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Introduction

Cet article traite de l’empêchement des leaders des quartiers[2] de la ville de Duque de Caxias (DdC) dans l’État de Rio de Janeiro (900 000 habitants), dans la région déshéritée de la Baxaida Fluminense dont les eaux s’écoulent dans le bassin versant de la baie de Guanabara.

Le secteur de l’eau n’est pas déserté par les leaders locaux de DdC, dont le militantisme est ancien et structuré. Cependant, ceux-ci n’accèdent pas aux espaces décisionnels et leur présence dans les arènes participatives est faible ou non pérenne. Les ressources de leur leadership local (légitimité, représentativité, capacité de mobilisation…) ne sont pas converties en capacité d’influencer les politiques publiques. À DdC, les dispositifs participatifs ne sont pas une « fenêtre d’opportunité pour la contestation » (Boisseuil, 2018) des leaders locaux.

D’une part, comment expliquer que ces arènes, pourtant justifiées par la volonté d’intégrer les populations invisibles dans le policy process, sont à la fois peu intégratives (Abers et coll., 2008) et en marge du processus de décision? Les réformes institutionnelles se voulaient pourtant inclusives : la loi fédérale de 1997 crée des agences de bassins versants, un plan étatique de gestion de l’eau et leurs comités participatifs (CERHI); celle de 2007, les plans municipaux de gestion de l’eau et d’assainissement (Planos Municipais de Saneamento Basico, PMSB) concertés en comités participatifs municipaux.

D’autre part, comment expliquer que, pour d’autres acteurs, la participation est oligarchique (Dahl, 1971) avec un accès direct aux espaces décisionnels, et n’est qu’occupation « ambiguë » (Abers, Keck, 2013) des sièges dans les arènes participatives? Cette étude révèle en effet un policy process dans la « retenue » (Massardier, 2013) : au niveau de l’État fédéré et par l’axe institutionnel traditionnel qui imbrique l’entreprise publique de l’eau de l’État – CEDAE[3] –, les Secrétariats de l’environnement (intégrant les ressources hydriques) et des travaux publics, et les services du gouverneur. Ces coalitions technico-politiques (CTP) sont « propriétaires »[4] du problème de l’eau depuis plusieurs décennies. À l’inverse, les leaders locaux n’ont prise ni sur le problème, ni sur la fabrique des politiques.

L’hypothèse soutenue est que la réponse à ces deux questions nécessite de reconstruire « les liens entre la participation et les dynamiques de pouvoir dans la gouvernance » (Garcia et Örjan, 2019). Les différentes pratiques participatives au policy process dépendraient de trois variables explicatives : les coalitions de politiques publiques et leurs causes, la gouvernance multi-niveaux, et les capacités politiques des protagonistes.

Le premier temps de l’article présente l’intérêt heuristique du modèle qui articule ces trois approches. Le second temps présente les caractéristiques de la gestion de l’eau à DdC : la dépendance à « la production de l’eau » (système hydroélectrique Guandu), mais en même temps la défaillance des infrastructures, ainsi qu’une gouvernance multi-niveaux fragmentée et sans coordination qui exclut les leaders locaux des espaces décisionnels. Les troisième et quatrième temps analysent le clivage entre deux coalitions. La coalition technico-politique (CTP) cumule les capacités politiques (accès aux espaces décisionnels, technicités, opérationnalités) et monopolise l’accès aux ressources de l’État fédéré. À l’inverse, la coalition militante-hygiéniste-environnementaliste (CMHE) et ses leaders locaux détiennent des capacités politiques de représentation et de mobilisation sociales, mais sont dépourvus des capacités d’accès aux espaces décisionnels. Enfin, un cinquième temps décrit l’invisibilité des leaders locaux dans les arènes participatives.

1. Participation au policy process, coalitions, gouvernance multi-niveaux et capacités politiques

La démarche théorique proposée est heuristique car elle réinsère les pratiques participatives dans les séquences du policy process. Il s’agit d’adopter « la posture scientifique du désenclavement de l’analyse des arènes participatives en les réinsérant dans les rapports de pouvoir du policy making » (Massardier et coll., 2012) d’une part, et celle qui consiste à réintégrer la participation directe dans les rouages polyarchiques du policy process (Dahl, 1971), d’autre part. Elle permet également d’interroger le rapport de causalité entre l’existence d’arènes participatives et celle d’une gouvernance collaborative et pluraliste (sur l’eau, voir Fracalanza, et coll., 2009; Jacobi et coll., 2009, p. 75; ou plus généralement voir Avritzer, 2010).

Les leaders locaux sont intégrés dans des coalitions définies comme des regroupements d’acteurs divers « concernés » (Brunet, 2008) par, et spécialistes de, leur politique, sur laquelle ils partagent une vision du monde (policy core). Les interrelations dans et entre coalitions en expliquent à la fois la fabrique et le contenu (Sabatier, 1991; Ingold, 2011). Le changement de la politique dépend soit de la fin de la domination d’une coalition, soit d’apprentissages entre coalitions, soit d’un choc externe aux coalitions (crise, évènement extrême…). Au moment de la réalisation de l’enquête à DdC, entre 2014 et 2017[5], trois coalitions ont émergé : deux coalitions technico-politiques (CTP) concurrentes, et une coalition militante-hygiéniste-environnementale (CMHE) dans laquelle sont intégrés les leaders locaux. Les intermédiaires (brokers) et les apprentissages entre elles sont fragiles et rares. Les CTP, concentrées au niveau de l’État fédéré, perpétuent leur monopole sur la définition et la mise en oeuvre de la politique de la « production de l’eau » (cf. le point 2). La CMHE reste éloignée des espaces décisionnels et défend la cause du droit à l’eau et sa qualité. D’une part, il résulte de cette coupure que les leaders locaux de DdC sont cantonnés dans un répertoire d’action propre à la CMHE (manifestations, réunions de quartier ou entre leaders locaux) et que les espaces participatifs ne sont pas collaboratifs puisque clivés par ces coalitions quasiment imperméables. Le « militantisme institutionnel » (Politix, 2005; Massardier et coll., 2012) ne se développe pas dans cette « dynamique de gouvernance ». D’autre part, les CTP sont dans « l’incapacité d’adaptation aux questions sociétales » (Elgin et Weible, 2013) comme celle des droits à l’eau. Enfin, DdC est restée dépendante des décisions des CTP essentiellement basées sur l’advocacy en faveur des infrastructures de « la production de l’eau ». Les politiques changent peu malgré la succession des lois susmentionnées et l’intégration marginale de préoccupations environnementales dans l’advocacy des CTP (sous l’impulsion des débats sur l’état écologique de la baie de Guanabara à l’approche des Jeux olympiques[6] et d’un programme de dépollution de la baie – PSAM – financé par la Banque Interaméricaine de Développement; cf. partie 4).

La participation des leaders locaux est imbriquée dans la gouvernance multi-niveaux verticale (Hoogue et Marks, 2003; Garcia et coll., 2019) et sectorielle (Garcia et Örjan, 2019). Chaque niveau d’action et ses organisations produit ses effets autonomes sur le policy process, et leurs liens reposent sur des complémentarités institutionnellement organisées (subsidiarité, répartition de compétences, des financements…) ainsi que sur des relations informelles entre acteurs. Cette approche complète celle des coalitions : ces dernières ont des points d’appui spécifiques dans les institutions des différents niveaux (Weibust et Meadowcroft, 2014). Malgré les lois qui tentent de territorialiser la gestion de l’eau, les coalitions dominantes technico-politiques restent fortement ancrées au niveau de l’État fédéré. Les échelles de gestion de l’eau s’articulent difficilement (Abers, Keck, 2013; Garcia et coll., 2019 ; Garcia et Örjan, 2019). C’est le cas notamment des rapports entre les bassins versants et les municipalités (Garcia et coll., 2019). Cette fragmentation sans collaboration profite, dans l’État de Rio de Janeiro, aux organisations de l’État fédéré (CEDAE et secrétariats d’État compétents) qui gardent le monopole sur la politique de l’eau : d’une part, car elles cumulent les ressources techniques (corps des ingénieurs, notamment civils) et financières (fonds étatiques consolidés par les financements internationaux); d’autre part, car elles sont également maîtrisées par la coalition dominante (CTP). De plus, la ville de DdC ne pouvait accéder ni aux fonds de l’État fédéré ni au programme PSAM (cf. parties 4 et 5) faute d’avoir élaboré son PMBS[7]. DdC reste orpheline de cette gouvernance et ses leaders locaux demeurent isolés des espaces décisionnels.

Enfin, la troisième variable est celle des capacités d’agir en politique publique (Parsons, 2004; Wu, Ramesh et Howlett, 2015; Elgin et Weible, 2013). On analyse ici quatre d’entre elles : capacités d’accès aux autorités, capacités analytiques – informations techniques-, capacité opérationnelle, et coopération entre acteurs. Dans le cas de DdC, la répartition de ces capacités est fortement asymétrique entre les coalitions. La CTP monopolise les trois premières. Par contre, elle est fort défaillante en matière de coordination entre les acteurs et les institutions des différents niveaux. La CMHE et ses leaders locaux sont fortement dotés en ressources politiques locales (légitimité représentative, capacité de mobilisation). À l’inverse, ils sont peu investis et quasiment invisibles dans les arènes participatives. La CMHE est déficitaire en capacités analytiques (même si les fondations hygiénistes et environnementales sont dotées de capacités analytiques), et dépourvue de capacités d’accès aux espaces décisionnels et opérationnels.

2. Défaillances des politiques, dépendance au système hydroélectrique, gouvernance multi-niveaux fragmentée

Cette partie se donne deux objectifs : contextualiser la recherche en décrivant les caractéristiques de la gestion de l’eau à DdC et de sa gouvernance multi-niveaux; et montrer que la Ville est, depuis de nombreuses décennies, en situation de dépendance par rapport à l’advocacy de la « production de l’eau ».

La première caractéristique est la dépendance de DdC au système hydroélectrique Guandu et au policy core de « la production de l’eau ». Après une période de dissémination de petites infrastructures de captage et stockage de l’eau[8], s’ouvre celle des investissements dans les grandes infrastructures, à partir du milieu des années 1950, avec une révérence jamais démentie depuis lors à l’hydroélectrique (quatre tranches successives de construction du système Guandu à partir de 1956)[9]. Parallèlement, se structure un puissant corps professionnel d’ingénieurs civils qui innerve l’entreprise publique d’État, les entreprises privées et la bureaucratie de l’État fédéré (Barraqué et coll., 2008; Sousa et Rosario Costa, 2016; Britto et Quinslr, 2018). La dépendance à la puissante infrastructure du « système Guandu » et à la politique de la « production de l’eau » (advocacy de la quantité) s’est perpétuée en 2014 avec la mise en route de la quatrième tranche (dite Guandu II). Cette advocacy est puissante dans la CEDAE elle-même et irrigue les espaces décisionnels de l’État fédéré. Par exemple, les deux derniers présidents de la CEDAE (Victer et Briard) sont des ingénieurs civils et anciens directeurs du service de « la production de l’eau » de la CEDAE et sont particulièrement liés aux gouverneurs (voir la partie 3). En outre, le directeur de ce service pour la période 2016-2017, ingénieur civil, a réalisé la majeure partie de sa carrière dans la gestion opérationnelle du système Guandu, dont il a été le directeur général.

La seconde caractéristique de DdC est sa ségrégation. Une étude de l’Institut Trata Brasil la classe au 98e rang des 100 plus grandes villes brésiliennes en matière de services urbains de l’eau[10]. Les politiques y échouent : les travaux entamés ne sont pas achevés ou en état de fonctionnement[11] et les instruments à disposition de la municipalité ne sont pas mis en oeuvre comme cela a été le cas du PMBS, entre 2007 et 2017. Les défaillances du réseau public sont donc nombreuses (Quintslr et Britto, 2014). En termes de quantité, une première ségrégation sépare les riches zones sud de la ville de Rio de Janeiro et celles de la Baixada Fluminense, notamment DdC, qui se trouvent en « bout de ligne » (pour reprendre les propos des interviewés) du « système Guandu » (basse pression, adduction altérée). Les adductions en provenance de réservoirs alimentés par des sources secondaires (rivières des montagnes environnantes) sont souvent inutilisables. La population de la ville est chroniquement pénalisée, avec un accès réduit et très souvent intermittent aux services urbains de base. Ce sont 85 % de la population qui accèdent au réseau d’alimentation, mais seulement trois jours par semaine[12] (Britto et Quintslr, 2014 et 2018). Une seconde ségrégation concerne les usages domestique et industriel : l’adduction d’eau via le Guandu alimente prioritairement, par canal réservé, le pôle pétrochimique implanté à Duque de Caxias. Enfin, seulement 41 % des habitants accèdent au réseau d’égouts (Quintslr et Britto, 2014). L’état écologique de la baie de Guanabara, réceptacle des masses d’eaux usées non traitées de la métropole carioca et de la Baixada Fluminense, fait des rivières de DdC des égouts à ciel ouvert. La Banque Interaméricaine de Développement (BID) finance 70 % – 452 millions de dollars – du PSAM (Programa de Saneamento AMbiantal, créé en 2011[13]). Ce programme a été confié à une jeune bureaucratie environnementale en charge de la planification hydrique (INEA, Instituto Estadual do MeoAmbiente, Institut étatique de l’Environnement, créé en 2007).

La troisième caractéristique de DdC est sa déconnection institutionnelle du plan étatique de gestion des eaux et des espaces décisionnels. De manière générale, le polycentrisme peu coordonné définit le système brésilien de l’eau (Garcia et coll., 2019 ; Garcia et Örjan, 2019 ; Abers et Keck, 2013) : la planification est peu synchronisée avec le policy making municipal[14]; les bassins versants et leur comités ont le plus grand mal à orienter les politiques (Abers et coll., 2008)[15]; les municipalités brésiliennes sont mal intégrées dans la gestion des bassins versants (Garcia et coll., 2019); au niveau fédéré, la coordination est mal assurée entre les instances opérationnelles et les instances planificatrices[16].

Ces incohérences sont amplifiées à DdC. La première raison est l’éloignement des municipalités et des leaders locaux des espaces participatifs de l’État fédéré et du comité de bassin. De plus, les leaders locaux de la Baixada Fluminense, et de DdC en particulier, sont absents du Comité hydrique étatique et leur implication dans le comité de bassin de la baie de Guanabara n’est pas pérenne (cf. partie 5). Deuxièmement, la Ville n’a jamais honoré son obligation d’élaborer le plan municipal de gestion de l’eau (PMDS) (Massardier et Quintslr, 2018) malgré le fait que l’attribution des fonds fédéraux et de ceux du PSAM était conditionnelle à son élaboration[17]. Dans les faits, DdC a donc perpétué la délégation de la gestion de ses défaillances à l’ancien système institutionnel et décisionnel, en particulier à la CEDAE. Tout d’abord, parce que la Ville n’a pu se joindre à la réforme qu’aurait dû permettre l’emboîtement des plans étatiques[18] et l’intégration des leaders locaux dans la négociation du contenu du PMBS : de fait, cela s’est plutôt traduit par leur éviction par défaut. Par ailleurs, seule la délégation de service public à la CEDAE en date de 2008[19] assurait la gestion de l’eau de DdC[20]. Or, celle-ci était très peu contraignante puisqu’elle reposait, faute d’élaboration du PMBS, sur l’ancien plan directeur de la Ville dans lequel la référence à l’eau était très générale et secondaire[21]. Enfin, DdC est isolée institutionnellement et « a passé le problème à l’État fédéré »[22].

Ces trois caractéristiques sont amplifiées par le jeu des coalitions qui favorise la CTP dans l’accès au niveau fédéral.

3. La coalition technico-politique (CTP) maîtrise le policy process

Cette troisième partie se donne pour objectif de montrer que la CTP dominante de la période 2007-2017 renforce l’isolement de DdC et que la dépendance de DdC à l’advocacy de la « production de l’eau » est aussi une dépendance à cette CTP[23]. La puissance de cette dernière provient des liens privilégiés qui existent, au niveau de l’État fédéré, entre la CEDAE, les entreprises privées de travaux publics (Marques, 1998)[24], les secrétariats de l’État et le gouverneur[25], et qui lui permettent de monopoliser les ressources et capacités pertinentes pour agir dans le secteur de l’eau (l’accès aux informations techniques et aux financements, l’accès aux espaces décisionnels, et la gestion opérationnelle des infrastructures). Elle reste « propriétaire » (Gusfield, 1989) du problème et des solutions : en vertu de son advocacy fondée sur « la production de l’eau », elle veille sur la gestion de l’eau depuis plusieurs décennies.

Ses trois caractéristiques sont la défense de la cause de « la production de l’eau », sa technicité et l’interchangeabilité collusive entre techniciens du secteur de l’eau et/ou de la CEDAE et les gouverneurs (Cabral puis Pezao)[26]. L’épisode de la décision d’étendre le Guandu en 2014 (novo sistema produtor de água tratada, denominado ComplexoGuandu 2) a été l’occasion pour la CTP de prouver une nouvelle fois sa forte dépendance à la « production de l’eau ». Ce policy core est un modèle de développement : l’extension a fait l’objet d’un fort lobbying de la part de la Fédération des industriels de l’État de Rio de Janeiro - FIRJAN (séminaires, lettre ouverte de son président au Gouverneur, conférence de presse[27]). Cette coalition repose sur l’ingénierie civile et ses lieux d’information, de formation et d’entre-soi (notamment l’Association nationale d’ingénieurs civils – ABES – et le Syndicat des techniciens de la CEDAE - SINTSAMA), qui sont de véritables forums de politique publique. Par exemple, la question de l’usage des nappes phréatiques, tant réclamé par la FIRJAN, et portée par son porte-parole à l’environnement (par ailleurs membre du comité hydrique de l’État et du Comité de bassin Guandu), a été discutée par l’Association des eaux souterraines (ABAS, ingénieurs hydrologues). Les liens structurants de la CTP reposent sur les relations entre la CEDAE et le gouverneur. Premièrement, parce que ce dernier nomme l’équipe dirigeante de la CEDAE dès son entrée en fonction (présidents et équipe de directeurs administratifs et techniques)[28], et deuxièmement, du fait de l’interchangeabilité des fonctions entre la CEDAE et les fonctions politiques dans l’État. Même si cette interchangeabilité est moindre par rapport à la période 1950-2000 (Marques, 1998 : 157), elle reste structurante : la circulation des techniciens de la CEDAE vers les postes de la haute fonction publique de l’État fédéré (Secrétariat à l’environnement – qui a intégré l’hydrique récemment – et des travaux publics, cabinet du gouverneur) repose sur une cooptation politique des techniciens. Le président de la CEDAE entre 2006 et 2015 (W. Victer, ingénieur civil) a été avant cela ingénieur opérationnel de l’entreprise pour la production électrique du système Guandu, de la Petrobras, puis secrétaire d’État de l’Énergie et du Pétrole de l’État de Rio (après son départ de la CEDAE, il a assumé la fonction de secrétaire d’État à l’Éducation). Il a donc été le serviteur de trois gouverneurs différents sous trois formes différentes. Cette circulation touche aussi les cadres de second rang de la CEDAE à l’exemple d’un ingénieur chimiste, ancien responsable de l’environnement de la CEDAE, qui est devenu vice-président de l’INEA en 2015. Les membres de la CTP peuvent également être cooptés à l’université comme consultants et/ou membres de la haute administration de l’État fédéré. Une professeure de l’Université de l’État et ingénieure civile a, par exemple, été directrice de la gestion de l’eau et des territoires puis de la sécurité hydrique de l’INEA de 2009 à 2015 et secrétaire exécutive du Comité participatif hydrique de l’État (CERHI). À cette interchangeabilité, il faut ajouter la constance comme force de la CTP : le vice-gouverneur des années 2006-2010 est devenu à son tour gouverneur en 2012 en conservant en grande partie la même équipe technico-politique.

La CTP n’intègre aucun leader local et n’entretient que marginalement des relations avec eux. À l’inverse, ces leaders sont des pierres angulaires de la CMHE.

4. La coalition militante-hygiéniste-environnementale (CMHE) et ses leaders locaux marginalisés du policy process

Cette partie a pour objectif de montrer que, malgré l’ancienneté de la mobilisation de leaders locaux face à la gestion de l’eau, les interactions et les apprentissages avec la CTP sont quasiment inexistants, ce qui les éloigne de fait des espaces décisionnels.

La CMHE regroupe des acteurs plus disparates que la CTP : leaders locaux des quartiers de la ville de DdC, techniciens des fondations hygiénistes (historiquement impliquées dans la question de l’eau) et universitaires. Elle trouve ses racines dans un leadership local construit en liens étroits entre l’Église catholique et la gauche partisane (PCdoB puis PT) depuis les années 1960. Encore aujourd’hui, nombre de réunions se déroulent dans les églises du diocèse. Les conflits locaux autour de la gestion de l’eau sont historiquement structurants à la fois de la trajectoire, du leadership et du discours des militants de la première heure de la CMHE[29]. Solange Bergami[30], par exemple, est mobilisée depuis les années 1970 par les conflits autour de l’adduction dans son quartier. Elle tire sa légitimité de sa multi-positionnalité militante : elle est présidente de l’association de son quartier, elle a été directrice d’une fédération des associations de quartiers de DdC pendant de nombreuses années (MUB, Movimento União de Bairros), directrice de la communication du CONAM (association nationale d’habitants de quartiers), membre des comités participatifs municipaux depuis de nombreuses années, et syndicaliste chevronnée (enseignement du second degré). Depuis les années 1990, la coalition s’est enrichie de deux nouvelles vagues de militantisme, hygiéniste et environnementale, et de profils différents. Marco Abulquerque, lui aussi multi-positionné, en est un bon exemple : directeur d’une association adossée aux réseaux catholiques, il est aussi un référent dans les réunions informelles de la coalition à DdC pour l’organisation des mobilisations sociales[31] organisées, notamment, par le Movimento pro Saneamento (MPS[32]) dont M. Abulquerque est un des piliers. Le MPS est récent (créé au milieu des années 2000) et spécialisé dans la question de la qualité de l’eau (hygiène, santé). Il constitue un carrefour entre plusieurs répertoires d’action collective, allant de la mobilisation de rue à l’appel aux médias, sur la base d’expertises de fondations hygiénistes (FIOCRUZ) et de l’éducation populaire (FASE, Federação de Órgãos para Assistência Social e Educacional). Il est allié au Forum des victimes de l’industrie pétrolière et pétrochimique (FAPP), avec lequel il organise des actions communes de sensibilisation aux enjeux de santé publique liés au pôle pétrochimique de DdC (« Toxic tour »). S. Raulino, un des créateurs et leaders du MPS, est aussi un acteur central de la CMHE. Il est doté de capacités techniques : docteur en biologie, il publie des articles dans des livres et revues universitaires, collabore avec la Fondation FIOCRUZ et organise des débats et expositions au musée Science et Vie de DdC sur les questions environnementales. Il est par ailleurs syndicaliste (enseignement secondaire). Les interactions entre leaders locaux eux-mêmes sont intenses, ce qui assure la cohésion entre les différentes mouvances historiques de la CMHE.

La qualité de l’eau et du service et l’assainissement ainsi que le droit à l’eau (accès…) forment le deep core de la CMHE. La mouvance historique est soudée par une advocacy oscillant entre droit à l’eau (revendications d’infrastructures locales) et hygiénisme lié aux vulnérabilités en matière de santé publique (qualité de l’eau). Cependant, elle ne néglige pas la problématique de la quantité (amélioration de l’approvisionnement). Par contre, le système Guandu est vu davantage comme la source des problèmes que comme la réponse à ceux-ci[33].

Les liens de la CMHE avec les CTP sont très ténus. Comme déjà évoqué (cf. partie 2), du fait du rendez-vous manqué, faute d’élaboration d’un PMBS, entre DdC et ses leaders locaux d’un côté et l’Institut de l’Environnement (INEA) et le Programa de Saneamento Municipal (PSAM) de l’autre, les leaders locaux ont été privés de la concertation qui accompagnait le PSAM[34]. L’enjeu de l’état écologique de la Baie de Guanabara a tout de même donné lieu à de fragiles interactions entre leaders locaux et la mouvance environnementaliste de la CTP à partir des années 2010 (cf. partie 5). Par ailleurs, des fonctionnaires de la CEDAE viennent très occasionnellement épauler « amicalement » les commissions locales de quartiers créées à l’occasion de graves dysfonctionnements des infrastructures dans les quartiers[35].

Ce clivage entre coalitions mène à deux conclusions : primo, leurs interactions et apprentissages sont marginaux et la CTP demeure propriétaire du problème de l’eau; secundo, les leaders locaux de DdC ne peuvent transformer leurs ressources en capacité d’agir en politique publique faute d’accès aux espaces décisionnels.

5. Invisibilité des leaders locaux dans les arènes participatives et du militantisme institutionnel

Cette cinquième partie a deux objectifs : montrer que les leaders locaux sont peu impliqués dans les arènes participatives et que, si certains membres de la CMHE sont dotés en analytical (informations) ou political capacity (légitimité et représentativité dans leur quartiers, mobilisation sociale d’un réseau de militants locaux), ces capacités n’assurent pourtant pas un activisme pérenne dans les arènes participatives[36].

De manière générale, les villes de la Baxaida Fluminense, et en particulier de DdC, sont invisibles dans les arènes participatives puisque ce sont des communes rurales de l’État qui y siègent[37]. Par ailleurs, la composition de ces comités et de leur direction montre une surreprésentation des « grands » usagers de l’eau et de leurs techniciens. Le tiers des sièges légalement réservés à la « société civile » est en fait occupé par des techniciens de la CTP (ingénieurs civils ou techniciens de l’eau) qui représentent les associations et écoles d’ingénieurs (ABES…) et les associations professionnelles d’ingénieurs des universités. Ainsi, les membres de la CTP cadenassent le système participatif, en tant que producteurs (CEDAE), utilisateurs (la CEDAE encore, mais aussi les producteurs d’hydroélectricité), administrateurs du secteur (INEA, Secrétariat à l’environnement), ou producteurs de données sur le secteur (Universités ou Écoles techniques…). Cette composition est à l’image du Comité des ressources hydriques de l’État de Rio Janeiro (CERHI) en 2016 : au-delà des représentants des institutions publiques du secteur (CEDAE, INEA, SEA, municipalités rurales…), quatre des huit représentants de la société civile sont issus d’institutions techniciennes et d’associations d’ingénieurs, cinq membres sont ingénieurs, un est juriste de l’environnement, quatre membres proviennent d’une ancienne association environnementaliste (ADEPEMA) et un autre représente une association de défense des personnes handicapées. Aucun des membres n’est issu des associations d’habitants, et encore moins des villes de la Baixada Fluminense[38]. Pour ce qui est du comité de bassin de la Baia Guanabara Oeste, la municipalité de DdC ne disposait d’aucun siège en 2017. Sur 14 membres de la « société civile », seules trois associations d’habitants représentant les quartiers aisés de la ville de Rio de Janeiro y émargent. Un seul leader de DdC, J.M. da Silva, en est membre et vice-directeur depuis 2013, au nom de l’association environnementaliste qu’il a créée et qu’il préside (ECOCIDAE-APEDEMA). Son engagement environnemental remonte à son rôle de leader lors d’une mobilisation organisée dans son quartier déshérité de DdC dans les années 1990 pour dénoncer une pollution industrielle. Il est aussi issu des mobilisations sociales des années 1982-85 autour de l’eau. Son leadership repose toutefois sur des ressources atypiques dans la CMHE : il est doté de capacités techniques (docteur en géographie et chercheur); en 2008, il a été un éphémère secrétaire à l’Environnement de DdC durant les neuf derniers mois du mandat du maire Washington Reis, étiqueté à droite et en décalage avec la CMHE (marquée à gauche); il occupe une position de broker en participant à des forums de politique publique (organisés par la fondation FIOCRUZ) où il dialogue avec des fonctionnaires de l’INEA/PSAM[39]; il a également tenté dès 2016 de construire des espaces de dialogue avec la municipalité de DdC pour soutenir la cause de l’élaboration d’un PMBS à DdC[40].

J.M. da Silva fait cependant figure d’exception à DdC tant les leaders locaux outsiders dans les arènes participatives et dotés en « capacités analytiques » sont rares et inconstants. S. Raulino, par exemple, a connu une période d’engagement enthousiaste en intégrant le comité du sous-bassin versant Ouest de la Baie de Guanabara, pour abandonner rapidement « cette expérience frustrante » dans un « organe stratosphérique, loin des préoccupations de la base », qui élabore des plans de bassins « qui ne se concrétisent pas dans la pratique dans la plupart des cas », et « sans moyens institutionnels » pour assurer son fonctionnement quotidien. Selon lui, le pouvoir revient alors aux organisations dotées de ressources techniques et matérielles (FIRJAN, sociétés des eaux de la ville de Niteroi…)[41].

Malgré l’existence d’instances participatives, les leaders locaux ne parviennent pas à peser sur les politiques. S’ils y sont présents, même faiblement, ces instances ne sont pas une ressource dans la fabrique de leur leadership et n’ont pas structuré de « militantisme institutionnel ». « La contestation ou la défense de positions minoritaires sont-elles forcément solubles dans la participation? », demandait la revue Politix (2005 : 4). La réponse est négative pour ce cas d’étude. Les dispositifs participatifs produisent de la frustration (exit option, turn over, objection et confrontation) qui ne laisse comme seule option que la continuité du répertoire d’action collective contestataire (manifestations locales, campagnes de presse, tracts, réunions publiques[42]) (Newig, 2018: 277), en parallèle des instances participatives. Une professeure de l’Université privée de DdC (Unigranrio) a organisé des réunions informelles des leaders locaux et d’habitants de quartiers[43] dans l’objectif d’encourager le partage du peu d’informations dont ils disposaient ou de préparer des manifestations et des réunions publiques dans les quartiers. Ces réunions s’inscrivaient dans le cadre des prémices de l’élaboration du PMBS de DdC en 2016 et sur lequel les membres de la CMHE disaient ne disposer d’aucune information. De leur observation se dégagent deux cas de figure : soit l’absence de représentants de la municipalité ou des institutions gestionnaires de l’eau; soit des confrontations verbales violentes[44] et le renvoi mutuel de la responsabilité de l’impossible dialogue. Les leaders locaux reprochaient l’inaccessibilité aux techniciens de la ville et leur rétention d’information[45].

Conclusion

Le modèle d’analyse cherche à réinsérer les pratiques participatives des leaders locaux dans les variables explicatives du policy process (coalitions, gouvernance multi-niveaux, capacité d’agir en politique publique). Les différents types de participation en sont des variables dépendantes. En l’occurrence, les membres de la CTP déploient des pratiques de participation directe à la décision publique du fait des liens qu’ils entretiennent (interchangeabilité dans les postes de responsabilité) et de leur capacité d’accès aux informations techniques et aux espaces décisionnels qu’ils maîtrisent au niveau fédéré. Un policy process qui s’apparente ici à l’oligarchie de Dahl. Les arènes participatives leur sont d’un intérêt secondaire puisqu’ils trouvent dans leur coalition l’ensemble des ressources nécessaires pour perpétuer les politiques qu’ils soutiennent. Leur présence n’y est aussi qu’occupation « ambiguë » de sièges où ils assurent la représentation fonctionnelle de leur bureaucratie, défendent leur rôle de « facilitateurs » de la mise en oeuvre des politiques, et leur position de « seuls responsables devant le public au sens large » (Abers, Keck, 2013, p. 197). À l’inverse, les leaders locaux développent un répertoire d’action contestataire, à défaut d’accéder aux arènes participatives ou d’y demeurer actifs, et à défaut d’accéder aux informations pertinentes du secteur et de pouvoir déployer un « militantisme institutionnel ». En dépit de lois qui encouragent la participation, les leaders locaux de DdC en sont empêchés et ne peuvent mettre sous « stress » la CTP (Newig et Garcia, 2018). Faute de canaux d’apprentissage entre les coalitions, les changements du policy core des advocacies et de politique publique ne s’opèrent pas malgré les dénonciations permanente de ses failures par les leaders locaux. Entre 2007 et 2017, DdC est restée dans la dépendance à la « production de l’eau » et dans l’incapacité de s’emparer des instruments pourtant mis à disposition des municipalités et des comités municipaux, comme le PMSB.

L’approche choisie, qui consiste à réinsérer les pratiques des leaders locaux dans les séquences du policy process, permet d’expliquer leur paradoxe. D’un côté, ils sont représentatifs, actifs et centraux dans leur coalition. Leur répertoire d’action collective contestataire leur donne une forte capacité de mobilisation locale. D’un autre côté, cependant, ils n’arrivent pas à accéder aux espaces décisionnels et sont invisibles dans les arènes participatives. Ils sont dans l’impossibilité de convertir leur leadership local en participation à la fabrique des politiques locales. À DdC, malgré les innovations législatives en matière de participation, il n’existe aucune gouvernance collaborative comme « manières de gouverner […] qui déterminent les politiques publiques par voie de négociation, d’échange, et de participation » (Weale, 2011, p. 58).