Le paysage montréalais est parsemé de monuments, de statues et de plaques commémoratives de toutes sortes. Dans son ouvrage Making Public Pasts, Alan Gordon soutient que ces témoins durables du passé — des passés — remplissent une fonction qui dépasse le rappel d’un événement ou d’une personne. Pour saisir le sens de ces commémorations, il faut examiner la période qui a vu leur érection et saisir l’intention de ceux qui les ont commandées. La période de 1891 à 1930 vit un grand nombre de monuments se construire. Au cours de ces mêmes années, les processus de commémoration s’institutionnalisent et les gouvernements y assument un rôle de plus en plus actif. L’histoire de Montréal, surtout celle de sa population canadienne-française, traversait une période charnière. L’émergence de nouveaux héros et d’un nationalisme différent de celui du xixe siècle façonnait l’espace public autant que les mentalités. Gordon examine comment l’interprétation de leur passé, par les élites anglophone et francophone de Montréal, a pris forme dans l’érection de marqueurs physiques durables à travers la ville, définissant ainsi pour chacune des territoires autant émotifs que géographiques. Les concepts de mémoire, de mémoire publique, d’identité et d’histoire de groupes nationaux dominent le paysage théorique de l’auteur. Il emprunte largement aux travaux de Maurice Halbwachs sur la mémoire collective, de Jürgen Habermas sur la sphère publique et de John Rawls en ce qui concerne la compréhension du public. Gordon voit une « explosion patrimoniale » à Montréal entre 1891 et 1930, caractérisée par une augmentation sans précédent du nombre de monuments et plaques commémoratives qui font leur apparition durant la période. De plus en plus, un lien émotif et historique étroit s’établissait entre les événements et personnages, dont la mémoire était rappelée, et le paysage où les monuments étaient érigés. Cinq sociétés étaient responsables de la plupart de ces commémorations : la Société historique de Montréal, la Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal, la Commission des sites et monuments historiques du Canada, la Antiquarian and Numismatic Society of Montreal et la Commission des monuments historiques du Québec. Ces sociétés recrutaient leurs membres parmi l’élite montréalaise et constituaient ce que Gordon appelle les « élites patrimoniales ». Parmi ceux-ci, nous retrouvons W. D. Lighthall, Victor Morin et E.-Z. Massicotte, lesquels ont fait partie de plusieurs ou même de toutes ces institutions. Ces élites décidaient de ce qui était important dans l’histoire et de ce qui méritait un mémorial. Leur identité s’affirmait donc dans l’acte de mémoire. Ces commissions, leurs membres, leurs choix, le moment de l’érection des monuments, tous ces facteurs ont construit la perception de la mémoire publique à Montréal. La mémoire publique n’est pas formée que par l’érection de monuments commémoratifs permanents, mais aussi par l’usage d’espace public de manière temporaire pour des célébrations. Bien entendu, celles-ci accompagnaient les cérémonies de dévoilement, mais il existait aussi des festivals annuels dont la visibilité et la permanence les mettent sur le même pied que l’érection de monuments de pierre. Le chapitre intitulé « Public Memories on the Move » examine par exemple le défilé de la Saint-Jean-Baptiste : « Les défilés offrent une représentation plus vraie de la mémoire populaire, puisqu’ils sont ouverts à une participation élargie et ainsi incorporent une versionvivante de la mémoire publique. » (p. 145) L’histoire du défilé de la Saint-Jean-Baptiste illustre bien l’évolution de l’auto-perception des Canadiens français, dans leur présent et leur passé, au cours de la période étudiée. La présence d’autres défilés à Montréal n’échappe pas à l’attention de l’auteur ; comme il le souligne au début de ce même chapitre, les Montréalais ont été témoins d’une multitude de défilés au …
GORDON, Alan, Making Public Pasts. The Contested Terrain of Montreal’s Public Memories, 1891-1930 (Montréal, McGill-Queen’s University Press, 2001), xxxiv-233 p.[Record]
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Gillian I. Leitch
Département d’histoire
Université de Montréal