Voilà une somme de documentation qui tombe bien. À l’heure où un nombre croissant d’études se penchent, dans une perspective épistémologique, sur l’histoire des professions et des savoirs, Annmarie Adams et Peta Tancred ont entrepris de faire le portrait de la pratique architecturale des femmes dans le Canada du xxe siècle. Après la multiplication d’ouvrages sur les femmes architectes qu’ont connue la fin des années 1970 et les années 1980, ce sujet, au sein des gender studies, avait été plus ou moins écarté au profit d’études sur la perception et l’appropriation de l’espace, tandis que, de la situation spécifique des femmes qui choisirent l’architecture pour métier au Canada, on ne pouvait encore que spéculer sur l’adéquation aux situations d’autres pays (États-Unis, Grande-Bretagne, Finlande par exemple), beaucoup mieux documentées. L’architecture au féminin. Une profession à redéfinir et sa version originale en anglais, Designing Women : Gender and the Architectural Profession (University of Toronto Press, 2000) sont arrivés à point pour combler cette lacune de nos connaissances. Car il semble bien exister une « spécificité » canadienne ou, à tout le moins, québécoise, de la pratique de l’architecture au féminin. Plutôt que s’être confinées à l’intérieur des normes de la pratique définies par leurs collègues masculins, les femmes canadiennes auraient redéfini à leur mesure les frontières de la profession architecturale et, en ce sens, auraient contribué à l’évolution de la profession en général. Cette thèse bien féministe conduit le lecteur à travers six chapitres. Adams et Tancred dévoilent d’abord le contexte de la profession et « l’entrée » des femmes, c’est-à-dire leur inscription à titre de membres des associations d’architectes provinciales (obligatoire, dans la plupart des cas, pour exercer sous ce titre la profession d’architecte), puis l’évolution par décennie de ce « statut » des femmes architectes depuis 1921 jusqu’en 1991 : des quelque 20 % de femmes alors recensées parmi les architectes, la moitié, seulement, appartenaient à une association. Le chapitre suivant est en quête du traitement réservé aux femmes par les véhicules institutionnels de la profession et, partant, du rôle réservé par la profession à la femme en son sein. On y découvre les trois champs d’expertise traditionnellement (et pas seulement au Canada) attribués aux femmes : l’architecture domestique, la décoration intérieure et la conservation architecturale. Cette image est pourtant fausse, arguent les auteures : le quatrième chapitre montre comment, dans la réalité, les femmes architectes canadiennes se sont écartées autant de cette image institutionnelle que des champs de pratique de leurs homologues d’autres pays. Apparaît ici le coeur de l’ouvrage et de sa thèse, puisque entrevues et archives d’architecture montrent que des femmes architectes ont largement outrepassé les domaines que leur réservait la profession, soit en « mettant à profit leurs compétences en architecture » (p. 138) dans un autre milieu de travail (ce sont les architectes, assez nombreuses, « désinscrites » des ordres professionnels), soit en explorant des champs inédits de la pratique, dans le cas à peu près exclusif des femmes architectes du Québec, abondamment décrit au quatrième chapitre et détaillé dans le sixième. Ce dernier chapitre, « Le cas du Québec : une expérience distincte », est sans doute le plus riche de l’ouvrage. Au départ de l’hypothèse voulant que les femmes se positionnent à l’avant-garde du changement et, plus précisément, qu’elles dominent l’innovation dans les périodes de transformation sociale, économique ou politique, Adams et Tancred révèlent que les architectes québécoises, massivement « entrées » dans la pratique à l’aube d’une prometteuse Révolution tranquille, ont su profiter de l’occasion pour bâtir des carrières d’envergure dont peu de leurs homologues du reste du Canada peuvent …
ADAMS, Annmarie et Peta TANCRED, L’architecture au féminin. Une profession à redéfinir (Montréal, Éditions du remue-ménage, 2002), 218 p.[Record]
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Lucie K. Morisset
Département d’études urbaines et touristiques
Université du Québec à Montréal