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Dans son ouvrage Un Québec invisible, le professeur au Département de sociologie de l’UQAM Frédéric Parent propose ce qu’on peut appeler une radioscopie fine d’un milieu rural, celui de Lancaster, nom fictif désignant un village de la Rive-Sud, dans la région de Québec. Reposant sur une enquête de terrain menée en 2007 et 2008, cette étude tombe à point. Il est en effet nécessaire de mieux comprendre cette ruralité qui est en pleine transformation et qui, souvent, est dépeinte sous le signe d’une certaine arriération, ce dont témoignerait le vote des électeurs de la grande région de Québec pour des formations de droite, le Crédit social jadis, l’Action démocratique du Québec hier et la Coalition avenir Québec aujourd’hui (sans oublier les conservateurs fédéraux). Avant d’éclairer ce mystère, Frédéric Parent affirme qu’il est nécessaire d’effectuer un long détour pour examiner comment, à partir de certaines données géographiques, historiques et populationnelles, le village s’est formé et ainsi comprendre la nature des enjeux d’aujourd’hui. En d’autres termes, cette enquête ethnographique repose sur l’idée, semblable à celle de Fernand Dumont dans Genèse de la société québécoise, que les origines éclairent le présent politique. Selon Parent, « il existe des conditions sociales d’existence qui favorisent le développement d’idées politiques particulières » (p. 4).
Grâce à une série d’entretiens (31) avec des personnes occupant diverses positions, l’auteur montre comment le développement particulier du village s’est réalisé autour de ce qu’il appelle des « familles souches », et dont l’importance continuerait, bien que moins fortement que dans le passé, de se faire sentir et de créer ces guerres de clochers décrites en conclusion. Parent articule son analyse autour des morphologies définies par Maurice Halbwachs (religieuse, économique et politique). C’est ainsi que chaque chapitre épouse un élément morphologique en particulier, avec pour but de mettre à jour la configuration des espaces sociaux de la « nouvelle ruralité ».
L’impression générale qui reste après la lecture, c’est qu’un ensemble de tensions traversent et animent ce « Québec tranquille », qui l’est en apparence seulement, ce Québec invisible étant en fait travaillé de tensions de différentes natures. D’abord, à l’intérieur de ce qu’il appelle la « civilisation paroissiale » (chapitre 3), on retrouve deux grandes dichotomies. D’une part, un espace paroissial en tension avec un espace régional qui supplante le premier en raison de la baisse de la pratique et du manque de prêtres ; d’autre part, une divergence entre la façon dont les femmes et les hommes vivent cette transformation. Les premières ont gardé le caractère communautaire du catholicisme alors que les seconds peinent à accepter un dieu abstrait (p. 102). Des tensions existent ensuite dans l’espace économique, par exemple, en ce qui concerne l’agriculture, entre les producteurs laitiers et les producteurs de porcs davantage rompus aux techniques de gestion moderne. Ce chapitre (4) consacré à l’économie permet notamment de comprendre que l’antisyndicalisme ne découle pas d’une position idéologique hostile par principe aux syndicats. Il s’agit plutôt d’une sorte de produit dérivé du milieu où un « vaste réseau de parenté et d’alliance opaque » (p. 192) continue de perdurer et d’exercer ses effets. La proximité entre le patron et les employés annihile le sentiment syndical. Ce réseau de parentèle se retrouve enfin à l’oeuvre dans l’espace politique, où le maire se doit d’agir comme un conciliateur (chapitre 5). Une tension importante se manifeste alors entre le maire et les conseillers municipaux d’un côté et le directeur général de la ville de l’autre. On craint tout particulièrement les directeurs généraux trop entreprenants ou trop consciencieux avec le code municipal régissant les municipalités, et qui viendraient bouleverser la façon de faire habituelle. Cette crainte d’être dépossédé expliquerait, selon Parent, qui revisite ici les travaux de Gabriel Gagnon, le succès du Crédit social, qui aurait misé à son époque sur cette peur de la « dépersonnalisation ».
L’ouvrage parvient-il à dissiper les mystères de la grande région de Québec qui vote pour la droite ? Je pense que ce serait forcer l’interprétation que de penser avoir percé une fois pour toutes la clé du mystère. D’abord, il est vrai que les conditions sociales influencent les idées politiques, mais on peut penser que des milieux semblables peuvent également avoir un rapport différent au politique en raison de plusieurs facteurs, allant de l’organisation des partis politiques dans une région donnée aux traditions intellectuelles qui, dans un milieu fort similaire, produisent des résultats politiques différents, ou encore à la proximité avec le « centre » politique que constitue l’État québécois, ce qui mènerait à cette crainte de la dépersonnalisation évoquée par l’auteur en fonction de l’influence plus ou moins directe de l’État. En fait, il faudrait, comme le reconnaît l’auteur dans le premier chapitre où il expose sa méthodologie, effectuer d’autres études ethnographiques et comparatives de la même trempe pour en savoir plus sur le particularisme du village qu’il étudie (p. 21). Il n’empêche que cet ouvrage constitue un bel ajout à la compréhension des processus de transformation qui frappent les milieux ruraux ou régionaux. Il dissipe quelques lieux communs sur le retard des régions, comme celui sur l’antisyndicalisme évoqué plus haut. Un livre à lire donc, pour tous ceux qui veulent comprendre cette mentalité néorurale qui mérite de ne pas être jugée strictement à l’aune de la condescendance, voire du mépris souvent à peine voilé. En posant un regard évitant à la fois la complaisance et l’antipathie au sujet des milieux ruraux, l’ouvrage permet de ne pas rester prisonnier de l’opposition entre tradition et modernité.