Quoiqu’elle illumine bien, et souvent de façon originale, une partie de l’enchevêtrement entre discours missionnaire et pouvoir, l’approche de Blackburn, qui se veut « discursive », mais non « hermétiquement » littéraire, demeure effectivement hermétique à plusieurs titres. On ne peut ni reconstituer les « visées, effets et la signification » (p. 8) des Relations envisagées « dans leur totalité » (in their entirety), ni esquisser une « ethnographie critique » des jésuites, tout en étant attentive aux dimensions « extra-discursives » des missions (p. 9), à partir des seules Relations. Comme les anthropologues qui étudient des traditions orales le savent si bien, on ne peut même pas le faire sans s’attarder plus longuement aux formes littéraires, à la circulation et à la réception de ces textes. Or, les Relations sont, avec la Bible et Champlain, les seules sources exploitées, et ce de façon sélective. Blackburn compose en effet maladroitement avec les passages qui nous empêcheraient de réduire les Relations à un discours de pouvoir. L’hermétisme est aussi historiographique. Champlain, par exemple, est invoqué à son tour parce qu’il insiste avec certains jésuites, et de façon impraticable, sur l’importance symbolique d’assujettir les Amérindiens à la justice criminelle française. Or, le dénouement de ces conflits légaux, comme les pratiques religieuses amérindiennes, d’ailleurs, sont écartés d’un traitement discursif démuni là où le discours étudié s’avère manifestement volontariste. En abandonnant cette avenue de recherche, qui démentirait de simples dichotomies entre assimilation et résistance, Blackburn s’isole par rapport au corpus ethnohistorique. Ainsi, les travaux de John Dickinson et de Jan Grabowski sur l’émergence de pratiques judiciaires interculturelles, et plus généralement de ceux qui ont étudié le choc des cultures au xviie siècle (Richard White, Daniel Richter, entre autres), ne sont pas plus mis à profit que ceux des littéraires (Marie-Christine Pioffet) ou des spécialistes de l’histoire religieuse des missions françaises (Dominique Deslandres, Bernard Dompnier). Blackburn souligne éloquemment la façon dont le discours colonial homogénéise et aplatit des réalités humaines complexes pour les rendre « connaissables » et par là maîtrisables. Elle me pardonnera peut-être de signaler que son propre discours n’échappe pas tout à fait à ces mêmes pièges. Si Blackburn s’attarde peu à l’expérience amérindienne des missions, elle n’ignore pas tout à fait ce qu’elle appellerait l’élément « extra-discursif » des Relations. Par là, elle entend surtout signaler l’écart entre la rhétorique de conquête et de succès figurant dans les récits destinés avant tout à des lecteurs européens, et la réception plus complexe parmi les Amérindiens de l’ensemble des gestes et paroles des missionnaires. En pratique, son analyse se limite essentiellement à nous rappeler que dans cette « conversation » religieuse, l’incommensurabilité culturelle, et linguistique surtout, mitigera l’effet perturbateur et hégémonique des jésuites : les métaphores pastorales et agraires dans lesquelles baignent le langage biblique (et qui donnent à l’ouvrage son titre), par exemple, et d’où découle l’équivalence spirituelle entre errance, perdition et sauvagerie, trouveront difficilement d’écho parmi des chasseurs algonquiens (p. 52). La même absence de langage et de coutumes coercitives qui excita tant les jésuites empêchera, selon Blackburn, les Hurons et les Montagnais de recevoir sans distorsions l’idée d’obéissance absolue exigée des fidèles chrétiens. Source de l’autorité de la tradition biblique, l’écriture pouvait, dans l’optique amérindienne, s’apparenter davantage à la sorcellerie (p. 108 et ss). Je terminerai en soulignant une ironie finale. L’auteure de cette étude si sensible aux instances d’incommensurabilité, et aux différences entre le colonialisme de l’Ancien Régime et ceux d’époques postérieures, échafaude allègrement, ou du moins sans commentaire explicite, son analyse discursive des jésuites du xviie siècle à partir du texte anglais …
BLACKBURN, Carole, Harvest of Souls. The Jesuit Missions and Colonialism in North America 1632-1650 (Montréal, McGill-Queen’s University Press, 2000), 173 p.[Record]
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Catherine Desbarats
Département d’histoire
Université McGill