Article body

Introduction

Depuis la fin du xxe siècle, la géographie des investissements miniers s’est déplacée vers le Sud global, à la faveur des réformes de libéralisation économique (Bridge, 2004). Mais il se pourrait que l’Europe retrouve une place dans l’économie minière contemporaine. En 2008, la Commission européenne présente l’initiative Matières premières (IMP) pour sécuriser l’accès de l’industrie européenne aux matières premières. L’une des trois lignes d’action consiste à encourager l’approvisionnement depuis des sources européennes. Il s’agit de limiter la dépendance à l’égard des producteurs extraeuropéens, mais aussi de dynamiser l’économie des régions les plus fragiles du continent : « les industries extractives sont l’un des moteurs de la croissance économique dans certaines régions européennes ultrapériphériques », est-il affirmé lors de la présentation de l’IMP au Parlement européen[2]. Depuis, une trentaine de nouveaux projets miniers ont vu le jour, portant à plus d’une centaine le nombre de mines métalliques en Europe[3]. L’Espagne est une terre d’élection du processus de réactivation minière : une dizaine de mines ont recommencé à produire de l’or, du zinc et surtout du cuivre ; d’autres projets sont en voie d’approbation. C’est en Andalousie que la relance est la plus engagée, avec sept nouvelles mines métalliques qui représentent 40 % de la valeur de la production minière nationale[4]. Espérant dynamiser la croissance et l’emploi, les autorités andalouses s’efforcent de réformer la législation minière régionale et nationale, et participent à des réseaux de recherche européens sur la « mine du xxie siècle » et à l’organisation de rencontres internationales avec des acteurs de l’industrie minière à Séville.

De l’Union européenne à l’Andalousie, le présent article s’intéresse aux fondements politiques de la relance minière. L’économie est un objet de gouvernement façonné par la politique, autrement dit par la mobilisation de valeurs qui permettent d’établir des alliances de manière à modifier ou à maintenir les institutions (Smith, 2016). Comment comprendre que la réouverture de mines métalliques émerge comme une solution d’action publique ? L’article développe un premier niveau de réponse à partir du rôle des discours institutionnels dans l’avènement de la relance minière. Ceux-ci sont appréhendés comme une pratique sociale à part entière, constitutive des processus de définition des problèmes, de construction des solutions, de légitimation des décisions (Zittoun, 2013). La formation des discours institutionnels, qui sont avant tout des discours autorisés, repose sur un double principe de stabilisation des énoncés et d’effacement de la conflictualité, à travers des pratiques qui visent à « organiser la polyphonie, réduire la dissonance, produire la cohérence » (Krieg-Planque et Oger, 2010, p. 93). L’article s’attache au « travail de conviction » décelable dans de tels discours institutionnels, au sens d’une argumentation déployée vis-à-vis d’un large public pour convaincre du bien-fondé d’une solution d’action publique – à la différence des discours de persuasion, qui reposent sur des interactions directes avec un nombre restreint d’interlocuteurs (Zittoun, 2013). L’ambition de l’article est ainsi de comprendre comment la relance minière est soutenue par un travail discursif qui, à travers la clôture des horizons de possibilités, limite la formulation d’énoncés publics alternatifs et anticipe sur d’éventuelles critiques. Si les discours institutionnels donnent à voir la circulation d’énoncés qui justifient la relance minière, ils contribuent aussi à la produire dès lors qu’ils donnent lieu à la définition de programmes d’action autour desquels se regroupent des acteurs favorables à cette solution.

Figure 1

Cartographie des réseaux institutionnels de la relance minière[*]

Cartographie des réseaux institutionnels de la relance minière*
*

Les noms en gras concernent les institutions publiques ou privées intervenant directement dans le secteur minier

Source : Auteure

-> See the list of figures

L’article met d’abord en lumière la fabrique d’un énoncé consensuel de la relance minière en s’intéressant à la formulation de problèmes, de solutions d’action publique et aux procédés discursifs qui permettent d’en gommer les contradictions latentes (I). L’approche inductive (supra, encadré 1) a ensuite fait émerger deux grandes lignes d’action promues par les pouvoirs publics pour favoriser la relance minière : le soutien d’activités de recherche et d’innovation au service des industries extractives (II) et la modernisation de l’administration des sous-sols (III). L’article éclaire ainsi la force performative de l’impératif de relance minière, dans la mesure où celui-ci se traduit dans des programmes d’action qui visent à mettre en place les conditions techno-scientifiques et légales favorables à l’investissement privé dans l’extraction minière.

1. L’énoncé consensuel de la relance minière

L’élaboration d’un récit favorable à la relance minière repose sur la construction d’un ordre temporel et causal qui rend « les problèmes sociaux compréhensibles et accessibles à l’action humaine » (Radaelli, 2000, p. 227). L’argumentation qui met en évidence des problèmes et des solutions, et les formulations sur lesquelles elle se fonde, contribuent à la production d’un énoncé consensuel de l’impératif minier. Celui-ci articule trois répertoires argumentatifs : l’affirmation répétée et naturalisée d’un problème, celui du « besoin vital » de matières premières ; le constat d’une sous-exploitation de gisements qui permettraient de satisfaire ces besoins ; et l’émergence d’une formule – l’« approvisionnement durable » – qui efface les contradictions latentes de la relance minière comme solution d’action publique.

1.1 L’affirmation d’un « besoin vital »

Malgré la relative diversité des documents du corpus, leur lecture successive donne parfois l’impression d’une forte redondance. C’est notamment le cas des phrases liminaires. De manière routinisée, elles mettent en évidence un constat naturalisé : le caractère « crucial », « essentiel » ou encore « vital » des matières premières.

forme: 2206002.jpg

Ces exemples donnent à voir la circulation d’un « énoncé » de la relance minière – les énoncés étant des « discours dont la particularité est de se répéter dans de nombreuses interactions discursives comme autant de variations » (Zittoun, 2013, p. 113). Dans la continuité de l’analyse des procédures de raréfaction des discours, qui, selon Michel Foucault, permettent de contrôler la production des discours, « d’en conjurer les pouvoirs et les dangers, d’en maîtriser l’événement aléatoire » (Foucault, 1971, p. 10‑11), l’étude de la stabilisation des énoncés traduit l’objectivation de « problèmes », mais aussi de « solutions » d’action publique.

L’énoncé du besoin vital de matières premières est cadré de manière consensuelle en faisant référence à une diversité d’enjeux. L’accès aux matières premières est présenté comme crucial pour la vitalité des industries, mais aussi pour l’emploi et la qualité de vie de l’ensemble de la société (cf. les fragments en italiques dans les extraits ci-dessus). Ces discours font aussi référence à un impératif d’ordre écologique, comme en témoigne l’extrait suivant de l’IMP présentée en novembre 2008 :

L’UE dépend fortement des importations de métaux de « haute technologie », tels que le cobalt, le platine, les terres rares et le titane […] L’UE ne pourra pas maîtriser l’évolution vers une production durable et des produits respectueux de l’environnement sans ces métaux de haute technologie. Ces métaux jouent un rôle prépondérant dans le développement de « technologies environnementales » innovatrices destinées à renforcer l’efficacité énergétique et à réduire les émissions de gaz à effet de serre[8].

En connectant les besoins en matières premières à ceux de l’économie « verte », à travers le développement de « technologies environnementales », une variété de motifs sont agrégés, de la défense de l’industrie européenne à celle de l’environnement. Des pénuries affecteraient donc l’ensemble de la société. Un tel cadrage du problème de l’approvisionnement rend nécessaire et urgente l’intervention des pouvoirs publics.

1.2 L’exploitation de « gisements sous-exploités » comme solution nécessaire

La construction du problème repose sur un chaînage à la fois causal et temporel entre une situation étiquetée comme problématique, ses causes et ses effets attendus si ceux qui sont pointés comme des responsables n’agissent pas en conséquence (Zittoun, 2013, p. 59). Les documents consultés mettent en avant plusieurs causes au problème de l’accès aux matières premières, autour des incertitudes entourant l’offre (vulnérabilité vis-à-vis des sources extraeuropéennes, restrictions à l’exportation des grands producteurs comme la Chine) et la demande (croissance asiatique, besoins inédits avec le développement des « technologies environnementales »). Intervient alors un constat récurrent : celui de la sous-exploitation du potentiel minier européen[9]. L’une des solutions proposées est donc l’adoption de mesures mettant en valeur le « potentiel minier européen ». Présentée comme une responsabilité conjointe des acteurs industriels et des États, elle devra être favorisée par le soutien public à la recherche et à l’innovation, des réformes du code minier, des procédures administratives et des politiques publiques adaptées.

To reduce European industry’s dependence on non-EU virgin raw materials, the European Commission promotes the following policies : Mining is a key approach to tap Europe’s unexploited minerals at a depth of 500-1,500 metres, including critical raw materials, with estimated value of about €100 billion […][10].

Aux côtés du recyclage et de la diplomatie des matières premières, l’exploitation minière est présentée comme une « politique publique » pour résoudre le problème de l’approvisionnement en matières premières. Elle est appelée à prendre place dans des espaces mixtes composés d’acteurs publics et privés.

La promotion d’une relance minière publique-privée est reprise par des pouvoirs publics comme la Région d’Andalousie, qui a adopté en 2015 la « Stratégie minière 2020 » pour relancer l’exploitation des gisements andalous[11]. Son intitulé fait référence aux programmes économiques de l’Union européenne (la « stratégie Europe 2020 » est le programme en faveur de la croissance et de l’emploi) ; le texte invoque l’IMP et le cadre européen à plusieurs reprises[12]. Mais la propagation de cette solution dans l’espace repose aussi sur sa capacité à traiter des problèmes locaux. En Andalousie, les autorités mettent l’accent sur le potentiel de la relance minière en termes d’emplois et de croissance. « La grande capacité d’entraînement de l’industrie extractive, capable de mobiliser autour d’elle des ressources, des emplois et des investissements en recherche, développement et innovation [I+D+i], est prioritaire pour le développement de notre économie[13] », précisent ainsi les auteurs de la Stratégie minière 2020. L’Andalousie est parmi les régions les plus durablement touchées par la crise espagnole : en 2015, le taux de chômage est encore de 30 %, dix points au-dessus de la moyenne nationale. La Stratégie minière 2020 est alors présentée comme rejoignant le Programme pour l’emploi 2014-2020 de la région andalouse, dès lors qu’elle soutient la « renaissance industrielle » de la région, le développement des énergies renouvelables, la promotion de l’emploi et la lutte contre la pauvreté. De la sorte, la relance minière apparaît comme une nécessité absolue, d’ordre presque moral tant le niveau du chômage est élevé. L’Association des entreprises minières d’Andalousie (AMINER) mobilise souvent cet argument :

L’Andalousie dispose de ressources naturelles de grande valeur, qui apportent un avantage comparatif par rapport aux autres territoires. Profiter de ces ressources au bénéfice de la société est une obligation. Les gaspiller, une irresponsabilité […] Peu de secteurs ont le potentiel de création d’emplois qu’offre l’industrie minière métallique[14].

Un tel argument est repris par les autorités régionales, qui se réfèrent aux estimations d’AMINER pour avancer que les quatre mines actives en 2014 généraient 3 000 emplois directs et 15 000 emplois indirects. Il s’ensuit que « le gouvernement andalou est désireux de soutenir l’activité extractive et a la responsabilité de le faire, étant donné que c’est une source d’emplois et de richesse[15] ». L’impératif de relance minière, qui repose ici sur l’argument de la création d’emplois, opère d’autant mieux que certaines « formules » concourent à neutraliser symboliquement les contradictions à l’oeuvre.

1.3 La formule de l’« approvisionnement durable » ou la neutralisation des contradictions

La notion de « formule » travaillée par Alice Krieg-Planque est d’utilité pour analyser la stabilisation d’un discours consensuel sur un objet souvent polémique. A. Krieg-Planque définit la formule comme « un ensemble de formulations qui, du fait de leurs emplois à un moment donné et dans un espace public donné, cristallisent des enjeux politiques et sociaux que ces expressions contribuent dans le même temps à construire » (Krieg-Planque, 2009, p. 7). L’une des formules à partir desquelles A. Krieg-Planque a élaboré ses analyses est celle de « développement durable », dont elle souligne l’efficacité en termes d’effacement des contradictions, de neutralisation des conflits et d’inhibition des contre-discours (Krieg-Planque, 2010). La formule « développement durable » revient fréquemment dans les documents de l’échantillon ; elle est souvent associée à des expressions qui, si elles ne se sont pas encore imposées comme des formules, au sens d’un référent social aussi évident pour le sens commun que « mondialisation » ou « fracture sociale », qualifient les activités extractives de « durables ».

Figure 2

Variantes autour de la formule émergente « sustainable supply »

Variantes autour de la formule émergente « sustainable supply »
Source : Auteure

-> See the list of figures

Les nuages de mots (dont la taille varie en proportion du nombre d’occurrences) ont été réalisés avec le logiciel ATLAS.ti à partir de 109 expressions que j’ai regroupées sous un même code, du fait qu’elles associent le qualificatif « durable » (sustainable / sostenible) à des activités nécessaires à l’extraction de matières premières. Ces fragments ont été relevés dans 11 documents sur 14[16]. À gauche de la figure 2, le nuage comprend tous les mots inclus dans les fragments codés. À droite, un filtrage des mots répétés au moins cinq fois permet de visualiser les variantes les plus fréquentes de ce qui est qualifié de « durable » : supply, mining, management, production. La formulation « approvisionnement durable » (« sustainable supply », « suministro / aprovechamiento sostenible ») est celle qui revient le plus, représentant près d’un tiers des occurrences (35 des 109 fragments codés). S’approvisionner en quoi ? Quand le complément d’objet est précisé, il s’agit généralement de matières premières (raw materials), parfois de minéraux (minerals). La référence au caractère minier de l’industrie est donc souvent éludée par le choix de mots, insistant sur l’origine naturelle de matières « premières », « minérales ».

La formule consolide la construction de la relance minière comme une solution consensuelle en effaçant les contradictions qui se logent derrière l’expression « approvisionnement durable », dont la mise en oeuvre pose la question de l’impact environnemental ou des conditions de travail. En Espagne, si les syndicats et autorités locales se montrent souvent favorables à des projets miniers qui s’accompagnent de promesses de création d’emplois, les associations écologistes se montrent souvent très critiques. Dénonçant les risques environnementaux et sanitaires que les mines font courir aux territoires où elles s’implantent, ces associations disposent de ressources et de savoir-faire qui peuvent mettre en péril les projets miniers[17]. L’anticipation de la critique écologiste est probablement déterminante dans l’émergence de la formule « approvisionnement durable ». En quelques mots qui circulent d’un énoncé à l’autre, elle cristallise le cadre hétéroclite sur lequel prend appui la relance minière, réconciliant des enjeux hétérogènes parfois contradictoires (Jegen, 2014) – de la lutte contre le réchauffement climatique à la vitalité de l’industrie européenne. Notons que le repérage d’une formule émergente de l’approvisionnement durable en matières premières ne tient pas à une analyse internaliste, d’ordre purement linguistique : « une formule n’existe pas en elle-même, mais en relation avec des acteurs qui la portent, et avec des événements qui la favorisent » (Krieg-Planque, 2012, p. 113). L’émergence de la formule « sustainable supply » est la trace discursive de réseaux d’acteurs, d’événements, de principes et de programmes d’action qui visent à neutraliser les contradictions sous-jacentes à la relance minière européenne.

2. La fabrique scientifique de la relance minière

Au-delà des processus de justification et de resserrement de l’horizon des possibles observés précédemment, les discours institutionnels de la relance minière contribuent en pratique à l’avènement de la relance minière. La présente section explore le premier domaine dans lequel se déploie l’action publique pour soutenir la relance minière : celui de la politique scientifique.

2.1 Passés, présents et futurs miniers : le pouvoir performatif des projections économiques

Il est un type de savoir récurrent dans les documents examinés : le savoir économique, qui permet de formuler des projections sur l’état futur de l’offre et de la demande. L’expertise économique est centrale pour formuler le problème de l’approvisionnement en matières premières, qui est d’abord un enjeu industriel. En témoigne l’avis du Conseil économique et social de l’Union européenne, formulé dès 2006, qui alerte sur les risques de pénuries en matières premières pour l’approvisionnement des industries européennes[18]. Le document soulève de multiples incertitudes concernant la géopolitique des grands producteurs de matières premières (tels que la Chine, la Russie, l’Argentine ou encore l’Inde, qui tendent à adopter des mesures de restriction à l’exportation), les possibilités d’épuisement des réserves de certains minerais ou encore les hausses subites de la demande face à une offre peu flexible. Les représentants d’intérêts industriels sont ceux dont les documents mobilisent le plus l’expertise économique pour construire leur argumentation[19]. Mais celle-ci joue aussi un rôle central dans les discours formulés par des acteurs publics, à l’échelle européenne comme à l’échelle andalouse.

Les effets actuels de la crise financière freinent la hausse de la demande mondiale de matières premières, mais les niveaux de croissance des économies émergentes devraient continuer à exercer une forte pression sur la demande de matières premières. Si les dépenses de prospection ont récemment augmenté […], la vitesse et l’ampleur de la hausse de la demande devraient déboucher sur une situation d’offre restant inférieure à la demande, un phénomène que les économistes désignent par le terme de « super-cycle »[20].

The National Minerals Policy should take into account the predicted medium to long-term demand for raw materials, ensuring that there is a sufficient stock of local reserves with access, which is an inherent part of local spatial planning[21].

Ces fragments de discours de la Commission européenne (2008) et du Partenariat européen d’innovation sur les matières premières (2011) dessinent un futur imaginé du marché des matières premières qui renforce l’injonction à soutenir publiquement la relance minière. En Andalousie, la production d’anticipations fictionnelles est marquée par la préoccupation pour la relance de la croissance et de l’emploi.

On observe à grands traits une récupération du secteur tant en termes d’emploi que de VAB (valeur ajoutée brute) de l’industrie extractive ces dernières années, la VAB minière représentant 3,95 % du total industriel, alors qu’elle était à 2,25 % en 2010. Cette augmentation se manifeste aussi dans la croissance du pourcentage que représente l’industrie minière andalouse par rapport à l’industrie minière nationale, atteignant 25,8 % en 2013, contre 18,4 % en 2010, selon les données de la Estadística minera de España [Statistique minière d’Espagne]. La prévision pour les prochaines années est une tendance à la hausse des principaux indicateurs du secteur, en tenant compte des nouveaux projets miniers en cours de gestion administrative[22].

Selon la sociologie des « promesses technologiques » (Van Lente, 2017), les images du futur façonnent les décisions prises dans le présent. Conceptualisant les projections économiques comme des « anticipations fictionnelles », Jens Beckert (2013) souligne que la fiction n’est pas tant ce qui n’est pas réel que ce qui crée un monde à part, imaginaire. Sans présumer de l’exactitude de la fiction, l’usage de cette notion permet de souligner la valeur performative de ces récits, dès lors qu’ils influent sur les représentations et sur les décisions prises : « les représentations fictionnelles d’états futurs façonnent les anticipations et apportent des justifications aux décisions, réduisant toute désorientation possible des preneurs de décision étant donné l’ouverture du futur » (Beckert, 2013, p. 235). La mise en récit d’un futur marqué par une hausse de la demande en matières premières, d’une part, et par la vitalité d’un secteur à même de relancer l’emploi dans des régions durablement exposées à la crise, d’autre part, agit comme une injonction supplémentaire à la relance minière. La « fermeture des futurs » repose ainsi sur des prédictions et des promesses audibles dans le langage dominant, laissant à l’écart des futurs alternatifs (Brown et al., 2000). Les « scénarios du futur » (ibid.) ou « anticipations fictionnelles » renforcent l’injonction à agir au plus vite. Cette injonction trouve à se réaliser à travers le soutien à la recherche et à l’innovation en matière d’accès aux matières premières.

2.2 Une « politique de la connaissance » au service de la relance minière

Dès 2008, la Commission européenne promeut des initiatives scientifiques au service de l’« approvisionnement durable ». De l’innovation à la production d’une conscience collective du besoin en matières premières, il s’agit de soutenir une science productive, au service des industries. Cette approche rejoint la « politique de la connaissance » appelée par le Conseil européen réuni au sommet de Lisbonne en 2000 : l’« espace commun de la recherche et de l’innovation » doit produire un savoir directement utile à la croissance européenne, par le biais d’innovations et de compétences humaines valorisables (Bruno, 2008). Force motrice de la compétitivité européenne, cette politique de la connaissance associe, au moyen de partenariats, les mondes de la recherche, de l’enseignement et des entreprises. Depuis 2010, le programme Europe 2020 poursuit cette politique de la connaissance en cherchant à « lever les obstacles qui empêchent les idées d’accéder au marché[23] ». Le plan d’action, baptisé « Union de l’innovation », accorde la primauté aux innovations directement utiles pour l’économie. Horizon 2020, l’instrument financier de l’Union de l’innovation, intègre conjointement la recherche et l’innovation. Au sein de la ligne d’activité « Garantir un approvisionnement durable en matières premières non énergétiques et non agricoles[24] », 67 projets sont financés. Ils associent des universités et des instituts de recherche publics ou privés, des autorités publiques (ministères, régions, etc.), des entreprises du secteur (exploration et extraction, métallurgie, etc.) et des représentants d’intérêts industriels. Le partenariat public-privé, le financement sur projets évalués en fonction d’indicateurs quantifiés, ou encore l’incitation à la production d’innovations économiquement utiles sont autant de logiques au coeur de la gouvernementalité managériale à l’oeuvre dans la politique européenne de la connaissance (Bruno, 2011).

Institué en 2013, le Partenariat européen d’innovation (EIP) sur les matières premières s’inscrit pleinement dans cette logique[25]. Il a pour double objectif de faciliter l’accès aux financements européens pour la recherche et l’innovation et d’« assurer que les idées novatrices donnent lieu à des produits et des services qui créent de la croissance et des emplois », grâce à la « force combinée des efforts publics et privés pour l’innovation et la recherche et le développement[26] ». L’EIP a promu la mise en place d’un « réseau de recherche, d’éducation et d’instituts de formation sur les matières premières durables [qui] pourrait être créé en tant que KIC [Knowledge and Innovation Community] et intègre aussi la communauté des affaires [business community][27] ». Cette communauté du savoir et de l’innovation, créée en 2014, est active depuis dans l’organisation de rencontres, de formations et dans le soutien à des projets d’innovation.

Pour assurer un approvisionnement durable en matières premières provenant de l’UE, il convient d’approfondir les connaissances relatives aux gisements minéraux existant dans l’UE[28].

La première utilité directe de la politique de la connaissance européenne est de répertorier et, ainsi, de produire la ressource naturelle. En effet, le « devenir ressource » dépend d’interactions entre « l’hétérogénéité biophysique » qui constitue notre monde matériel, par lequel se forment les minerais, et les institutions sociales qui permettent de déterminer la localisation de matières premières, d’en estimer la valeur économique, les modalités d’exploitation, etc. (Bakker et Bridge, 2006). Les ressources sont donc naturelles mais aussi irréductiblement sociales, en fonction de la valeur qui leur est associée et du travail humain qui permet d’en faire des ressources utilisables.

La politique de la connaissance minière s’est d’abord matérialisée dans la production, par un groupe de travail de la Commission européenne, d’une liste de matières premières critiques (CRM). Cette liste, publiée une première fois en 2011 et régulièrement actualisée, est établie à partir de critères de risque de pénurie et d’utilité économique. Elle s’apparente à un instrument d’action publique informationnel qui joue un rôle cognitif de découpage et de catégorisation du réel, mais aussi un rôle normatif (Halpern et al., 2014, p. 38), dans la mesure où il priorise des matières premières dont le besoin est considéré comme plus critique. Si les modalités concrètes de production de la liste des CRM restent à étudier, il est certain que la liste oriente à son tour la production scientifique – et, probablement, les projections industrielles et financières – en matière d’« approvisionnement durable ». Des rapports d’expertise de plusieurs centaines de pages publiés par la DG GROW détaillent pour chaque minéral les informations existantes sur la structure de l’offre et de la demande ainsi que sur sa « criticité[29] ». Autour de ces productions entrent en jeu de multiples experts, groupes de travail, méthodologies, projets financés dans le cadre d’Horizon 2020, dispositifs et plateformes informatiques pour favoriser l’accès des entreprises aux données sur le potentiel géologique des sous-sols européens.

C’est pour coordonner ces différentes initiatives qu’a été créé l’EIP sur les matières premières, en 2013 (cf. supra). Le partenariat a notamment donné lieu à la création de la Base de données de l’Union européenne sur les matières premières qui centralise des informations sur les gisements européens, collectées « à partir de différentes sources d’une manière harmonisée et standardisée[30] ». La plateforme concrétise ainsi la ligne d’action annoncée par la Commission européenne en 2008 d’une « mise en réseau des instituts nationaux d’études géologiques afin de faciliter l’échange d’informations et d’améliorer l’interopérabilité des données[31] ». L’injonction à l’harmonisation et à la standardisation des données, à un niveau européen, national et local, évoque à nouveau l’analyse par Isabelle Bruno de la politique de la connaissance européenne (Bruno, 2008, p. 252). À l’échelle régionale aussi, les autorités s’efforcent de produire des données standardisées et accessibles aux entreprises. Les auteurs de la Stratégie minière 2020 appellent ainsi à « justifier le potentiel minier d’Andalousie » à partir de trois variables objectives : des « indices minéraux », établis à partir de l’occurrence de minéraux sur un territoire donné ; la potentialité de « formations géologiques affleurantes », par exemple grâce à l’identification de métallotectes[32] ; et la présence effective d’exploitations actives ou de permis miniers. De la sorte, l’expertise géologique et la gestion administrative se combinent pour créer la « potentialité minière » de la région, un préalable à la marchandisation des sous-sols.

Au-delà de la production d’une connaissance standardisée sur les sous-sols européens, la recherche doit se traduire en des innovations technologiques et des compétences appliquées à l’exploitation de ces gisements. Pour ne citer qu’un exemple, la « Plateforme technologique européenne des ressources minérales durables » a été mise en place en 2014, dans le prolongement du Partenariat européen d’innovation (EIP). Cet espace est pensé comme un forum pour le développement de technologies d’extraction et de traitement des matières premières, mais aussi pour l’identification des ressources sous-terraines et sous-marines. L’enjeu est de concevoir « de nouvelles solutions technologiques exemplaires, rentables, environnementalement saines et sûres » afin d’« attirer l’investissement industriel, porteur de nouveaux emplois et de croissance pour l’économie de l’UE[33] ». De nombreux projets européens élaborent des approches concrètes associées à ces objectifs. Ainsi du projet « Innovative, non-invasive and fully acceptable exploration technologies », dont l’acronyme INFACT exprime l’idée d’un renversement de perspective. À partir de trois régions de référence, dont une est l’Andalousie, ce projet sur « le futur de l’exploration minérale en UE » développe des méthodes pour rendre l’exploration minière plus acceptable, au moyen d’innovations technologiques (télédétection de gisements par drones multisenseurs) et sociales (« dialogue », réforme de l’administration).

Le soutien public à l’innovation est ainsi un moyen de repousser les frontières extractives (en profondeur, au-delà des littoraux) tout en limitant l’impact environnemental et en favorisant l’acceptation de cette industrie par les sociétés concernées. Le projet INFACT en est un exemple : si l’innovation se présente comme un moyen d’opérationnalisation de la « mine durable », elle s’accompagne aussi d’injonctions à rénover l’action publique.

3. Réformer la politique des sous-sols

La production de la ressource naturelle et du territoire exploitable repose aussi sur un travail politique et administratif. La dernière section est consacrée aux efforts visibles dans les documents consultés pour intégrer les données géologiques dans les politiques d’aménagement du territoire et pour adapter le fonctionnement des administrations locales à l’impératif de l’« approvisionnement durable ».

3.1 Repenser l’aménagement du territoire pour lutter contre sa « stérilisation »

Dès 2008, la Commission européenne invite à repenser l’aménagement du territoire en accordant systématiquement une place au potentiel minier des sous-sols. Deux projets de recherche issus du Partenariat européen d’innovation sur les matières premières cristallisent ces enjeux. Il s’agit de MINATURA2020 (2015-2018) puis de SAFEMIN (2018-2022), qui se sont succédé dans l’objectif de définir les « dépôts minéraux d’intérêt public » et d’intégrer cette notion aux politiques d’aménagement du territoire, au même titre que d’autres usages des sols. Ils proposent la définition suivante : « un dépôt minéral est d’intérêt public quand l’information démontre qu’une exploitation durable pourrait apporter un bénéfice économique, social ou autre à l’UE (ou aux États membres ou à une région ou une commune spécifique)[34] ».

Les acronymes de ces projets méritent à eux seuls un détour analytique. MINATURA2020 condense en un sigle la référence aux minéraux, à la conservation de l’environnement mise en place par l’Union européenne à travers le dispositif des zones Natura 2000, et au programme Europe 2020 pour une « croissance intelligente, durable et inclusive ». Les sigles sont un dispositif discursif qui permet de superposer des sens parfois contradictoires : « à la signification de la suite des termes composant le sigle vient alors s’adjoindre la signification que le sigle lui-même […] suggère grâce à la nouvelle unité qu’il forme » (Krieg-Planque, 2012, p. 177). L’acronyme MINATURA2020, pas clairement connecté au titre du projet (« Mineral deposits of public importance »), se présente surtout comme un néologisme qui permet de réconcilier la valeur environnementale et économique des « dépôts minéraux ». Quant à l’acronyme SAFEMIN, qui signifie « Safeguarding mineral deposits of public importance by linking land use planning to national mineral policies », la contraction des deux mots-clés (safeguarding et mineral) évoque l’idée de « mine sûre ».

Ces projets ont pour effet d’agréger un grand nombre d’acteurs autour de la notion de dépôts minéraux d’intérêt public. Tandis que le projet MINATURA2020 s’est soldé par « 32 ateliers organisés au niveau national, impliquant plus de 500 stakeholders[35] », SAFEMIN donne lieu à l’organisation de « rencontres et ateliers réguliers pour échanger sur les bonnes pratiques et discuter d’un cadre politique harmonisé[36] ». On devine ici la consolidation d’une « coalition discursive », qui désigne l’agrégation d’acteurs autour d’un même énoncé de solution (Zittoun, 2013, p. 196) – en l’occurrence, la reconnaissance de la centralité des dépôts minéraux dans l’aménagement du territoire. Le travail argumentatif de cette coalition se donne à voir dans la répétition des injonctions à « préserver » les gisements de minéraux et l’importance de leur exploitation dans la gestion des sols, « à parité » avec d’autres usages, et sans présager de la compatibilité ou non de l’activité extractive avec la préservation de l’environnement.

There should be no automatic exclusion of raw material extraction activities in and around Natura 2000. Instead, extractive activities shall follow the provisions outlined in Article 6 of the Habitats Directive to ensure that these activities do not adversely affect the integrity of Natura 2000 sites[37].

The extraction of such mineral resources may or may not take place in a near future ; however, accessibility to the area holding them should remain unimpeded, or at least, extraction should be considered before any form of sterilising development can go ahead[38].

Relevons l’utilisation à plusieurs reprises du verbe stériliser[39] à propos des « usages concurrents du sol », pour désigner des programmes de développement qui renoncent à l’extraction. Le sous-sol est rendu stérile si l’on n’exploite pas ses richesses ; implicitement, c’est l’extraction minière qui rend le sous-sol fertile. Cette fertilisation contre-intuitive repose, de manière décisive, sur la « modernisation » de l’administration minière.

3.2 « Moderniser » l’administration minière

Il n’est pas inhabituel dans l’UE que des périodes de huit à dix années ne s’écoulent entre la découverte de gisements et leur exploitation réelle. L’expérience montre qu’il est nécessaire de rationaliser les conditions administratives et d’accélérer le processus d’autorisation des activités de prospection et d’extraction[40].

It is not uncommon that the assessment related to extractive activities exceeds 10 years[41].

Le principal problème, signalé de manière récurrente, est le délai d’instruction des permis. La lenteur de la procédure représente « un coût pour le développeur du projet[42] » qui affecte dès lors l’attractivité des territoires miniers. Ce constat soutient alors les injonctions plus générales à réformer l’administration, dès lors qu’« avoir une administration publique efficiente et effective est vu comme crucial pour parvenir à la croissance économique » (Van de Walle et al., 2016, p. 6).

Dans son rapport intitulé Recommendations on the framework conditions for the extraction of non-energy raw materials in the European Union[43], le Partenariat européen d’innovation sur les matières premières considère que les pouvoirs publics doivent réformer quatre piliers : la politique des minéraux et le cadre légal, les systèmes d’information (sur les dépôts miniers, les données économiques et techniques, etc.), la planification de l’occupation des sols, les procédures d’instruction de permis miniers. Les auteurs invitent les administrations à publier des données géologiques et cartographiques standardisées qui permettent aux acteurs économiques de disposer des informations nécessaires à la décision d’investir : dépôts miniers, mais aussi distances des zones urbaines, industrielles ou fortement peuplées, réseaux routiers, ferrés ou fluviaux à proximité des gisements, etc. Le Partenariat d’innovation européenne sur les matières premières cite en exemple les Statistiques minières espagnoles publiées par le ministère de la Transition écologique.

Dans les rapports sur les « bonnes pratiques » des politiques minérales européennes, les auteurs proposent des indicateurs pour quantifier et comparer les performances des administrations nationales. Ainsi du diagramme reproduit ci-dessous, parmi trente autres similaires, concernant la planification de l’usage des sols. Tout en reconnaissant la fragilité d’indicateurs qui doivent encore être améliorés, les auteurs utilisent ces premières évaluations pour mettre en évidence un « état désiré du monde » caractérisé par des procédures transparentes d’instruction des permis qui favorisent l’exploration et l’extraction. Ces exercices de quantification évoquent les pratiques de benchmarking concernant d’autres objets d’intervention publique (l’université, l’hôpital ou encore la police) ainsi que les analyses qu’elles alimentent en termes de bureaucratisation néolibérale et de gouvernementalité managériale (Bruno et Didier, 2013 ; Hibou, 2012).

Figure 3

La planification de l’usage des sols au crible du benchmarking minier

La planification de l’usage des sols au crible du benchmarking minier
Source : Commission européenne, 2014, p. 22

-> See the list of figures

Deux ans après la publication de ces rapports, le projet MIN-GUIDE, « Minerals Policy Guidance for Europe », entre en fonctionnement dans le cadre d’Horizon 2020. Le projet a pour objectif d’orienter les politiques minières européennes, au moyen d’un « systematic profiling and policy benchmarking of relevant policy and legislation in Europe », puis en réunissant un maximum de stakeholders du secteur lors de « policy laboratories » et de conférences annuelles[44]. De tels projets favorisent l’émergence de coalitions autour de la nécessité de réformer l’administration minière, encourageant l’appropriation locale des injonctions à la « rationalisation » administrative.

Le troisième axe de la Stratégie minière 2020 d’Andalousie s’intitule justement « Modernisation de l’administration minière[45] ». Cette modernisation repose sur des réformes normatives, dans un premier temps par l’adoption d’un décret de soutien à l’industrie minière dont la rédaction a commencé à l’automne 2018[46]. L’effort de réforme rejoint le niveau de l’État espagnol, à travers la participation des autorités andalouses à un groupe de travail national visant à réformer la réglementation minière nationale. Il s’agit de clarifier et de standardiser les différentes procédures minières pour « améliorer la sécurité juridique des différents projets[47] ». Pour ce faire, la « modernisation » repose sur la numérisation de la gestion des demandes de permis miniers, le recrutement de personnel technique, l’intégration de toutes les autorisations nécessaires à une activité minière en une seule procédure. Le Service des mines de la Région d’Andalousie a par ailleurs mis en place le Portail andalou minier, un site internet pour diffuser les données géologiques sur le « potentiel minier andalou » ainsi que des statistiques sur le secteur, afin de « faciliter l’accès à la connaissance du secteur minier andalou, […] pour l’administration publique autant que pour les professionnels et entreprises privées liés à cette activité » (p. 65). L’administration minière ainsi « modernisée » sera alors en mesure de valoriser le potentiel minier et son exploitation, face aux autres usages des sols :

Sera introduite l’obligation de tenir compte des instruments légaux existants […] pour assurer la connaissance des potentialités minières futures dans les développements urbanistiques ultérieurs, en valorisant de la sorte tous les usages possibles des sols andalous[48].

Alors que les facteurs associés à la lenteur des délais d’instruction des permis sont les « préoccupations environnementales, l’effet Not In My Backyard (NIMBY), la présence d’espèces protégées et/ou l’inquiétude pour l’habitat, la santé et la sécurité[49] », une dernière injonction d’action publique concerne la nécessité de « développer la conscience des besoins de la société en matières premières[50] ». L’une des lignes d’action de la Stratégie minière 2020 est ainsi « l’amélioration de l’image et de la perception sociale de l’industrie minière ». Il est prévu d’organiser des campagnes et des rencontres au cours desquelles les pouvoirs publics et les entreprises pourront informer « la citoyenneté » sur « les implications sociales [de l’industrie minière] et la création de richesse et d’emplois dans les zones où elle se développe ainsi que l’importance de ces matières premières pour le développement économique et social de la société en général ». Ce travail de sensibilisation rejoint la préoccupation exprimée par des ingénieurs du Service des mines de la Région d’Andalousie, alors que je les questionne sur l’intérêt des procédures permettant d’informer les populations locales sur les projets miniers :

Tu investis du temps, de la patience et tout, mais les fois où j’ai pris le temps de bien leur expliquer le projet, [les habitants] m’ont dit : « finalement, je ne vais pas déposer de réclamation » ; mais le problème aussi c’est que les écologistes exercent une pression très forte et, malgré tout ça, tu reçois une réclamation en bonne et due forme [un reclamo estandarizado][51].

Face à la perméabilité supposée des habitants à la critique écologiste, les pouvoirs publics envisagent de prendre le problème à la racine en « [collaborant] avec les autorités compétentes en matière d’éducation pour que le contenu des manuels de primaire intègre une meilleure image de l’industrie minière comme activité nécessaire à l’obtention de matières premières[52] ».

Conclusion

Cet article apporte un premier éclairage sur la production d’un impératif de relance minière par les discours institutionnels. Il donne à voir la construction simultanée du problème des besoins en matières premières et de la solution, à travers un énoncé qui se cristallise dans la formule « approvisionnement durable ». Ce resserrement de la créativité verbale favorise la présentation de la relance minière comme un impératif d’ordre économique mais aussi social et environnemental. On retrouve ici les stratégies discursives analysées dans le cas du technocentrisme comme solution face à la crise écologique (Bailey et Wilson, 2009) ; elles s’inscrivent dans le cadre de pensée d’un « capitalisme vert » qui vise à rendre profitable la lutte contre le changement climatique, tout en ayant pour fin ultime la croissance et l’accumulation du capital (Prudham, 2009). La stabilisation de l’énoncé de la relance minière favorise le rassemblement d’acteurs publics et privés autour de deux objectifs d’action publique. D’une part, l’énoncé de la relance minière prend appui sur des discours à tonalité scientifique (les projections économiques) qui promeuvent en retour une politique de la connaissance favorable à l’exploitation des sous-sols. Du développement de technologies pour l’« exploration durable » à l’ouverture et à la standardisation des données géologiques, la recherche et l’innovation sont mises au service de la relance minière. D’autre part, le ciblage des États membres comme responsables de la sous-exploitation des matières premières européennes conduit à l’impératif de repenser la politique des sous-sols : l’aménagement du territoire et les procédures administratives d’instruction des permis miniers devront désormais incorporer l’impératif minier à la mise en ordre des territoires.

Au-delà du fait qu’il éclaire la tendance émergente et encore peu étudiée à la réouverture de mines métalliques en Europe, cet article contribue à plusieurs égards à la littérature sur la gouvernance minière. Il souligne d’abord l’importance des discours institutionnels. Le travail de persuasion qui préside à leur production joue un rôle crucial dès lors qu’il est question d’un domaine d’action publique et de projets économiques exposés à la contestation (Bebbington et Bury, 2014). Dans ces contextes controversés, l’analyse de la fabrique d’énoncés consensuels apporte un éclairage à la consolidation des « arrangements politiques » (political settlement) entre élites politiques et économiques au fondement de la gouvernance minière (Bebbington et al., 2018). Ensuite, l’article contribue à mieux comprendre l’articulation des échelles de la gouvernance minière. Il montre notamment l’importance des dynamiques d’appropriation des incitations venues « d’en haut », à travers la traduction de l’impératif de relance minière dans le contexte andalou durablement marqué par la crise économique. De la sorte, les autorités régionales en viennent à donner suite, par exemple, à l’injonction européenne de « moderniser » l’administration des sous-sols[53]. Enfin, l’article apporte un éclairage original sur deux domaines de gouvernance minière rarement étudiés pour eux-mêmes, malgré le rôle central qu’ils jouent pour les investisseurs : le soutien à l’innovation, d’une part, et les procédures d’attribution des permis miniers, d’autre part. Les travaux sur la gouvernance minière se penchent le plus souvent sur les procédures mises en place pour compenser les asymétries de pouvoir structurellement au coeur de l’extraction minière – consultation des populations locales, redistribution de la rente extractive, contrôle de l’impact environnemental des projets miniers (ibid., p. 15). Par ces deux domaines d’intervention plus techniques que sont la science et la procédure administrative, les pouvoirs publics contribuent directement à rendre possible l’exploitation des sous-sols d’une nation.