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Cet ouvrage est d’abord et avant tout une étude de presse, une analyse de la perception de la guerre d’Algérie dans les médias francophones et anglophones du Québec, presse quotidienne, revues intellectuelles et de grand tirage, émissions de télévision et, en particulier, Point de mire, animée par René Lévesque.
Procédant méthodologiquement par échantillonnage (p. 42), l’auteure innove en appliquant à son corpus québécois le coefficient de Kayser (p. 24, 44) qui peut se résumer par l’équation Mv = E + T + P, où la mise en valeur est égale à E (maximun 40 points dans la pondération), c’est-à-dire l’appréciation de l’emplacement d’un texte (à la une, en tête de colonnes), plus T (40 points) soit l’importance du titrage plus P (20 points), la présentation (typographie, illustrations). Cette pondération quantitative permet des tableaux et graphiques (p. 199-204) sur la mise en valeur et la mise en forme des textes sur la guerre d’Algérie qui peuvent fonder la périodisation et légitimer des sous-périodes.
Jalonnant d’abord l’histoire de la guerre en Algérie, M. Deleuze identifie trois moments dans la perception/réception de cet événement chez les Québécois. « Spectateurs désengagés » de 1954 à 1957, les écrivains de périodiques accordent globalement « un soutien prudent » à la France, l’Action nationale cherchant à ne pas nuire à l’image de la France et Le Devoir limitant sa couverture à un usage de sources de presse françaises, le tout se jouant dans la découverte d’un clivage d’une gauche et d’une droite locales que Robert Rumilly contribue à rendre explicite.
De 1958 à 1960, on passe « de l’intérêt à l’inspiration » : la guerre d’Algérie catalyse autant la réflexion des nationalistes de toutes allégeances que celle des antinationalistes. Si des membres de l’Alliance laurentienne ont des propos qui frôlent parfois le racisme, Raymond Barbeau pose la question de l’indépendance du Québec en termes de décolonisation de l’empire britannique — comme Papineau en son temps — et définit le Laurentien comme « tout citoyen du Québec ou d’ailleurs qui accepte de vivre en Laurentie, quelles que soient sa culture, sa religion ou son origine raciale ». (p. 86) Barbeau interpelle André Laurendeau, la grande figure du nationalisme canadien-français, avec son maître Lionel Groulx : « On a aussi beaucoup entendu parler depuis quelques années même au Canada français de l’Algérie aux Algériens. Par exemple, M. André Laurendeau a réclamé à plusieurs reprises l’autodétermination pour l’Algérie mais il écrit non moins souvent que la souveraineté du Québec est une évasion, une utopie ! » (p. 85) C’est que Laurendeau, comme O’Connell, anticipe les dangers et les souffrances de l’accession à l’indépendance, la violence en Algérie justifiant selon lui ces craintes. Laurendeau, comme Parent en un autre temps, pose la question du prix à payer pour chaque geste collectif. La question algérienne fait réfléchir René Lévesque, une année avant son « chemin de Damas » de la grève de Radio-Canada. Favorable à la cause algérienne dans ses Point de mire, Lévesque se voit refuser par la France un visa pour aller tourner en Algérie. L’évolution de la situation en Algérie inspire aussi la gauche socialiste de la Revue socialiste qui tient un discours de décolonisation et critique la « pseudo-gauche » de Cité libre, favorable au FLN mais inébranlable à propos de la dissimilitude des expériences algériennes et québécoises. Le retour de de Gaulle au pouvoir tout autant que le terrorisme des deux côtés incitent Cité libre à poser le problème en termes de dangers pour la démocratie de l’aventure indépendantiste algérienne et québécoise, comme si les deux projets et les valeurs qu’ils portent étaient exclusives et inconjugables.
On voit bien dans l’analyse de M. Deleuze l’importance, entre 1961 et 1964, de la question algérienne dans le positionnement des milieux intellectuels et journalistiques et dans le départage des positions. Chacun « s’approprie » l’expérience algérienne. Dans Cité libre même, Jean-Marc Léger en appelle à une gauche nationaliste contre la gauche antinationaliste de la revue, où Guy Cormier refuse toute comparaison entre la décolonisation de l’Algérie et le Québec qui n’est pas une colonie (p. 143). L’année (1962) de la signature des accords d’Evian qui reconnaissent l’indépendance de l’Algérie, P.-E. Trudeau, qui recourt à l’histoire constitutionnelle pour affirmer que le Québec n’est pas « une dépendance politique », résume la position de Cité libre en écrivant qu’un « gouvernement démocratique ne peut pas être “nationaliste”, car il doit poursuivre le bien des citoyens sans égard à leur origine ethnique » (p. 146). La Revue socialiste s’inspire de Fanon et de Memmi, et André Major y décortique « la confédération canadienne, au sein de laquelle nous ne savons même pas comment lutter, [et qui] est subtile au point qu’elle dissimule les rapports entre colonisateurs et colonisés » (p. 166). Jacques Berque, spécialiste du Maghreb et invité à l’Université de Montréal, reprendra dans France-Observateur, cette idée des « formes insidieuses » du colonialisme (p. 175).
Magali Deleuze a donc raison de voir la crise algérienne comme un révélateur du départage des allégeances idéologiques, du nationalisme indépendantiste traditionnel au nationalisme décolonisateur de gauche en passant par le libéralisme de gauche de Cité libre, lui-même dépassé sur sa gauche par les socialistes de la Revue socialiste et de Parti pris naissante. L’auteure suggère aussi avec finesse comment la crise algérienne a contribué à modifier l’image de la France chez les Québécois, ces derniers pouvaient découvrir une France plus moderne, rompant avec son passé colonisateur et impérialiste. Le vent tournait au moment où le Québec ouvrait sa délégation à Paris.
Contribution importante à l’analyse de la pré-Révolution tranquille, l’ouvrage montre de façon convaincante comment s’est ouverte une autre brèche dans le mur du conservatisme et, en particulier, dans le nationalisme de droite interpellé de multiples façons par le libéralisme et le socialisme. Il me semble qu’on voit mieux maintenant le contexte international d’émergence du RIN et les passerelles multiples qui se déploient entre le nationalisme indépendantiste de droite et le socialisme indépendantiste, tous deux interpellés par un démocratisme libéral antinationaliste.
Au-delà de quelques coquilles, le travail de la nouvelle maison d’édition paraît perfectible. On en prendra pour signes une séquence continue de notes (il y en a 382) et le titre courant du chapitre deux qui est en fait celui du chapitre trois.