à la France et aux États-Unis (principalement), la modernité artistique s’y affirme par rapport à une tradition picturale paysagiste (du passé) et au primitivisme redéfini au présent comme authenticité. C’est ce primitivisme qu’illustre la couverture du livre.

Ce livre détonne un peu dans les années 2000 en ce qu’il nous rappelle qu’après tout, la première moitié du xxe siècle fut une période de conservatisme au Québec, dont le Refus Global en 1948 bien sûr, mais aussi la Grève de l’Amiante en 1949 et Cité Libre qui paraît à partir de 1950, marquent la fin. En effet, depuis quelques années, on s’intéresse davantage à débusquer les signes avant-coureurs du changement à cette époque, qu’à y retracer le poids de la contrainte et de la tradition. Le livre de Vigneault montre bien de quoi les artistes automatistes ont voulu se déprendre. Et comment, déjà, surtout dans le cas de Riopelle, mais aussi dans celui de Sullivan même si la démonstration est moins appuyée, ils ont non seulement ouvert toute grande la porte de la modernité jusque-là seulement entrouverte... mais aussi celle de la postmodernité.