Abstracts
Résumé
Le fleuve Orange (Afrique du Sud) est l’un des systèmes fluviaux les plus aménagés au monde : les barrages hydroélectriques ont modifié le volume d’écoulement du fleuve et son débit solide a diminué depuis les années 1930. Plus encore, dans son cours moyen inférieur (secteur d’Upington), le fleuve a été contraint entre des digues de 5 à 10 m de hauteur, des chenaux secondaires ont été remplis pour permettre le développement agricole et plus de 10 déversoirs de bas niveau ont été construits à travers le chenal. Dans des conditions similaires, des changements géomorphologiques visibles et rapides (incision du chenal, alluvionnement, etc.) ont été enregistrés dans divers systèmes fluviaux en région semi-aride. Pourtant, l’étude de cartes anciennes (des années 1920) et de photographies aériennes (à partir de 1937) montre une stabilité remarquable des formes fluviales, et ce, même à petite échelle : des bancs sableux et des seuils rocheux sont facilement reconnaissables dans le chenal principal. L’objectif de cet article est d’explorer les différentes hypothèses expliquant cette stabilité, en utilisant le concept de discontinuité et la théorie de la catastrophe, et de confronter les résultats avec les travaux récents sur le fleuve Orange. Notre recherche est basée sur le calcul des puissances spécifiques des crues vicennales, la reconnaissance de terrain (entre 2000 et 2003) et le prélèvement de sédiments, en utilisant la méthode de la courbe de Passega. Nous avons également effectué des comparaisons entre les photographies aériennes et les cartes anciennes et les photographies aériennes les plus récentes à l’aide des outils SIG (MapInfo). À micro-échelle, la progression et la destruction des roseaux (Phragmites australis et Arundo donax) a été utilisée comme indicateur des changements géomorphologiques du chenal. Les résultats montrent que les concepts de stabilité et d’équilibre, et les changements géomorphologiques fluviaux sont plus complexes qu’une simple comparaison statique.
Abstract
The Orange River (South Africa) is one of the most manipulated water system in the world : power dams have modified the flow volume of the river, and the sediment load has been decreasing since the 1930s. Moreover, in the lower middle reaches of the river (Upington region), the river has been constrained between 5 to 10 m high levees, secondary channels have been filled for agricultural development, and more than 10 low level weirs have been built across the channel. In comparable conditions, visible and rapid geomorphological changes (channel incision, aggradation, etc.) have been monitored in various water systems in semi-arid regions. Yet, the comparison between old maps (from the 1920s) and aerial photographs (from 1937 onwards) shows a remarkable stability of fluvial patterns, even at a small scale : sandy banks and rocky outcrops are easily recognizable in the main channel. The aim of this paper is to explore several hypotheses about this stability, using the Serial Discontinuity Concept and the Catastrophe Theory, and confronting the results with recent works on the Orange River. Our research is based on unit stream power calculation for 20-year return floods, field recognition (from 2000 to 2003) and sediment sampling, sorted using the Passega curve methodology. We also made comparisons between old maps and aerial photographs and the most recent aerial photographs using GIS tools (MapInfo). At the micro-scale level, the progression and the destruction of reeds (Phragmites australis and Arundo donax) has been used as an indicator of geomorphological changes in the river channel. The results show that the notion of stability and equilibrium, and fluvial morphological changes are much more complex that the one given by a simple static comparison.
Article body
Introduction
Les rivières à lit rocheux font l’objet de travaux scientifiques renouvelés depuis quelques années (Baker et Kochel, 1988 ; Tinkler et Whol, 1998 ; Whol, 1998). On constate aussi que les grands cours d’eau subtropicaux sont encore peu étudiés, en particulier ceux qui ont entaillé leur lit dans un substratum de roche dure et qui transportent une charge sableuse. En Afrique occidentale et équatoriale, les travaux pionniers de Tricart (1956) sur les formes fluviales caractéristiques des cours d’eau sur socle n’ont pas été réellement repris, de sorte que les travaux portant sur les cours d’eau dont la morphologie est entièrement ou partiellement contrôlée par le substratum rocheux sont rares. C’est aussi le cas des grands systèmes fluviaux de l’hémisphère austral, en particulier l’Orange en Afrique du Sud, sur lesquels les chercheurs disposent de peu de données quantitatives. Les travaux récents de Zawada (1997) sur les paléodépôts fluviaux de ce bassin-versant, puis de Tooth et MacCarthy (2004) sur les conditions d’anabranching de l’Orange sont d’autant plus originaux. Ces derniers auteurs ont montré le caractère mixte de l’anabranching entre Upington et Augrabies, un style fluvial qui associe des chenaux multiples et des îles ; ces dernières sont entaillées dans le substratum métamorphique et partiellement formées d’alluvions sableuses dont le dépôt serait favorisé par la rugosité créée par la végétation et la variabilité du régime hydrologique. Enfin, une modélisation théorique a été récemment réalisée sur les marmites d’érosion de trois secteurs rocheux du lit de l’Orange pour étudier leur rôle dans le retrait des knick points (Springer et al., 2006).
Mais ces descriptions de la morphologie fluviale de l’Orange ne prennent pas en compte un fait majeur : la construction de grands aménagements hydrauliques dans le cours supérieur du fleuve (notamment les grands barrages de Katse au Lesotho, Gariep et Vanderkloof en Afrique du Sud) et la mise en culture d’une grande partie du lit majeur du fleuve lorsque cela était possible. La présente étude analyse la dynamique du dessin en plan d’un tronçon de l’Orange d’une longueur de 289 km, compris entre Boegoeberg et Augrabies, avec l’hypothèse que les aménagements hydrauliques qui ont été réalisés depuis la fin du 19e siècle pour les aménagements locaux et les années 1960 pour la grande hydraulique, en perturbant le fonctionnement hydrologique, ont pu être responsables d’un ajustement des formes fluviales sous le contrôle de la dynamique de dépôt et d’érosion. La réponse habituelle des systèmes fluviaux soumis à l’impact de barrages est une réduction de la charge solide qui se répercute à plus ou moins long terme sur la morphologie du chenal fluvial (Petts, 1984) ; on peut alors s’attendre, en théorie, à une évacuation des sédiments fins et à l’exhumation des formes rocheuses du lit mineur.
L’Orange, un système fluvial fortement perturbé
Le débit naturel des rivières sud-africaines est réputé pour son imprévisibilité prévisible (predictable unpredictability), selon l’expression de Davis (1979). Ceci semble être également valable pour la dynamique fluviale et sa réponse aux aménagements, qu’ils soient locaux ou à grande échelle. Ces rivières sont encore peu connues et, comme l’écrit Jolly (1996 : p. 578), « c’est un sujet de débat de savoir si les effets de la régulation du régime sont plus importants pour les rivières en climat aride et semi-aride que dans les régions tempérées ». Walker (1992) a démontré que c’est dans les zones semi-arides que l’on trouve les plus grandes disparités entre les régimes naturels et régulés. Mais d’autres auteurs, comme Poff et Ward (1992), soutiennent au contraire que les effets des grands ouvrages de régulation sont comparativement mineurs pour ces rivières, du fait que, dans ces zones, les écosystèmes ont une capacité exceptionnelle à absorber les effets des changements.
Malgré la taille de son bassin-versant, l’Orange est un fleuve relativement modeste. Il draine près d’un million de kilomètres carrés en Afrique australe et son débit annuel moyen estimé à l’embouchure est compris, selon les estimations, entre 6,4 et 15 km3 (Basson, 1999 ; UNEP, 1995), ce qui souligne sa très forte variabilité interannuelle largement due à l’occurrence ou à la non occurrence des grandes crues.
Après sa sortie des hautes montagnes du Lesotho, qui lui fournissent l’essentiel de ses eaux, l’Orange présente les trois principales caractéristiques des rivières arides, décrites par Graf (1998). La première étant une variabilité saisonnière et interannuelle marquée des débits, corollaire de la dépendance à l’égard de l’amont. Pendant la saison sèche, de mai à septembre, le débit moyen mensuel naturel[1] de l’Orange ne dépasse pas 200 m3/s alors qu’il dépasse 690 m3/s en février et mars. Ces hautes eaux, dont le débit maximal excède rarement 2 000 m3/s, sont faibles en comparaison aux grandes crues catastrophiques qui ravagent la vallée tous les dix à quinze ans (tabl. I). La dernière, survenue en 1988, a atteint un débit de pointe de 8 200 m3/s à Upington[2]. La seconde étant la déconnexion entre le fonctionnement du fleuve et celui de ses affluents, dont le débit est encore plus irrégulier. Et enfin, l’emboîtement de deux styles fluviaux différents, l’un étant représentatif de longues périodes de faible débit, l’autre, des réajustements provoqués par les fortes crues.
La dynamique hydrologique de l’Orange a été fortement perturbée par la mise en service des grands barrages de Vanderkloof et Gariep sur le cours moyen du fleuve (fig. 1). Ces deux barrages, d’une capacité totale annuelle de 3,5 km3 d’eau, ne sont qu’une partie d’un système de huit transferts d’eau majeurs. Ce système s’articule autour de sept grands barrages qui stockent actuellement 19 km3 d’eau, soit près de deux fois le volume annuel. Quatre-vingt pourcent de cette capacité de stockage, soit 16 km3, a été construite après 1970.
(A) Carte de localisation de l’Orange (Afrique du Sud), des grands barrages et de la région d’étude. (B) Image SPOT de la région d’Upington prise en 2002 retravaillée avec l’indice de végétation normalisé. Les terres irriguées apparaissent en gris clair, le désert dans les teintes foncées et le fleuve en noir.
(A) Location map of the Orange River (South Africa), great dams and the study region. (B) SPOT image of the Upington region taken in 2002 reworked with the standardized vegetation index. Irrigated lands appear in light gray, desert in dark hues and the river in black.
En raison de l’ampleur des aménagements et de l’importance de la charge alluviale, notre premier travail a consisté à repérer les modifications de la topographie fluviale depuis les années 1930. C’est pourquoi nous avons tout d’abord recensé les principaux impacts pouvant affecter la morphologie de l’Orange dans la région d’Upington (tabl. II).
La figure 2 montre l’altération des débits liquides mesurés à Upington, à plus de 800 km en aval des grands barrages, ce qui souligne d’ailleurs la dépendance par rapport à l’amont de cette région. Ces modifications se combinent aussi aux effets des aménagements locaux, dont les principaux impacts sont résumés dans le tableau III.
Évolution des débits depuis la mise en service du barrage de Vanderkloof. (A) Débits moyens mensuels mesurés à Upington entre 1940 et 2005. (B) Débits médians mensuels mesurés à Upington entre 1940 et 2005. (C) Débits maximums annuels mesurés à Upington entre 1917 et 2005. (source : Department of Water Affairs and Forestry, 1992).
Evolution of discharges since putting into service of the Vanderkloof dam. (A) Average monthly discharges measured at Upington between 1940 and 2005. (B) Median monthly discharges measured at Upington between 1940 and 2005. (C) Maximum annual discharges measured at Upington between 1917 and 2005. (Source : Department of Water Affairs and Forestry, 1992).
À partir de la fin du 19e siècle, dans la région d’Upington, l’ensemble du macro-chenal a été progressivement colonisé : le chenal principal a été généralement endigué, les chenaux secondaires comblés et le plancher alluvial a été aplani pour permettre la mise en culture. De nombreux seuils secondaires ont aussi été construits en travers du chenal principal pour installer les prises d’eau des différents canaux d’irrigation. Les photographies aériennes diachroniques de l’île de Renosterkop, à 20 km en amont d’Augrabies, sont une bonne illustration de la technique de mise en valeur de cette région (fig. 3). Ce type de paysage, où il ne reste plus au fleuve qu’un chenal enserré entre de hautes digues (5 à 7 m de hauteur) et envahi aujourd’hui par les roseaux, est très largement dominant entre Boegoeberg et Augrabies, sauf là où la pente est trop forte.
Méthodologie
Dans des conditions comparables, des changements géomorphologiques majeurs et rapides, comme l’incision ou l’alluvionnement des chenaux, ont été constatés dans tous les systèmes fluviaux des régions semi-arides étudiés. Ainsi, le cours moyen du Rio Grande, aux États-Unis, a connu des phénomènes significatifs d’incision 10 ans seulement après la construction de grands barrages dans les années 1950 et 1960 (Lagasse, 1994). Dans un contexte climatiquement semblable mais très différent morphologiquement, Thoms et Walker (1991) ont également décrit des changements importants de la géomorphologie fluviale du cours inférieur de la Murray, en Australie, après la construction de petits ouvrages de dérivation semblables à ceux présents dans la région d’Upington.
L’étude de l’Orange dans le secteur d’Upington se présentait donc comme un cas particulièrement adapté pour étudier les relations encore peu connues entre les aménagements hydrauliques et la morphologie fluviale dans les grands systèmes fluviaux allogènes en zone semi-aride. Dans cette zone peu étudiée, nous avons utilisé principalement deux méthodes d’enquête.
La première méthode d’enquête a été la comparaison de photographies aériennes diachroniques (séries de 1937, 1941, 1963, 1974, 1977, 1994 et 2002). Nous avons pu, après avoir géoréférencé les photographies aériennes avec le logiciel MapInfo, calculer la largeur du macro-chenal et la superficie de divers éléments significatifs (bancs attachés, bancs mobiles, roselières, etc.). Dans certains cas, comme au lieu-dit Majestriver, nous disposions également de cartes anciennes provenant des archives de la section locale d’Upington du Department of Water Affairs and Forestry (DWAF), que nous avons pu numériser et superposer aux photographies aériennes récentes.
Pour la seconde méthode d’enquête, nous avons effectué des prélèvements de sédiments dans des secteurs sélectionnés. Ceux-ci devaient répondre à deux caractéristiques : présenter des bancs alluviaux suffisamment étendus où les formes fluviales pouvaient se développer entre les endiguements et ne pas être complètement envahis par la végétation, ce qui a considérablement réduit les possibilités d’échantillonnage. Les dépôts alluviaux récents ont fait l’objet d’un échantillonnage sur des bancs situés à l’aval du secteur de Louisvale en juillet 2001 (après une crue de 750 m3/s d’une période de retour de 1,2 ans survenue en décembre 2000) et juin 2002 (après deux crues de 1 785 et 1 750 m3/s survenues en décembre 2001 et en février 2002 et de peu inférieures au débit biennal). Les échantillons prélevés dans les formes issues du dépôts de suspension ont été étudiés avec la méthode de l’image CM (Passega, 1957 ; Bravard et Peiry, 1999) ; celle-ci repose sur l’utilisation de deux paramètres, la médiane et le percentile le plus grossier, qui permettent de déterminer les processus de transport et de dépôt[3]. Dans ce secteur, la progression et la destruction des roseaux (Phragmites australis et Arundo donax) ont été utilisées comme indicateur des changements géomorphologiques dans le chenal principal du fleuve.
Ces travaux demandaient au préalable une description précise de la dynamique fluviale, fondée sur le calcul des puissances spécifiques pour certains débits caractéristiques. Cela nous a permis de distinguer huit types morphologiques principaux (tabl. IV). Notre classification, réalisée à partir de l’observation des formes fluviales[4], rejoint dans les grandes lignes les travaux de Tooth et McCarthy (2004), mais en distinguant les formes d’anastomose (de type roche en place, alluviale ou mixte) et en prenant en compte les aménagements locaux qui masquent parfois complètement les formes fluviales originelles.
Résultats stabilité et mobilité des formes fluviales
Le premier résultat de l’étude des photographies aériennes et des cartes anciennes est, pour l’ensemble des secteurs fonctionnels considérés, la remarquable stabilité en plan des formes fluviales entre le début du siècle et aujourd’hui, tant pour le type anastomose en lit rocheux, où la résistance de la roche en place pourrait expliquer ce phénomène, que dans les secteurs d’anastomose mixte aménagée.
Nous détaillons ici le cas du coude de Matjesriver (fig. 4), où nous avons trouvé dans les archives du DWAF une carte ancienne datée de 1925. La comparaison de cette carte avec le cadastre récent (1980) montre le comblement des chenaux secondaires qui n’étaient probablement pas en eau lors des fortes crues et qui sont aujourd’hui isolés par une digue presque continue[5]. Mais les deux points intéressants pour notre propos sont la stabilité du seuil rocheux situé au centre du chenal et les bancs de sable situés en aval que l’on retrouve exactement à la même position. D’autres comparaisons entre les photographies aériennes du survol de 1937 et celle de 2002 montrent sur l’ensemble de la zone comprise entre Boegoeberg et Augrabies la même stabilité des formes fluviales alors qu’elles ont été déconnectées du reste du macro-chenal et que les débits liquides et solides venant de l’amont ont été modifiés par le système de transfert. La seule différence notable entre les observations actuelles et les données issues des photographies aériennes est le développement en certains endroits de roseaux (Phragmites australis et Arundo donax).
La stabilité inattendue des formes fluviales, étant donné l’ampleur des aménagements, ne signifie pourtant pas pour autant l’absence de dynamiques fluviales importantes. Cela nous a donc conduit à affiner les méthodes d’investigation en tenant compte des effets des grandes crues (période de retour de vingt ans) qui envahissent tout le macro-chenal, dont les bancs sableux et les roselières.
Ce travail a été mené sur des bancs alluviaux situés à quelques kilomètres en aval d’Upington. Comme dans le cas de Matjesriver, la superficie totale des bancs sableux en 1941 et 1994 (16,2 ha en 1941, 15,1 ha en 1994[6]) et leur position (forme en croissant, disposition en aval des rapides) est la même (fig. 5). Toutefois, une étude plus détaillée montre une plus grande mobilité. Le facteur déterminant est le passage de grandes crues (période de retour de 20 ans, Q20 ans). Ainsi, après la crue de 1974, le banc a presque complètement disparu, ne couvrant plus que 6,6 ha, mais trois ans plus tard, il est presque entièrement reconstitué. Il y a donc bien un changement radical de la morphologie fluviale lors des grandes crues et un retour rapide à l’état antérieur.
La dynamique fluviale a cependant subi une modification fondamentale depuis 1976, date à laquelle apparaissent les roseaux dans le lit fluvial, avant leur prolifération. Cette colonisation végétale est probablement due à une combinaison de facteurs incorporant la forte réduction des crues petites et moyennes, l’eutrophisation des eaux fluviales par la colature en aval des périmètres irrigués ainsi que le maintien d’un débit minimum à l’aval des barrages. Les roseaux ont pour effet d’augmenter la rugosité, de piéger les matières en suspension organiques et minérales et d’augmenter la résistance des formes lors des crues petites et moyennes.
L’image de Passega (fig. 6) montre en effet la succession de deux dynamiques : (1) la petite crue de décembre 2000 n’a déplacé que du sable et des granules par suspension graduée et roulement et des fines incorporant du limon se sont déposées dans les roselières demeurées intactes. (2) Les deux crues de l’été austral 2001-2002 ont provoqué une importante fossilisation des secteurs de roselière et de saulaie jeune par le sable ainsi que des phénomènes réduits d’affouillement dans la roselière. La suspension graduée gagne en importance dans les milieux de sédiments, au détriment des limons qui sont exportés vers l’aval.
Le bilan de trois petites crues est nettement positif sur le plan sédimentaire, la végétation riveraine contribuant à créer une rétroaction positive depuis la fin des années 1970. Même la crue de 1988 (8 500 m3/s, soit Q20 ans) n’a pas été capable de détruire les formes construites si l’on se réfère au tracé en plan ; il n’est pas certain qu’elle ait eu une grande efficacité pour réduire la hauteur des formes construites.
L’étude du lit de l’Orange sur une période d’environ 75 ans, dans le secteur représentatif d’Upington, a donc permis de constater que l’anastomose mixte (alluvions et substratum) est une forme stable en plan. L’énergie fluviale est utilisée pour transporter la charge, sans influence notable sur le substratum rocheux à l’échelle contemporaine. L’étude de la dynamique des petites crues montre que les processus d’accumulation prédominent entre deux grandes crues.
Hypothèses d’interprétation et discussion
Le fonctionnement du lit actif de l’Orange nous a conduit à formuler trois hypothèses sur le fonctionnement de ce système fluvial. La première est qu’un seuil à partir duquel les changements du système dans son ensemble se manifesteront n’a pas encore été franchi. Lagasse (1994) a ainsi montré que dans le cas du Rio Grande, les métamorphoses fluviales ne se sont produites que lorsqu’un pavage de galets a été brisé. Or les grands barrages Vanderkloof et Gariep, construits il y a un peu plus de trente ans, sont situés à plus de 800 km en amont. Il est donc envisageable que le transfert de l’amont vers l’aval de la vidange du sable en situation de dépôt ne se soit pas encore réalisé[7].
Il est également possible que les effets des grands aménagements soient contrebalancés par les aménagements locaux, voire qu’il existe des boucles de rétroaction négatives qui contrebalancent les perturbations anthropiques. Selon le concept de discontinuité (Serial Discontinuity Concept) de Stanford et Ward (1983), les rivières auraient tendance à revenir aux conditions écologiques initiales après une perturbation. La direction et l’extension des changements dépendent de la variable considérée et de l’emplacement du barrage dans le continuum fluvial, tel qu’il a été défini par Vannote en 1980. Or, comme le notent ces auteurs, les modèles prédictifs des grands barrages ne rendent compte que d’une partie des impacts attendus. Stanford et Ward (2001) ont examiné la pertinence du système au regard des recherches réalisées depuis plus de quinze ans et les variations par rapport aux impacts attendus. La principale distorsion est due au fait que, comme l’a souligné Bravard (1987 : p. 395), « la dynamique observable enregistre à la fois le fonctionnement de l’écosystème et une dérive plus ou moins rapide imputable aux perturbations ». Il existe donc « une tendance à sous-estimer que la perturbation va s’insérer dans un environnement souvent instable ». Cette instabilité peut être due à une évolution naturelle, mais aussi à la déstabilisation par d’autres ouvrages (très petits barrages, dérivations, seuils artificiels, digues, obturation des chenaux secondaires), ce qui correspond tout à fait à la région d’Upington.
Enfin, la théorie de la catastrophe (Catastrophe Theory) présentée par Graf (1988) dans son étude générale sur les rivières en milieu semi-aride ouvre une troisième perspective. Cette théorie, dérivée des travaux du mathématicien R. Thom, est, comme le souligne Graf dès 1979, avant tout descriptive[8]. Mais elle permet notamment de comprendre l’existence simultanée de plusieurs formes d’équilibre dans un même système. Ainsi, selon cet auteur (Graf, 1979 : p. 63), « s’il y a deux facteurs de contrôle (comme les forces et les résistances) et une variable de réponse (comme la largeur du chenal), alors le système va montrer deux états d’équilibre, avec un passage de l’un à l’autre qui peut être graduel ou abrupt ». Cette théorie présente plusieurs difficultés pratiques, comme la définition de facteurs de contrôle appropriés et l’obtention de mesures suffisamment précises, mais aussi théoriques. La théorie est descriptive et non explicative, a fortiori prédictive. Elle suppose que tous les systèmes fluviaux tendent vers un état et atteignent, au moins pendant une brève période de temps, un état d’équilibre. Or, comme le souligne Graf, il est possible qu’au moins certaines rivières ne répondent pas à cette tendance dans les déserts et sur leur marge. Dans le contexte de l’Orange, notre objectif n’est pas ici de valider ou non cette théorie, mais plutôt de voir en quoi cette perspective peut aider à comprendre les évolutions constatées sur le terrain. Nous avons ainsi vu que dans le cas de Louisvale la morphologie fluviale correspond à deux types de fonctionnement, l’un pour les basses eaux (essentiellement la disposition des bancs de sable), l’autre pour les fortes crues (le substrat rocheux). L’existence simultanée de ces deux positions d’équilibre explique pourquoi la résilience est si importante dans le cas de l’Orange et pourquoi la stabilité sur le temps long peut masquer des fortes dynamiques sur le temps court.
Il est pour le moment impossible de trancher définitivement entre ces différentes hypothèses, de nombreuses questions restant en suspens. Il n’existe aucune donnée sur l’importance des stocks sédimentaires entre les grands barrages et Boegoeberg. Il est possible que leur épuisement induise à terme de profondes modifications de la morphologie fluviale. On ne sait également que peu de choses sur le rôle des affluents locaux qui lors de leur rares courtes et fortes crues (la Hartebees) déversent une forte charge sédimentaire dans le macro-chenal de l’Orange, charge que ce dernier ne serait pas capable de mobiliser. Enfin, cela fait 18 ans qu’il n’y a pas eu de grande crue (Q20 ans). Un événement de cette ampleur pourrait révéler des changements sous-jacents.
Conclusion
Les résultats de cette recherche suggèrent que les notions de stabilité, d’équilibre et les changements de la géomorphologie fluviale ne peuvent être interprétés directement à travers l’étude simple d’une comparaison directe entre un avant et après qui serait la construction des grands barrages. L’absence d’une métamorphose fluviale spectaculaire ne permet d’induire une absence d’impacts des divers aménagements hydrauliques.
L’installation récente de la végétation sur les marges du lit mineur pourrait créer une situation nouvelle favorable à la capitalisation des sédiments fins et, à court et moyen terme, à une métamorphose de la bande active au profit d’un chenal plus étroit. À plus long terme, les crues pourraient évacuer les sédiments fins vers l’aval et exhumer les formes en roche dure (l’Orange devenant alors une véritable rivière à lit rocheux), sans que l’on sache quelle sera la durée de vie des barrages ni la dynamique à long terme des apports provenant des affluents. Seule la prise en compte des dimensions spatiales et temporelles des formes fluviales peut permettre de comprendre et interpréter la stabilité apparente des formes fluviales de l’Orange.
L’Orange est donc un type de rivière aride particulièrement complexe. Le caractère imprévisible de sa dynamique est lié à une hydrologie naturelle erratique et aux impacts des barrages ; elle interfère également avec des facteurs locaux (végétalisation des marges, rôle des affluents qui se comportent comme des oueds, rôle du substratum rocheux du lit mineur dans la fixation des sédiments fins). Le manque de données et de recul dans l’évaluation du changement lui-même et de ses causes incitent à la prudence quant à la projection du fonctionnement dans le futur.
Appendices
Remerciements
Les auteurs tiennent à remercier la section locale du Department of Water Affairs and Forestry (DWAF) à Upington pour leur aide (B. Conradie), la Division hydrologie à Pretoria et le Chief Directorate Surveys and Mapping pour les droits de reproduction des photographies aériennes. Les analyses sédimentaires ont été effectuées par le Laboratoire rhodanien de géographie de l’environnement. Les lectures critiques d’André G. Roy et d’un évaluateur anonyme ont permis d’améliorer ce manuscrit.
Notes
-
[1]
Avant la construction des grands barrages.
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[2]
Ce débit est toujours atteint ou dépassé lors des crues qui ravagent tout le lit mineur, comme celles survenues en 1925, 1934, 1944, 1956, 1967, 1974 et 1976. Zawada (1997), en étudiant les dépôts de laisse de crue, a retrouvé la trace de 13 crues comprises entre 10 200 et 14 660 m3/s depuis 5500 ans. Ses observations ne suggèrent pas un changement hydrologique majeur et sont cohérentes avec les données mesurées.
-
[3]
La morphologie de l’Orange reste très mal connue parce que l’on ne connaît pas l’âge des dépôts sédimentaires formant les îles principales, ni la profondeur du substratum sous les alluvions, sauf en de rares endroits où des drains ont été creusés. Ni le DWAF, ni la section locale du Council for Geosciences ne disposent de données sur ce sujet. Seules les données hydrologiques sont connues avec une bonne précision depuis les années 1930 (DWAF, 1992).
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[4]
Les valeurs des pentes et des puissances spécifiques pour les secteurs, les ensembles et les unités fonctionnelles ont été calculées ultérieurement.
-
[5]
La comparaison avec la photographie aérienne de 2002 ne montre pas plus de changements.
-
[6]
Les superficies indiquées ont été mesurées sur les photographies aériennes à l’aide du logiciel MapInfo.
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[7]
Le barrage Gariep (H.F. Verwoerd, capacité de stockage de 5,9 km3) a été mis en service en 1971 et celui de Vanderkloof (P.K. Le Roux, capacité de stockage de 3,2 km3), en 1976.
-
[8]
Pour R. Thom, le terme catastrophe est uniquement descriptif de figures géométriques particulières et ne se réfère aucunement à des événements particuliers.
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List of figures
(A) Carte de localisation de l’Orange (Afrique du Sud), des grands barrages et de la région d’étude. (B) Image SPOT de la région d’Upington prise en 2002 retravaillée avec l’indice de végétation normalisé. Les terres irriguées apparaissent en gris clair, le désert dans les teintes foncées et le fleuve en noir.
(A) Location map of the Orange River (South Africa), great dams and the study region. (B) SPOT image of the Upington region taken in 2002 reworked with the standardized vegetation index. Irrigated lands appear in light gray, desert in dark hues and the river in black.
Évolution des débits depuis la mise en service du barrage de Vanderkloof. (A) Débits moyens mensuels mesurés à Upington entre 1940 et 2005. (B) Débits médians mensuels mesurés à Upington entre 1940 et 2005. (C) Débits maximums annuels mesurés à Upington entre 1917 et 2005. (source : Department of Water Affairs and Forestry, 1992).
Evolution of discharges since putting into service of the Vanderkloof dam. (A) Average monthly discharges measured at Upington between 1940 and 2005. (B) Median monthly discharges measured at Upington between 1940 and 2005. (C) Maximum annual discharges measured at Upington between 1917 and 2005. (Source : Department of Water Affairs and Forestry, 1992).