En 1869, James Scarff, maire de Woodstock (Ontario), enfourcha son vélocipède et pédala sur 27 milles (43 km) jusqu’à la ville voisine de Stratford, où il exhiba orgueilleusement sa nouvelle acquisition devant la mairie rivale. C’est cette valorisation symbolique de ce qui est « nouveau » qu’explore Glenn Norcliffe en étudiant le cas de la montée en popularité de la bicyclette au Canada. Norcliffe fait de la bicyclette un illustre exemple de cette tendance. En termes de technologie, la production de la bicyclette fut annonciatrice des méthodes pratiquées aux usines Ford. Tout comme les ordinateurs d’aujourd’hui, elle fut un des premiers produits qu’on pouvait munir d’accessoires et dont l’obsolescence était calculée à l’avance. Elle tint un rôle modeste mais important dans l’amélioration des routes et dans l’émancipation des femmes. Finalement, elle transforma les « géographies mentales » en procurant à ses adeptes un nouveau sentiment de liberté et une nouvelle notion de l’espace physique. Un fil conducteur unit ces évocations de changements technologiques, de croissance du cyclisme et de modification de la vision du monde : le concept de modernité. D’abord pensée par des intellectuels du xviiie siècle et ensuite reprise par des entrepreneurs urbains qui entendaient édifier « une civilisation plus rationnelle et plus progressiste » (p. 10), la modernité apporta l’industrialisation, de nouvelles formes de gouvernement et généralisa davantage la valorisation de la nouveauté par rapport à la tradition. Afin de souligner l’importance des études de cas sur les impacts de la modernité sur le plan local, Norcliffe cite le géographe Miles Ogborn : « une bonne part des études théoriques sur la modernité [...] la présente d’une manière qui risque de faire peu de cas des histoires et des géographies [...] passant ainsi outre aux épineux problèmes de contexte, de spécificité, de différence et de contingence » (p. 10). Dans le cadre de cet ouvrage, la bicyclette est une sorte d’onde porteuse ou un agglomérat d’innovations commerciales heureuses qui entraînent, pour la société, des conséquences sociales et économiques de plus grande portée. Cette onde porteuse comporte six volets. Premièrement, dans la « phase d’innovation », de nombreux designs sont mis à l’essai et le coût de la bicyclette l’interdit à tous, sauf à l’élite. Au Canada, la plupart des innovations provinrent de l’Ontario, dérivées de l’industrie de l’acier et de la machinerie agricole. La deuxième phase se caractérise par le passage des modes de production artisanale à des méthodes industrielles, une diminution du nombre de producteurs et une baisse des prix. On assiste, à la troisième phase, à une « transformation dans la consommation » grâce au « développement, [à la] publicité et [à la] vente de biens et de services associés » à la bicyclette (p. 26). Selon Norcliffe, les méthodes très conservatrices utilisées au Canada pour vendre des bicyclettes et les divers gadgets conçus pour les enjoliver tenaient à la mentalité protestante qui valorisait la frugalité et l’autosuffisance. Quatrièmement, d’autres infrastructures sont construites afin de faciliter l’utilisation de ces objets de consommation : Norcliffe évoque toutefois la participation limitée des cyclistes au mouvement « Good Roads » qui naquit en Ontario à la fin du xixe siècle. Cinquièmement, la bicyclette a tenu un rôle dans le domaine des relations sociales ; l’auteur y décrit, phénomène fort intéressant, la croissance des clubs de cyclistes dans les classes moyennes de villes telles Montréal, Hamilton et Toronto. Cette croissance souleva aussi des problèmes de réglementation ; c’est ainsi qu’à Winnipeg, par exemple, les cyclistes firent l’objet d’un règlement municipal interdisant la conduite sur les trottoirs. En dernier lieu, Norcliffe illustre cette nouvelle mobilité en faisant état …
NORCLIFFE, Glenn, The Ride to Modernity : The Bicycle in Canada, 1869-1900 (Toronto, University of Toronto Press, 2001), 288 p.[Record]
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Jarrett Rudy
Département d’histoire moderne
Université de Birmingham