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Ce numéro de la Revue Gouvernance tire ses origines d’un colloque qui s’est tenu à l’Université du Québec en Outaouais en juin 2018. Lors de ce colloque, intitulé « Forest-Dependent Communities and Governance »[3], plusieurs spécialistes des questions forestières étaient conviés afin de réfléchir au rôle que jouent les communautés dépendantes de la forêt contemporaines dans la gouvernance des forêts publiques de plusieurs provinces canadiennes et à l’extérieur du pays. Prenant comme point d’ancrage les transformations observées depuis quelques années sur la gouvernance des forêts, et ce à plusieurs échelles, les réflexions communes ont soulevé certaines questions dont les deux principales étaient les suivantes : de quelle(s) manière(s) les transformations associées à la gouvernance des forêts s’articulent-elles ? En quoi ces transformations suscitent-elles une certaine redéfinition de la relation forêt-communauté ? Les textes regroupés dans le présent numéro ont été présentés en première version dans le cadre de ce colloque et jettent chacun un éclairage nouveau sur les articulations que prennent ces transformations.
Avant de présenter chacun des quatre textes et de préciser leur contribution aux questions de départ, nous souhaitons apporter quelques précisions conceptuelles sur les notions de « communauté dépendante de la forêt » et de « gouvernance ». D’emblée, soulignons que le croisement de ces deux notions amène à revoir notre façon d’envisager le rapport entre les communautés et la forêt et même, à interroger la pertinence de la notion de « communautés dépendantes ». Le rapprochement avec la gouvernance, qui s’opère dans les divers textes réunis ici, permet ainsi d’entrevoir de nouvelles façons d’aborder les communautés situées à proximité des forêts et leur devenir.
De manière générale, la notion de « communauté dépendante de la forêt » renvoie à l’idée que les trajectoires de développement de certaines collectivités sont liées à l’exploitation de la forêt. Hayter (2000) définit d’ailleurs ce type de collectivités mono-industrielles comme étant des « communautés dont l’économie est dominée par l’extraction et la transformation (non-agricole) de ressources naturelles renouvelables ou non-renouvelables » (p. 291). Au Canada et ailleurs dans le monde, la démographie et l’économie ont été intrinsèquement liées à l’extraction et à l’emploi dans le secteur industriel forestier ; la demande de main-d’oeuvre forestière a entraîné des mouvements de population dans des communautés rurales, parfois très éloignées des centres urbains. Par conséquent, les communautés dépendantes de la forêt font plus souvent qu’autrement référence aux communautés où se trouvent les usines de transformation du bois qui emploient une part importante de la main-d’oeuvre locale.
Cette relation étroite entre l’emploi dans le secteur forestier et le développement des communautés renferme la prémisse selon laquelle le bien-être des communautés serait dépendant de la stabilité de l’emploi dans le secteur forestier. Aux États-Unis, ce paradigme de stabilité avait d’ailleurs été codifié dans le Sustainable-Yield Management Act de 1944 (Beckley et al., 2002). Les politiques publiques développées à la suite de cette législation avaient donc comme principal objectif de stimuler l’emploi dans les secteurs de la récolte et de la transformation du bois. Cependant, plusieurs recherches sur le bien-être des communautés (Kaufman et Kaufman, 1946 ; Kusel, 1996 ; Kusel et Fortmann, 1991 ; Stedman et al., 2004) ou encore, sur les communautés émergentes ou boomtowns (Freudenburg, 1981, 1984 ; Freudenburg et al., 1982), ont démontré les failles associées à ce paradigme. Au lieu de procurer du bien-être aux communautés, l’industrie forestière semblait au contraire les fragiliser davantage en raison de la vulnérabilité de l’industrie face aux fluctuations des marchés globaux. Au Canada, les travaux de Lucas et Tepperman (1971) et de Himelfarb (1982) ont aussi remis en cause le paradigme de stabilité des communautés par l’emploi dans le secteur forestier et ont souligné que les changements des écosystèmes forestiers pouvaient également accentuer cette fragilité. Bouthillier et al. (2000) ajoutent que la dépendance envers la forêt équivaut à un « état de fragilité où des individus sont soumis à l’évolution des marchés et aux répercussions des avancées technologiques nécessaires pour conserver les parts de marché » (p. 249). À l’international, les travaux de Jack Westoby (1987), pilier de la foresterie sociale et ancien directeur du département de foresterie de la FAO, ont aussi grandement contribué à mettre en exergue les impacts néfastes de la foresterie industrielle sur les communautés locales à travers le monde.
Le paradigme du développement durable, qui s’est étendu globalement à partir des années 1990, a marqué un tournant conceptuel dans la recherche sur les communautés dépendantes de la forêt. En mettant l’accent sur la « durabilité » des communautés et sur la compréhension des aspects économiques, environnementaux et sociaux liés à la gestion et à la gouvernance des forêts, ce nouveau paradigme a entraîné une certaine transformation de la relation forêt-société, ce qui a mené à un élargissement de l’idée de dépendance envers la forêt. Selon Beckley (1998), les communautés sont dépendantes de la forêt qui les entoure non seulement pour sa valeur économique, mais également pour un ensemble de valeurs sociales, environnementales, spirituelles et culturelles qui sont « imbriquées » entre elles. De façon similaire, Wyatt (2008) avance qu’une vision exclusivement économique de la dépendance constitue une perspective étroite qui exclut les communautés des Premières Nations, lesquelles entretiennent des valeurs et des normes particulières envers la forêt. Bien plus qu’une simple transformation conceptuelle, cette remise en cause de la relation forêt-société s’inscrit dans une optique relationnelle et une vision territoriale qui impliquent une certaine responsabilisation des communautés face à leur devenir.
Sur le plan empirique, les études longitudinales et les travaux visant à comparer entre elles les communautés canadiennes dépendantes de la forêt (Beckley et Burkosky, 1999 ; Beckley et al., 2008 ; Den Otter et Beckley, 2002 ; Parkins et Beckley, 2001 ; Stedman et al., 2004) ont traditionnellement utilisé l’emploi dans le secteur de la récolte et de la transformation du bois (données du recensement de Statistique Canada) comme indicateur de dépendance envers la forêt. Évidemment, la fermeture d’une usine dans une « communauté dépendante » peut faire en sorte que, d’un recensement à un autre, cette communauté ne soit plus considérée comme dépendante en raison des emplois forestiers perdus. Par exemple, par suite de la crise forestière des années 2000, plusieurs usines ont fermé leurs portes et plusieurs communautés ont ainsi perdu leur statut de « communautés dépendantes ». Dans son récent rapport annuel sur l’état des forêts 2019 (Ressources naturelles Canada, 2020), le Service canadien des forêts (SCF) utilise encore l’emploi dans le secteur forestier comme un indicateur de dépendance envers la forêt. Cependant, au lieu d’aborder les collectivités forestières canadiennes sous l’angle unique de la dépendance envers le secteur forestier (à l’aide des données d’emploi de Statistique Canada), ce rapport aborde la question de l’« importance des forêts » pour les 11 millions de personnes qui habitent « à l’intérieur ou à proximité d’une zone forestière » (ibid., p. 42). Cette inclusion de la notion de proximité dans un document pouvant servir de référence à l’élaboration de politiques publiques traduit les impacts qu’une vision davantage territorialisée de la notion de dépendance peut avoir sur la gouvernance des forêts.
Nous proposons donc de pousser plus loin cette redéfinition du rapport des communautés à la forêt pour lui donner un sens plus politique. La notion de « communauté dépendante » peut en effet être envisagée en fonction de la capacité ou non de participer aux décisions concernant la forêt publique, qui peuvent grandement influencer le développement et l’avenir de la communauté. Howlett et Rayner (2001) font référence au « business-government nexus » pour décrire le modèle centralisé de prise de décision longtemps privilégié par les régimes forestiers des provinces canadiennes. Dans un tel contexte, la dépendance à la forêt serait en bonne partie subie par les communautés faute d’espaces pour participer aux importants choix sur l’aménagement de la forêt.
S’interroger sur la « gouvernance forestière » comme le fait ce présent numéro, c’est réintroduire la dimension politique dans l’analyse des communautés. En d’autres termes, cela équivaut à entrevoir les communautés comme des acteurs politiques capables de faire des choix et d’entreprendre des actions face à ces choix. Cette perspective politique n’exclut évidemment pas que le pouvoir et la capacité d’action des communautés soient limitées, ce qui impliquerait une certaine « dépendance » envers des choix et décisions externes à la communauté. Néanmoins, elle incite à entrevoir cette dépendance comme étant bien relative. Qui plus est, elle remet en question la pertinence de l’étiquette de « communauté dépendante de la forêt », qui nous semble peu propice pour penser politiquement les communautés contemporaines qui entretiennent des rapports pluriels avec la forêt située à proximité et les autres acteurs qui quadrillent le territoire occupé par cette forêt.
Les textes de ce numéro se rejoignent dans leur volonté d’adopter un point de vue politique sur ces communautés pas toujours si dépendantes de la forêt, en abordant toutefois la question par des entrées différentes. La première consiste à examiner la question selon une perspective internationale en s’intéressant au système de certification du Forest Stewardship Council (FSC) sous l’angle des petits exploitants forestiers. Instauré comme un outil devant permettre d’assurer une gestion durable des forêts et de réduire les disparités pour les communautés locales à travers le monde, le système de certification du FSC présente plusieurs défis pour les petits exploitants forestiers. Janette Bulkan met en lumière ces défis, qui sont différents selon les types de petits exploitants et le fait que ces communautés proviennent du Nord ou du Sud. Elle propose ainsi des pistes de réflexion, notamment sur le rôle que peut jouer l’État afin de réduire la vulnérabilité des petits exploitants qui intègrent le système FSC face aux aléas du marché et d’assurer la pérennité des ressources forestières.
Le deuxième texte adopte plutôt une perspective régionale en discutant des impacts associés à la mise en place d’instances régionales qui favorisent une meilleure participation publique des populations locales à la gouvernance des forêts. Guy Chiasson, Anne Mévellec, Luc Bouthillier et Jacques Boucher s’appuient ici sur les travaux s’intéressant au rescaling et au néo-régionalisme pour tenter de comprendre en quoi la création d’institutions régionales de gouvernance au Québec et au Nouveau-Brunswick contribue ou non à l’émergence d’une gouvernance territoriale de la forêt. En décrivant les observations inhérentes à l’apparition de nouveaux échelons de gouvernance régionale, les auteurs abordent les défis liés à l’insertion de ces nouvelles instances dans une gouvernance forestière traditionnellement verticale et sectorielle.
À l’opposé de la contribution de Chiasson et coll., qui porte sur l’instauration d’instances régionales découlant d’initiatives « par le haut » ou top down, le troisième texte adopte une entrée davantage « par le bas » ou bottom up en discutant de foresterie communautaire. Effectivement, Jean-François Bissonnette, Denis Blouin, Luc Bouthillier et Sara Teitelbaum abordent les trajectoires de foresterie communautaire de deux cas distincts, soit ceux de la MRC des Laurentides et de la MRC de Maria-Chapdelaine. Cet article interroge donc certains mécanismes d’arrangements institutionnels, soit les ententes formelles conclues dans un cadre gouvernemental et les ententes informelles convenues entre acteurs locaux, censés assurer la mise en oeuvre de projets forestiers en adéquation avec les intérêts des acteurs territoriaux locaux.
Enfin, le regard porté par Denis Blouin, Jean-François Bissonnette et Luc Bouthillier sur le parcours des Mi’gmaq de Gespeg aborde les transformations qui peuvent mener à une gouvernance territoriale autochtone de la forêt. Constituant une communauté autochtone sans territoire attribué, les Mi’gmaq de Gespeg manifestent une volonté de réappropriation du territoire et de ses ressources qui peut s’incarner par des ententes de cogestion forestière en terre publique avec le gouvernement du Québec. Dans ce texte, les auteurs mettent en exergue les conditions susceptibles d’appuyer l’émergence d’une gouvernance territoriale ancestrale alignée sur les valeurs et les visées partagées par la communauté.
Appendices
Notes
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[1]
Guy Chiasson est professeur de sciences politiques à l’Université du Québec en Outaouais. Ses recherches portent sur la politique et la gouvernance locale.
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[2]
Annie Montpetit est doctorante en sciences sociales appliquées à l’Université du Québec en Outaouais. Sa thèse porte sur la capacité d’adaptation aux changements climatiques des collectivités forestières.
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[3]
Ce colloque a reçu l’appui du programme Connexion du Conseil de recherche en sciences humaines du Canada, que nous voulons remercier pour son appui.
Bibliographie
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