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Le rapport de Montréal au roman québécois est plus complexe qu’on le croit souvent. Une schématisation rapide laisse parfois penser que Bonheur d’occasion marque la naissance du roman montréalais. Pourtant, Montréal est fort présente dès le XIXe siècle (il y a même deux Mystères de Montréal, ceux d’Hector Berthelot et d’Auguste Fortier), et même un roman de la terre emblématique comme La terre paternelle repose sur une tension entre la campagne et Montréal. Évidemment, la présence physique de la métropole ne suffit pas. Pendant longtemps, Montréal est surtout un décor et ne se manifeste comme figure essentielle que peu à peu. À l’idée du pays se substitue, dans les années 1970, celle d’un paysage. Un paysage fortement urbain qui fonde souvent le rapport ontologique des personnages au monde. Ce n’est pas le « À nous deux maintenant ! » de Rastignac adressé à Paris, mais parfois nous n’en sommes pas loin. Aujourd’hui, un vent de renouveau pousse à croire à un retour des régions dans la littérature québécoise. Montréal disparaît-elle pour autant ?

Le premier mérite de l’ouvrage de Pierre-Mathieu Le Bel, Montréal et la métropolisation. Une géographie romanesque, est d’offrir un large portrait de la ville dans le roman au cours des premières années du XXIe siècle – l’imposant corpus (une soixantaine de titres) a été publié entre 2002 et 2006. Une radiographie contemporaine, relevant en fait d’une cartographie. « L’omniprésence cartographique » (p. 50) soulignée par l’auteur donne un indice du point de vue qui est le sien : il aborde le corpus en tant que géographe.

Un littéraire pourrait trouver que les textes sont abordés un peu en surface, rapidement, mais affirmer cette position serait injuste dans la mesure où l’auteur énonce clairement sa perspective et son cadre méthodologique : « ce travail se veut avant tout un effort de géographe. Il cherche le dialogue avec un groupe d’oeuvres, soit, mais il lui impose également une thématique » (p. 12). Il précise plus loin : « Je tiens trop à la partie géographique de mon titre, le mot “ métropolisation ”, pour donner aux romans toute leur liberté. Ma démarche ne considère pas le roman en soi et pour soi ; […] [les] textes sont parfois très mauvais, parfois excellents, mais […] sont évalués en fonction de leur appartenance à ce corpus. » (p. 14) Corpus montréalais donc, mais, précisément, il rend compte d’une métropolisation de la ville : ce concept tient compte d’une ville centre bien sûr, mais en déborde pour embrasser des îlots urbains parfois éloignés. La ville est désenclavée de son assise locale : « La métropolisation, plutôt que d’être la manière de transformer une ville donnée en ville primatiale, s’incarne plutôt par la dynamique qui distribue les attributs de la métropole sur des territoires différents, multiples, fragmentés. » (p. 21) Cette manière de penser Montréal a des effets sur la façon d’envisager le corpus, notamment dans les rapports parfois tendus ou conflictuels qui se nouent entre ville, banlieue ou campagne.

Après un chapitre de présentation méthodologique et théorique, le livre offre trois grandes sections : la ville « infinie », « éclatée » et « connectée ». Titres précis et ouverts à la fois, efficaces, qui expriment bien ce que propose l’auteur sur le Montréal contemporain.

« La ville infinie » rappelle que les limites territoriales d’une ville relèvent moins d’un rapport de gestion urbaine que d’un imaginaire. Les quartiers débordent toujours de leurs limites et le centre, par définition, a toujours des frontières floues. Toute personne ayant déjà habité le Plateau-Mont-Royal a pu se faire dire « donc, tu habites au centre-ville » – ou a pensé y habiter ! La ville infinie signifie aussi qu’elle attire ce qui lui est étranger – l’aspire parfois – et que le lieu est indissociable du temps. Cette partie repose de manière habile sur une réflexion associée à la mémoire, à partir de Ricoeur, Nora et Méchoulan notamment. Pour la résumer succinctement, elle rappelle que la ville exprime un certain désordre par la multiplicité des signes qui s’y déploient, des traces qu’elle produit et des strates sémantiques qui s’y superposent. Néanmoins, elle impose, à travers ces traces et ces signes, des repères, des témoignages, sinon des cicatrices qui font sens. Pour l’individu qui vit la ville au quotidien, la réalité de celle-ci se situe à la fois dans l’espace horizontal de sa structure physique (toujours en transformation) et dans l’espace vertical de son histoire (qui s’intensifie et se densifie). Cette réalité a un impact certain sur l’imaginaire urbain.

L’importance de la mémoire s’impose différemment dans la partie subséquente, « La ville éclatée », qui s’arrête sur plusieurs romans marqués explicitement ou implicitement par le genre policier. Si le propos sur celui-ci est parfois convenu, la manière dont l’auteur aborde le corpus est d’autant plus intéressante que la plupart des textes qu’il commente ont été peu abordés par la critique et la recherche universitaire. La forme fragmentée et labyrinthique de la ville, son « morcellement[,] est exacerbée par la mobilité particulière du détective, car les romans policiers mettent en scène des héros dont on nous cache la mobilité » (p. 101). La reconstitution des événements que nécessite le travail de l’enquêteur associe le temps à l’espace urbain dans lequel il flâne, à la recherche d’indices. À ce propos, Pierre-Mathieu Le Bel s’appuie avec doigté sur le travail de Walter Benjamin.

Enfin, « La ville connectée » rappelle le travail des réseaux et de la virtualité aujourd’hui. L’auteur utilise moins, dans ce cadre, la cybernétique que les hypothèses de Bruno Latour sur l’acteur-réseau. Là encore, entre le global et le local, il souligne que « la connectivité est déplacement, transport, changement, elle est à la fois spatiale et temporelle » (p. 152). Le dernier chapitre permet de revenir, plus concrètement, sur divers lieux occupés par le roman montréalais et d’en relever d’autres qui semblent disparaître de l’imaginaire collectif.

Abordant un corpus large composé d’ouvrages dans certains cas peu connus, appuyé sur des concepts solides – métropolisation, liens entre espace (les lieux urbains) et temps (l’espace mémoriel) –, Montréal et la métropolisation offre une bonne introduction à l’imaginaire montréalais contemporain et montre à quel point la ville est toujours centrale dans l’univers romanesque actuel.